08/03/2025
Le Christ et Prométhée (George William Russel)
George William Russel dit Æ, Les aurores boréales, Le Héros en l'Homme, 1, pp. 123/127, aux éditions Arfuyen
Il nous arrive parfois d'éprouver soudain une impression de révérence étrange envers des personnes et des choses qu'en des heures moins contemplatives nous tenons pour quantité négligeable.
En de tels instants, s'il nous prend fantaisie de placer côte à côte la tête du Christ et celle d'un paria, il émane de chacune un rayonnement égal, qui ombrage la face la plus sombre et dessine une ombre autour de la tête de lumière. Nous comprenons alors que la raison de leurs présences ici-bas répond à un seul et unique dessein, et pouvons rendre aussi volontiers hommage à celui qui a connu la déchéance qu'à celui qui est devenu un maître de vie. Je sais qu'en vertu d'un ordre immémorial la couronne de laurier n'est donnée qu'au vainqueur, mais dans ces instants dont je parle, une intuition profonde modifie le décret et ceint également les deux de la même auréole.
Nous éprouvons une si profonde pitié pour ceux qui sont déchus qu'il doit nécessairement y avoir une juste raison à cela, car ces sentiments plus élevés sont sages en soi et ne surviennent pas par hasard. Ce sont des lumières du Père. Il y a une justice dans la pitié et le pardon suprêmes, même lorsque nous avons l’impression d'être le plus profondément lésés, sinon pourquoi l'éveil du ressentiment ou de la haine entraîne-t-il un remords aussi rapide ?
Nous ne cessons de nous auto-condamner, et la pensée noire, qui nourrissait en nous un désir de vengeance, lorsqu'elle est subitement frappée par la lumière, se retire et se réfugie à l'intérieur d'elle-même en une terrible pénitence. Je me suis demandé pourquoi les plus vils sont à l'abri de notre condamnation lorsque nous sommes assis sur le véritable siège du jugement, celui du cœur, et il m'a semblé que ce qui leur sert de bouclier protecteur est l'intuition que nous avons d'une noblesse cachée en eux sous une façade ignoble. Nous sentons que leurs ténèbres actuelles résultent d'un travail héroïque trop lourd entrepris il y a longtemps par l'esprit humain, que c'est la consécration d'un dessein passé qui joue avec un si tendre éclairage sur leurs vies ruinées. Et c'est d'autant plus pathétique que cette noblesse est absolument ignorée de ceux qui sont tombés en chemin, et que la cause héroïque de tant de douleur a été oubliée dans la prison de la vie.
Bien que je conçoive le service que nous ont rendu les grands idéaux éthiques formulés par les hommes, je pense que l'idée de justice conçue intellectuellement tend à engendrer une certaine dureté de cœur. Il est vrai que les hommes ont commis le mal – d'où leur souffrance ; mais derrière tout cela il y a quelque chose d’infiniment apaisant, une lumière qui ne blesse pas, qui ne dit rien d'agressif, même si c'est le plus sombre des esprits qui se tourne vers elle dans sa détresse, car le plus sombre des esprits humains a toujours autour de lui cette gloire première qui rayonne depuis un être plus profond à l'intérieur de lui. Racontons l'histoire de cet être en la nommant « la légende du Héros en l'Homme ».
Parmi les nombreux immortels dont la mythologie antique a peuplé les sphères spirituelles de l'humanité se trouvent des figures qui font naître envers elle plus qu'envers d'autres une tendresse profonde. Ni Aphrodite surgissant auréolée de beauté de l'écume féerique des mers primordiales, ni Apollon avec ses chants les plus doux, ses rires et sa jeunesse, ni le détenteur du foudre ne sauraient prétendre à la révérence accordée au Titan solitaire enchaînée sur la montagne ou à cette figure courbée sous le joug du pesant fardeau des péchés du monde ; car les divinités les plus brillantes n'eurent aucune part au labeur de l'homme, aucun lien aussi intime avec les causes de sa propre existence emplie de tant de luttes.
Les figures les plus rayonnantes prophétisent son destin, mais le Titan et le Christ lui révèlent son état le plus actuel ; leurs gigantesques peines accompagnent les siennes, et en les contemplant, il éveille ce qu'il y a de plus noble dans sa propre nature ; ou, autrement dit, en comprenant leur héroïsme divin il se comprend lui-même. Voici selon moi la signification réelle de tout ceci : toute connaissance est une révélation de soi à soi, et notre compréhension la plus profonde d'un divin apparemment séparé de nous est aussi notre exploration la plus profonde de la connaissance de nous-mêmes. Prométhée, le Christ, sont en chaque cœur ; l'histoire de l'un est l'histoire de tous ; le Titan et le Crucifié sont l'humanité.
Si, donc, nous les considérons comme représentant de l'esprit humain et nous extrayons des mythes leur signification, nous découvrirons que toute révérence due à cet amour héroïque, descendu du ciel pour la rédemption d'une nature inférieure, doit être également due à chaque être humain. Christ est incarné dans toute l'humanité. Prométhée est enchaîné à jamais à l'intérieur de nous. Ils sont identiques. Ils sont légion, et il n'a pas été fait mention d'incarnation divine pour un seul, mais pour tous ceux qui, descendant dans le monde inférieur, ont essayé de le transformer en image divine et d'extraire du chaos un royaume pour l'empire de la lumière.
Les anges voyaient au-dessous d'eux, dans le chaos, une multitude insensée d'hommes aveuglés par des passions primaires, toujours en lutte, poussant des cris discordant qui transperçaient le monde de la divine beauté ; et pour que la douleur puisse disparaître, ils se sont faits rebelles au sein de la paix du Maître. Descendant sur terre, les lumières angéliques ont été crucifiées en devenant humaines. Elles ont laissé des mondes si rayonnants, une telle lumière de beauté, pour un gris crépuscule terrestre saturé de larmes, afin qu'à travers la vie élémentaire puisse s'exhaler la musique étoilée et apportée depuis lui.
Si le « Prévoyant » est le vrai nom du Titan, il s'ensuit que, dans la foule qu'il représente, se trouvait une lumière qui avait l'exacte prescience de tous les sombres chemins de son voyage ; prévoyant la lutte difficile avec une nature hostile, mais prévoyant peut-être un gain, une gloire lointaine sur les collines du chagrin, et ce chaos divin transformé par la seule grâce d'un tendre souffle, éclairé par l'âme-Christ de l'univers.
Il y a un pouvoir transformateur dans cette pensée elle-même : nous ne pouvons plus condamner ceux qui ont chu, ceux qui ont abandonné les trônes de leurs anciennes puissances, leur extase et leur beauté d'esprit, lors d'une telle mission. Peut-être ceux qui ont sombré le plus bas ont-ils agi ainsi pour porter un fardeau plus lourd. Et de ces âmes déchues on pourra dire, à l'heure de la résurrection, « Les derniers seront les premiers. »
Ainsi, si l'on place côté à côte la tête du paria avec la tête du Christ, la première possède la même beauté – dans les temps anciens c'est auréolé d'une gloire aussi brillante qu'il quitta le Père pour accomplir son travail rédempteur. Que pouvons-vous dire de ses ténèbres actuelles ? « Il est absolument mort » ? Non, mieux vaut s'abstenir avec tendresse d'un tel jugement, et penser que l'esprit Prévoyant a choisi son propre chemin, douloureux, vers l'excellence ; que ce qui prévoyait la douleur prévoyait aussi au-delà de celle-ci une joie plus grande et une existence plus puissante, quand il ressusciterait dans une nouvelle robe tissée grâce au trésor caché dans les profondeurs de son naufrage, et finirait par briller comme les étoiles du matin, triomphant parmi les fils de Dieu.
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07/03/2025
Qu'est-ce que le byzantinisme ? (Konstantin Léontiev)
Konstantin N. Léontiev, Écrits essentiels, Byzantinisme et Slavisme, Chapitre I – Qu'est-ce que le byzantinisme ?, pp. 87/95, Éditions l'Age d'homme
Qu'est-ce que le byzantinisme ?
Le bizantinisme est, avant tout, une forme particulière de culture, de connaissances qui possèdent leurs traits distinctifs, leurs principes généraux, clairs, tranchés, intelligibles et don dont les conséquences définies se manifestent dans l'histoire.
Le slavisme, pris dans son intégralité, est encore un sphinx, une énigme.
L'idée abstraite du byzantinisme est parfaitement claire et compréhensible. Cette idée générale est composée de quelques idées particulières, religieuses, étatiques, éthiques, philosophiques et artistiques.
Nous ne voyons rien de comparable dans le panslavisme. Si nous nous représentons le panslavisme par la pensée, nous n'en percevons qu'une image amorphe, primitive, inorganisée, quelque chose qui ressemble à la vision de gros nuages éloignés qui, à mesure qu'ils se rapprochent, peuvent former les silhouettes les plus variées.
Si nous évoquons en esprit le byzantinisme, nous voyons, au contraire, le plan rigoureux et clair d'un vaste édifice. Nous savons, par exemple, que le byzantinisme implique l'autocratie pour l’État. En religion, il signifie le christianisme avec des traits précis qui le distinguent des églises occidentales, des hérésies et des schismes. Dans le domaine morale, nous sommes conscients que l'idéal byzantin n'admet pas ce principe très fort, et en beaucoup de cas extrêmement exagéré, de la personnalité humaine terrestre qui fut introduit dans l'histoire par le féodalisme germanique ; nous savons que l'idéal moral byzantin tend à nous faire perdre nos illusions sur tout ce qui est terrestre, bonheur, stabilité de notre propre pureté, sur notre capacité à la perfection morale ici-bas. Nous avons appris que le byzantinisme (comme le christianisme en général) repousse tout espoir d'une quelconque prospérité universelle des peuples ; qu'il est la plus forte antithèse à l'idée de pan-humanité au sens d'égalité universelle, de liberté terrestre illimitée, de perfection et de satisfactions terrestres, universelles.
Le byzantinisme nous offre également des images très claires dans le domaine artistique ou plus généralement esthétique : on peut imaginer sans peine les modes, les coutumes, les vêtements, l'architecture, la décoration, les goûts, teintés de principes byzantins.
La culture byzantine remplaça la gréco-latine et précéda la culture romano-germanique. On peut estimer que l'avènement de Constantin marqua le début du plein triomphe du byzantinisme (Ive siècle de notre ère). L’avènement de Charlemagne (Ixe siècle), son couronnement en tant qu'Empereur, qui fut le fait de la papauté, , peut être compris comme la première tentative de l'Europe romano-germanique de distinguer nettement sa culture de la culture byzantine qui subjuguait jusqu'alors, ne fût-ce que spirituellement, tous les pays occidentaux.
C'est justement après le démembrement de l'empire artificiel de Charlemagne que s'accusent les traits d'une culture européenne distincte, d'une civilisation mondiale, nouvelle en ce temps-là.
C'est alors que commencent à se dessiner plus clairement les frontières futures des États occidentaux plus tardifs et les cultures particulières de l'Italie, de la France, de l'Allemagne ; les croisades approchent, l'époque florissante de la chevalerie, du féodalisme germanique qui posa les fondements d'un respect exagéré de la personne (respect de soi-même qui, par le biais de l'envie et de l'imitation, passa à la bourgeoisie tout d'abord, produisit la révolution démocratique et engendra toutes ces phrases actuelles sur les droits illimités de la personne puis, descendant jusqu'aux classes inférieures de la société occidentale, fit de chaque journalier ou de chaque cordonnier un être défiguré par l'humeur nerveuse de sa propre dignité). Peu après, résonnent les premiers son de la poésie romantique. Puis l'architecture gothique se développe, le poème catholique de Dante est créé un peu plus tard... Le pouvoir papal désormais grandit.
Ainsi l'avènement de Charlemagne (IXe siècle) est approximativement la ligne de partage qui permit à l'Occident de déterminer sa civilisation et sa forme étatique.
La civilisation byzantine, à partir de ce siècle-là, voit échapper à sa sphère d'influence tous les grands pays les plus peuplés d'Occident, mais, en revanche, trouve son génie au nord-est, chez les Slaves du sud puis ensuite en Russie.
Les XVe, XVIe, XVIIe, siècles sont les moments du plein épanouissement de la civilisation occidentale et le temps du déclin complet de l'organisation étatique byzantine, sur le terrain même où elle était née et avait grandi.
Ce même XVe siècle qui voit le commencement de l'épanouissement de l'Europe est le siècle du premier renforcement du pouvoir de la Russie, le siècle de l'éviction des Tatares, d'une pénétration, accrue par rapport au passé, de la culture passé, de la culture byzantine, grâce à l'affermissement de l'autocratie, d'une plus haute culture intellectuelle du clergé, de l'implantation de coutumes byzantines à la cour, de modes, de goûts, etc. Byzantins. C'est l'époque des Ivan, le Grand et le Terrible, de la culture de Kazan, de la conquête de la Sibérie, le siècle de la construction de Basile-le-Bienheureux à Moscou, construction étrange, imparfaite, mais extrêmement originale, russe, qui nous indique plus clairement qu’auparavant le style architectural qui nous est propre : des coupoles multiples venant de l'Inde appliquées à des principes byzantins.
Mais, pour de multiples raisons sur lesquelles je n'ai pas l'intention de m'étendre ici, la Russie n'entra pas alors dans une période de complexité florissante et de création harmonieuse et diverse, comparable à la Renaissance européenne qui lui était contemporaine.
Je ne m'expliquerai que brièvement.
Le vestiges du byzantinisme, dispersées par la menace turque à l'ouest et à l'est, se répandirent sur deux terroirs différents. En Occident, tout ce qui lui était particulier prospérait déjà, la culture romano-germanique était florissante, fastueuse, prête ; le nouveau rapprochement avec Byzance et, par son intermédiaire, avec l'Antiquité amena rapidement l'Europe à cette brillante époque que l'on nomme habituellement Renaissance, mais qu'il conviendrait mieux d’appeler épanouissement complexe de l'Occident ; car tous les États et toutes les cultures ont connu une époque comparable à la Renaissance, période de culture profonde et diversifiée, soudée en une unité supérieure spirituelle et étatique de toutes ses composantes.
Les Mèdes et les Perses ont connu une époque de ce genre, après avoir pris contact avec les mondes chaldéens et égyptiens en décomposition, c'est-à-dire à l'époque de Cyrus, Cambyse et, en particulier, de Darius Ier ; les Hellènes pendant et après les premières guerres de Perse et les Romains après les guerres puniques et tout le temps des premiers Césars ; à Byzance aux temps de Théodosie, Justinien et, en général, au moment de la lutte contre les hérésies et les barbares ; et nous, Russes, à partir de Pierre le Grand.
Le byzantinisme, entrant en contact avec la Russie au XVe siècle puis plus tard, trouva un terrain incolore, simple, pauvre, impréparé. C'est pour cela qu'il ne pouvait profondément se modifier chez nous et, au contraire de l'Occident, il nous imprégna de ses traits généraux avec plus de pureté et sans rencontrer d'obstacles.
Il faut chercher notre Renaissance, notre XVe siècle, notre épanouissement plus complexe et organique, notre unité dans la diversité, au XVIIe siècle, au temps de Pierre I et l'esquisse de ses premières lueurs, du temps de son père.
Les influences européennes (polonaises, hollandaises, suédoises, allemandes, françaises) au XVIIe et au XVIIIe siècles jouèrent le même rôle (bien qu'elles agissent beaucoup plus profondément) que celles de Byzance et de l'Antiquité aux XVe et XVIe siècles en Occident.
En Europe occidentale, le vieux byzantinisme, en tombant sur le sol occidental pour une deuxième fois, n'agit pas tant par son côté religieux (car l'Occident possédait sans lui son pôle religieux déjà très développé et très puissant), mais il exerça une influence indirecte surtout par ses aspects artistiques hellènes et ses côtés juridiques romains, par les vestiges antiques classiques qu'il avait conservés et non par ses principes spécifiquement byzantins. Partout en Occident, le pouvoir monarchique se renforce plus ou moins au préjudice du féodalisme germanique naturel ; l'armée tend partout à prendre un caractère étatique (plus romain, dictatoriel, monarchique et non local, aristocratique comme c'était le cas auparavant) ; la pensée et l'art se renouvellent radicalement. L'architecture, s'inspirant des modèles antiques et byzantins, produit de nouvelles combinaisons d'une beauté extraordinaire, etc.
Chez nous, depuis l'époque de Pierre, nous recevons tout cela sous une forme déjà si transformée par l'Europe que la Russie, à l'évidence, perd rapidement sa physionomie byzantine.
Toutefois cela n'est pas totalement exact. Les fondements de notre vie quotidienne étatique aussi bien que domestique, demeurent étroitement liés au byzantinisme. Si le temps et l'espace le permettaient on pourrait démontrer que toute notre création artistique est, dans ses meilleures œuvres, profondément empreinte de byzantinisme. Mais comme ici il est question presque exclusivement de problèmes gouvernementaux, je me permettrai seulement de rappeler que notre Palais à facettes de Moscou , bien qu'il ne soit pas très réussi, est, par son intention, plus original que le Palais d'Hivers ; il serait beaucoup plus beau que lui si, comme au début, il était bigarré, et non pas blanc et sable, comme il l'est maintenant ; car la bigarrure et l'originalité de Moscou, plus byzantine que Pétersbourg, charme davantage tous les étrangers. Cyprien Robert évoque avec délices Moscou, en tant qu'unique ville slave au monde qu'il ait pris plaisir à regarder ; Ch. de Mazade, affirme au contraire, avec colère, que la seule vue de Moscou est un spectacle asiatique, étranger au tableau municipal et féodal de l'Occident, etc. Qui a raison ? Tous deux, je pense, et c'est bien. Je mentionnera encore que notre vaisselle d'argent, nos icônes, nos mosaïques, créations de notre byzantinisme, sont, jusqu'à aujourd'hui, presque notre unique planche de salut pour notre ambition esthétique lors des expositions qu'il nous faudrait fuir, la honte au front, si nous ne possédions ce byzantinisme.
Je dirais en passant que nos meilleurs poètes et romanciers : Pouchkine, Lermontov, Gogol, Koltsov, les deux Comtes Tolstoï (Léon et Alexis) ont payé un riche tribut à ce byzantinisme, à ses deux faces, étatiques et ecclésiastique, sévère ou tendre...
Mais brûlant est le cierge
Du villageois
Devant l'icône
De la mère de Dieu
C'est le même byzantinisme russe que l'exclamation de Pouchkine :
Où la parole du Tsar russe est-elle sans force ?
Où faut-il à nouveau débattre avec l'Europe ?
Ou est-ce trop peu pour nous ?
La famille ? Mais qu'est la famille sans religion ? Qu'est la famille russe sans christianisme ? Qu'est-ce enfin que le christianisme en Russie sans fondements byzantins et sans formes byzantines ?
Je me retiens et n'en dirai pas plus ici, ni sur la création esthétique des Russes, ni sur notre vie familiale.
Je parlerai un peu plus en détail de notre organisation étatique, de notre discipline étatique.
J'ai déjà dit que, sous le règne de Pierre, nous avions accueilli beaucoup d'éléments civilisateurs qui avaient été à ce point transformés par l'Europe que l’État russe avait, semble-t-il, perdu non seulement son aspect byzantin, mais aussi les côtés les plus essentiels de son esprit.
Toutefois, ai-je dit, ce n'est pas tout à fait exact. Naturellement, lorsque l'on voit notre garde (français garde) en uniforme et défilant (marschieren) sur le Champ de Mars (français) à Saint-Pétersbourg, on n'évoque guère les légions byzantines.
A la vue de nos aides de camp et de nos chambriers du tsar, il est difficile de leur trouver une ressemblance avec les prétoriens baptisés, ni avec les palatins ou les eunuques de Théodose ou de Jean Tzimiskès. Toutefois cette armée, ces courtisans (qui occupent d'ailleurs presque tous des fonctions politiques et administratives) se soumettent et servent une idée du tsarisme qui s'est enracinée chez nous du temps des Ivan III et IV, sous l'influence byzantine.
De surcroît, le tsarisme russe est beaucoup plus profondément ancré que le césarisme byzantin. Voici pourquoi :
Le césarisme byzantin avait une origine dictatoriale et un caractère municipal électif.
Cincinnat, Fabius, Maxime et Jules César, devinrent graduellement, et en toute légalité, des Auguste, Trojan et Dioclétien puis des Constantin, Justinien et Jean Tzimiskèse.
Au début, la dictature de la Rome païenne avait la signification d'une mesure légale, mais transitoire de la toute-puissance donnée par la ville sainte à une seule personne ; puis, quand les circonstances l'exigèrent, la ville sainte transféra ses droits tout-puissants, par une fiction légale et juridique, à un empereur-dictateur dont le pouvoir ne disparaissait qu'avec la mort.
Au IVe siècle le christianisme utilisa ce pouvoir présent, dont le peuple avait l'habitude, y trouva protection et soutien, et oignit selon le rite orthodoxe, pour un nouveau genre de tsarisme, ce dictateur romain à vie.
Ce pouvoir dictatorial était si naturel, si habituel pour le peuple que sous la férule de ces dictateurs baptisés et oints par l’Église, Byzance survécut à la Rome païenne occidentale pendant un peu plus de 1100 ans, c'est-à-dire qu'elle connut la plus grande longévité étatique de la vie des peuples (l'histoire nous montre qu'aucun système étatique n'a vécu plus de 1.200 ans ; et beaucoup d’États ont vécu beaucoup moins).
Sous l'influence du christianisme, les lois changèrent beaucoup de leurs dispositions ; le nouvel État romain, dés avant Constantin, avait perdu presque tous les côtés essentiels de son caractère constitutionnel et aristocratique d'antan, et s'était transformé, pour parler le langage d'aujourd'hui, en État bureaucratique, centralisé, autocratique et démocratique (non pas dans le sens du pouvoir du peuple, mais au sens de l'égalité, ou pour mieux dire de l'égalitarisme. Dioclétien – prédécesseur de Constatntin et le dernier des Empereurs païens luttant contre le flux du christianisme – avait été obligé, pour renforcer la discipline étatique, d'organiser systématiquement un nouveau fonctionnariat, une nouvelle hiérarchie de pouvoir émanant de l'Empereur (on peut trouver dans l'Histoire de la civilisation de Guizot un tableau détaillé de ces instances du pouvoir servant par degrés le nouvel ordre).
Ainsi, je le répète, le césarisme byzantin possédait, comme l'on sait, une vitalité naturelle qui s'accordait à la conjoncture et aux exigences du temps. Il s'appuyait sur deux forces : la nouvelle religion, que même la plus grande partie des non-chrétiens considèrent comme la meilleure des religions connues jusque-là, et un droit de l’État antique mieux formulé qu'aucun autre (pour autant que nous le sachions, mieux que le droit égyptien, persan, athénien, spartiate). Cette heureuse combinaison très ancienne et habituelle (de la dictature romaine et du régime municipal) avec ce qu'il y avait de plus neuf et de plus exaltant (le christianisme) permit au premier État chrétien de perdurer si longtemps sur un fondement ébranlé, à moitié vermoulu, dans les conditions les plus défavorables.
On chassait, changeait, assassinait les Césars, mais personne ne touchait à la sainteté du césarisme.On changeait les personnes, mais personne ne pensait changer l'organisation fondamentale.
En ce qui concerne l'histoire byzantine, il convient encore de remarquer le fait suivant. Notre public cultivé a une conception de Byzance des plus fausses, partiales, absurdes et superficielles. Notre science historique jusqu'à récemment était immature et privée de toute originalité. Presque tous les auteurs occidentaux pendant longtemps souffrirent (parfois même inconsciemment) de partialité envers la république, le féodalisme, le catholicisme et le protestantisme et c'est pourquoi Byzance autocrate et orthodoxe, qui n'avait rien de féodal, ne pouvait leur inspirer la moindre sympathie. La société, grâce à la tournure d'esprit donnée par nos études, grâce à une certaine sorte de lectures superficielles, a l'habitude, sans penser plus avant, de ressentir de la sympathie pour certains phénomènes historiques et du dégoût pour d'autres. Ainsi, par exemple, l'école, la poésie et une multitude d'articles et de romans nous ont tous habitués, dés l'enfance, à lire avec un frisson d'admiration tout ce qui concerne Marathon, Salamine et Platée, et à accorder toute notre sympathie aux républicains héllènes et à considérer les Perses presque avec haine et mépris.
Je me souviens d'avoir lu par hasard (chez quel auteur ? Peut-être Herzen) que pendant une tempête les grands seigneurs perses se jetèrent eux-mêmes à la mer pour alléger le navire et sauver Xerxès, sans oublier, avant de sauter par-dessus bord, de venir s'incliner devant leur tsar... Je me souviens qu'à cette lecture j'avais réfléchis et me dis pour la première fois (et combien de fois il m'était arrivé depuis l'enfance et jusqu'à l'age mûr de me souvenir de la lutte entre les Grecs et les Perses) : Herzen a raison d’appeler cela « Thermopyles perses ». C'est plus effroyable et beaucoup plus grandiose que les Thermopyles. Cela nous démontre une force de l'idée, une force de la conviction beaucoup plus grande que celle des compagnons de Léonidas ; car il est beaucoup plus facile de sacrifier sa vie dans le feu de la bataille que de consentir au suicide froidement, sans aucune contrainte, par la seule force de l'idée religieuse et étatique.
Depuis lors, je reconnais considéré la Perse antique autrement que ne m'avaient enseigné à le faire l'école des années 1840/1850, la poésie et la majorité des écrits historiques que je connaissais. Je suppose que beaucoup d'entre nous ont des souvenirs analogues.
Il me semble que la cause principale vient de ce que la Perse ne nous a pas laissé des œuvres littéraires aussi belles que celles de l'Hellade. Les Grecs savaient tout représenter avec plus de relief et de sens du réel, avec plus de chaleur pour ainsi dire, que leurs voisins et que leurs contemporains et c'est pourquoi nous les connaissons et les aimons davantage , malgré toutes leurs erreurs et tous leurs vices.
Le silence n'est pas toujours le signe d'un manque de contenu. George Sand a fort justement qualifié de « grands muets » les hommes pleins d'intelligence et de cœur, mais qui ne sont pas doués pour exprimer leur vie intérieure. Elle a rangé dans cette catégorie le scientifique connu Geoffroy Saint-Hilaire qui, à l'évidence, avait beaucoup compris et pressenti avec le plus de profondeur que son camarade et rival Cuvier, mais ne pouvait jamais le surpasser dans les débats. La science, toutefois, donna souvent raison par la suite à Saint-Hilaire. Peut-être la Perse fut-elle par rapport à la Grèce la même 'grande muette ». Il en est des exemples plus proches de nous. Si l'on considère la vie de la Russie depuis Pierre I jusqu'à nos jours, par la complexité de ses phénomènes, n'est-elle pas plus dramatique, plus poétique, plus riche que l'histoire, monotone dans ses changements, de la France du XIXe siècle ? Mais la France du XIXe siècle parle sans cesse d'elle-même et la Russie, jusqu'à présent, n'a pas appris à parler d'elle-même intelligemment et bien, et continue encore à prendre pour cible ses fonctionnaires ou à se préoccuper de l'utilité générale.
Rome, le Moyen Age européen et encore davantage l'Europe moderne, qui appartient à une époque plus proche de la nôtre, nous ont laissé une littérature si riche, diffusé par mille canaux, que les sentiments, les souffrances, les goûts, les exploits et même les vices des Romains, des chevaliers, des hommes de la Renaissance, de la Réforme, les femmes poudrées et en crioline, les hommes de la Révolution etc nous sont connus, proches, plus ou moins parents. Depuis le temps de Pisistrate ou même de la guerre de Troie jusqu'à Bismark et la captivité de Sedan, devant nous défilent une grande multitude de personnes, attirantes et antipathiques, heureuses et malheureuses, vertueuses et perverses, mais en tout cas une multitude de personnes vivantes et que nous comprenons. L'un d'entre nous a de la sympathie pour l'une d'elles, l'autre pour une autre ; l'un d'entre nous préfère le caractère d'une nation aristocratique, l'autre aime la démagogie ; l'un préfère l'histoire de l'Angleterre du temps d’Élisabeth, l'autre Rome à son apogée, un troisième Athènes du temps de Périclès, un quatrième la France de Louis XIV ou la Convention, mais, en tout cas, pour la majorité de la société cultivée, la vie de toutes ces sociétés est vivante, comprise ne fût-ce que par intermittences, mais comprise par le cœur.
La société byzantine, au contraire, je le répète, a souffert de l’indifférence et de la malveillance des écrivains occidentaux, de la longue impréparation et immaturité de notre science russe.
On se représente Byzance (pour parler simplement, comme on dit dans les conversations littéraires) comme quelque chose de desséché, d'ennuyeux, qui sent la soutane, et non seulement d'ennuyeux mais de pitoyable et d'hypocrite.
Entre la chute de la Rome païenne et l'époque de la Renaissance européenne, on entrevoit d'ordinaire l'abîme sombre et béant de la barbarie.
Bien entendu, la littérature historique possède maintenant quelques beaux travaux qui comblent progressivement cet abîme d'ennui par des images et des silhouettes vivantes (par exemple les livres d'Amédée Thierry).
L'Histoire de la Civilisation européenne de Guizot a été écrite et publiée il y a bien longtemps. Elle raconte peu de choses sur la vie quotidienne ; mais, en revanche, le mouvement des idées, le développement du nerf intérieur de la vie est exprimé avec force et génie. Guizot avait essentiellement en vue l'Occident. Toutefois en parlant de l’Église chrétienne, il devait, sans le vouloir, traiter des idées, des intérêts, rappeler les hommes et les événements qui sont également importants pour le monde chrétien occidental et oriental. Car la barbarie, au sens de sauvagerie totale, de simplicité et d'inconscience n'existait absolument pas en ce temps-là, comme je l'ai déjà dit au début, mais il y avait une culture byzantine commune qui débordait alors les frontières de l’État byzantin, comme la culture hellénique débordait auparavant des frontières de l'Hellade, de même que la culture européenne franchit à l'heure actuelle ses frontières politiques.
Il existe d'autres livres savants qui peuvent nous aider, nous non-spécialistes, si nous désirons combler les lacunes dont nous souffrons en ce qui concerne Byzance.
Mais chercher des amateurs ne suffit pas : tant que nous n'aurons pas trouvé parmi les Russes des hommes doués du talent artistique des frères Thierry, de Macaulay ou de Granovski qui consentent à consacrer leur talent à Byzance, cela ne servira de rien.
Qu'il se trouve quelqu'un, ui réécrive, ou même traduise simplement mais élégamment, en langue contemporaine, la Vie des Saints, le Tcheti Mine de Dimitri de Rostov que nous connaissons tous, mais que nous ne lisons pas, et cela suffirait à nous convaincre de la sincérité, de la chaleur, de l’héroïsme et de la poésie qui se cachent dans le byzantinisme.
Byzance n'est pas la Perse de Zoroastre : elle a ses documents, documents qui nous sont très proches, mais nous n'avons pas d'hommes capables de familiariser notre imagination et notre cœur aux images de ce monde qui, d'un côté est si éloigné de nous dans le temps et qui, de l'autre, nous est parfaitement contemporain et lié organiquement à notre vie étatique et spirituelle.
La préface de l'un des livres d'Amédée Thierry (Les derniers Temps de l'Empire d'Occident) se plaint, en de très beaux termes, du mépris des écrivains occidentaux envers l'histoire de Byzance. Il attribue, entre autres, beaucoup d'importance au jeu de mots sur le Bas-Empire, empire bas, méprisé, et il qualifie le chroniqueur qui le premier divisa l'histoire romaine en l'histoire des haut (italien) et bas (grec) empires, de chroniqueur incompétent, maladroit et malencontreux.
IL ne faut pas oublier – dit Thierry – que c'est justement Byzance qui a donné à l'humanité la loi religieuse la plus parfaite, le christianisme. Byzance a diffusé le christianisme et lui donna unité et force.
Et parmi les citoyens de l'empire byzantin – dit-il plus loin – il y eut des hommes dont pourrait s'enorgueillir n'importe quelle époque, n'importe quelle société.
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02/03/2025
Atlantide (Drieu la Rochelle)
Drieu la Rochelle, Le jeune européen, Écrits de jeunesse, Atlantide, pp. 57/58, éditions Bartillat
Atlantide, ressuscitée des eaux, ressurgie de ton Océan.
Destinée mystérieuse qui s'engrène dans la machination prodigieuse du fer extraite peu à peu du néant.
Là l'homme, là le plus dur ennemi de la nature.
Il forge hâtivement l'énorme outil de sa rancune.
Contre la matière la matière.
Contre la matière malveillante : broussailles malignes, minerais abstrus, chimie lascive et trouble
la matière fondue, forgée, articulée, disciplinée.
Ce sacré univers où il fait noir comme dans un four, il ne blague plus sous nos marteaux-pilons.
Mais le maître ne s'épuise-t-il pas à nourrir ses esclaves voraces ?
Ils dévorent tous les matériaux.
L'homme arcbouté aux leviers, pressant un bouton ici et là use son temps à servir les brutes fragiles qu'il a dressées à la chasse des atomes.
Cette force qu'il ploie lui échappe.
Les machines lâchées broient tout.
Le pouvoir créateur leur est défendu.
La beauté ne peut sortir de leur étreinte.
Les mains seules du maître.
De ses mains seules l'homme peut former la matière mais il ne peut transmettre son pouvoir aux forces qu'il a domestiquées.
Les forces transfuges qui sont au service de l'homme ne savent que massacrer les forces rebelles.
Jadis les pierres cédaient émues et fraternelles à l'ébranlement de la lyre sous les doigts. Maintenant c'est la guerre.
La concasseuse claque le silex et tord le claclcaire.
Machines, esclaves brutaux, mauvais serviteurs sourdement hostiles, inhumains.
Ils trahissent l'homme.
L'homme est débordé.
Les machines, démiurges vils sont entre le Dieu et son rêve.
Quel rêve ?
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