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14/02/2025

Prophètes contre Magiciens (Raymond Abellio)

Raymond Abellio, Vers un nouveau prophétisme – Essai sur le rôle politique du sacré et la situation de Lucifer dans le monde moderne, Chapitre cinquième : Prophètes contre Magiciens, pp. 111/127, nrf (Gallimard), 1950

 

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I. La nouvelle Magie de l'utilisation politique des techniques modernes des sciences métapsychiques ou occultes mises au point par les Technocrates occidentaux agissant en tant que précurseurs des Américains et des Russes

 

La diversité même des mobiles initiaux qui, dans les différents pays, ont conduit à la première manifestation de la caste guerrière (vocation messianique du prolétariat, en Russie, de la Race, en Allemagne, de l’État, en Italie, de la société socialiste libertaire, en France, sauvetage du capitalisme libérale et de vocation moraliste aux U.S.A.) implique visiblement l'existence d'une cause commune plus profonde. Nous savons que ce commun dénominateur est constitué par la réaction des forces telluriques. On pressent déjà que ce réveil rendu nécessaire, pour la première fois, non seulement par la crise des pouvoirs sociaux, mais par l'aboutissement de la descente involutive de l'Esprit, va donner au régime de la dualité des pouvoirs un caractère entièrement nouveau. Toutes les autres motivations, variables selon les pays, ne sont que des causes secondes, ou plutôt des symboles, car il ne peut s’agir ici de causalités univoques, mais de correspondances agissant sur un plan encore ésotérique. Ces motivations diverses une fois amorties, d'autres vont naître, agissant dans le même sens, n'ayant pas encore conscience de leur communauté de signification, mais agissant toujours dans le sens de leur réduction à deux facteurs simples, parallèles, opposés, complices, soumis à un éclairage de plus en plus brutal. J'ai déjà dit que s'exalteront finalement ainsi l'une par l'autre deux conceptions du monde, toute deux universalistes et totalitaires : une conception marxiste, une conceptions capitaliste à tendances chrétiennes tamasiques, également sectaires : Lénine contre Calvin, tous deux encore embrumés par un commun « rousseauisme ». Les rameaux actuels de ces deux troncs mélangent parfois leurs frondaisons, peu importe. La logique même de leur croissance conduit les deux castes maîtresses à se fermer et à se servir pour le surplus de toutes les armes de propagande de masses, dans le seul but de provoquer l'assoupissement intellectuel (mais non tellurique) de la quatrième caste.

 

Comme technocrates et guerriers sont, dans leur ordre, les plus intransigeants des dogmatiques, on peut être sûr qu'ils pousseront les mythologies telluriques de la classe, de la Nation (ou de l'Empire) et de la Race à leurs conséquences extrêmes, y compris leur subversion. Même la Race, certes. Car c'est le propre des aristocraties guerrières d'aboutir à des modes de sélection par le Sang et de prétendre créer une race par des moyens eugéniques. Je viens de prononcer le mot de mythologie ; je lui donne son sens plein. Il s'agit pour ces deux castes non seulement d'ériger en mythes leurs instruments de combat, leurs outils ou leur palladium (cela ne serait qu'une forme de narcissisme propre à toute communauté conquérante), il s'agit surtout de donner son complément polaire au tellurisme originel et ce complément est païen, c'est-à-dire mythologique. Au début, elles pourront se contenter de donner le primat à l'action, comme dans toute les périodes de conquête du pouvoir.L'action, cela voudra dire souvent l'aventure : l e « colonialisme » des constructions est l'aventure propre au technicien. Mais c'est ici que je voudrais faire une remarque essentielle :

 

Le chef technocrate européen ne dispose plus d'un réservoir tellurique suffisant, ou même lui appartenant en propre. Il va donc se détourner des moyens de domination tellurique de quantité (arguments de la Classe, de la Nation, de la Race, agitation-propagande) au profit des moyens de qualité. Ceux-ci ne peuvent consister que dans la mise au point des techniques d'utilisation politiques des sciences métapsychiques ou occultes. Le Technocrate européen sera donc l'initiateur des nouvelles formes de domination magicienne qui auront cours aux U.S.A. et en Russie, à la fin des temps prédiluviens.

 

Il est désormais évident qu'en Europe, l'idolâtrie de la technique industrielle ne peut plus avoir qu'un temps. Disons d'abord pourquoi, nous verrons ensuite sur quoi se fera le transfert du besoin de mythologie. Pourquoi ? C'est aisé à comprendre. On a souvent reconnu que l'Occidental se caractérise, dans toutes ses créations, par la manie du petit et de la précision. On s'est toujours moqué, en Europe, du goût allemand pour le « colossal » (un petit colossal d'ailleurs, vu d'Amérique ou de Russie) et le produit le plus spécifiquement européen, et à jamais, est la finesse, l'acuité morale et psychologique de la littérature française. A cet égard, on peut être sûr que les techniciens occidentaux ne suivront les techniciens russes ou américains qu'avec l'arrière pensée de les laisser s'épuiser dans leurs constructions géantes et de les surclasser dans le fini. Cela ne va pas loin, certes, mais prêtons encore attention à ceci : dans la construction industrielle, le technocrate occidental un peu dégrossi ne peut vraiment être animé par aucune passion d'artiste ; il ne peut pas transférer sur le chantier ou la machine son besoin de création, d'ouverture ou d'aération spirituelles. Ce n'est pas là qu'il cherchera l'intégralité obscurément ressentie comme perdue. Je parle de l'élite marchande, bien sûr, de celle qui pénètre en avant-garde dans l'avenir et non de la moyenne grégaire qui s'est américanisée et va, de même, se russifier. Dans son subconscient, cette élite ne se satisfait plus de vivre comme Ford-Prométhée ou Lindberg-Icare, la psychologie des grands constructeurs lui apparaît marquée d'une simplicité un peu rustique, d'une horrifiante naïveté. Que lui reste-t-il ? D'imaginer avec nostalgie la vie des grands capitaines guerriers ou industriels qui, eux, ne commandent pas à des machines, mais à des hommes, par millions. De l'imaginer, oui, mais de l'imaginer seulement, car les places sont prises, et les Européens en sont exclus, eux dont les terres aussi sont trop petites et les peuples trop peu nombreux ; ils ne sont plus que des rois déchus. Pourtant, rien n'empêchera le technocrate occidental cultivé de ressentir cette éviction comme une suprême injustice. Car il sait, sans qu'on le lui ait jamais appris, et parce que l'inconscient collectif de toute l'Europe le lui crie, que c'est ici, en Europe, qu'on possède à jamais la meilleure connaissance de l'homme, dans sa variété, son unicité, et que seule la connaissance légitime la puissance. Qu'un autre que lui y prétende, et il se sent frustré : il ne doit pas être de pire supplice que celui du vampire qui se sent vampirisé. Ma conclusion va alors presque de soi : la seule voie qui reste ouverte aux chefs de la Technocratie européenne, c'est l'exploitation technique de la métapsychique et des dérivations des sciences occultes à des fins de puissance humaine. Un courant profond, et qu'il serait puéril de considérer comme fortuit, pousse l'avant-garde de nos techniciens utilitaires vers l'exploration des nouvelles sciences de l'âme et de tous les phénomènes de suggestion, métagnomie, télépsychie provoquée, et même de dédoublement, sans compter les immenses possibilités de l'astrologie ; et ils ne vont pas seulement y entrer en savants précis et positifs, mais en homme de puissance ambitieux, mordus par l faim tellurique. Il est prématuré de rechercher dans quelle mesure la métapsychique pourra satisfaire ces appétits ; seuls les spécialistes pourraient le dire. On n'en est encore qu'à la sélection des capacités utilitaires par la psychotechnique ou l'astrologie. Mais jusqu'à quel point des volontés telluriques peuvent-elles résister aux influences psychiques exercées sur elles ? Il ne nous appartient pas de le dire, mais sans doute suffira-t-il de rappeler deux faits précis, dans des ordres différents : le premier, c'est la perfection déjà atteinte par les techniques de la suggestion, en matière de propagande ou d'agitation des masses ; la deuxième, la précision déjà obtenue dans l'établissement des tests qui servent à situer les caractéristiques de tel ou tel ouvrier ; si l'âme inférieur se révèle sous l'action de certains tests, il est évident que l'action répétée d'autres tests pourra faire varier la nature des réflexes de cette âme, donc les ériger comme on fait varier et dirige celle des corps « exercés ». Cela laisse à penser que l'âge des sorciers n'est pas tout entier derrière nous. Le peuple (quatrième caste) va devenir le champ d'application de la Magie fascinatrice tendant à inventorier, sélectionner, rassembler, perfectionner et manier des êtres et des groupes différenciés selon leurs aptitudes utilitaires, par une sorte d'élevage savant, hiérarchique et dynamique quant aux fonctions corporelles, mais statique et niveleur quant aux âmes. On ne cherchera pas à développer les sattwiques, considérés comme « amorphes » ou « inadaptés sociaux » , mais les tamasiques. Chez les meneurs, nulle angoisse métaphysique ne se cachera évidement dans cette revitalisation de la Magie, et pas l'ombre d'une pensée panthéistique ou la croyance à de mystérieux démons : il s'agira de Magie positive, d'une vision précise de l'âme considérée en apparence comme un simple émetteur ou récepteur d'ondes dans l'astral, mais en réalité comme une proie. D'après les meilleures interprétations, on sait d'ailleurs que la télépathie ne consiste pas, pour le percipient, à recevoir une pensée ou une impression d'autrui, mais à la prendre dans l'âme de l'agent.

 

« Que signifie cette nouvelle tendance des technocrates et jusqu'où va-t-elle, déjà, inconsciemment ? Il y a trop de déjà-vu dans la technique, pour que l'élite occidentale, même si ce n'est qu'une élite biologique et tellurique, se contente longtemps de ses fades jouissances : l'occidental veut posséder des hommes, non des machines. Même peuplée de machines géantes et des demi-dieux qui les commandent, la terre tourne dans un panthéisme sans issue et tous ces demi-dieux réunis ne font pas un Dieu. Or l'Occidental veut être Dieu depuis longtemps, et le chef russe ou américain veut l'être après lui, mais comme lui, et avec infiniment plus de puissance entre ses mains. L'anthropocentrisme radical de la fin de l'involution trouve ici son expression tellurique la plus forte : pour un chef du type tellurique monté dans la première caste, divinisation ne signifie pas comme pour le mystique « possibilité d'une suprême qualification de l'amour de Dieu », mais polairement, « possibilité d'une suprême dégradation de l'amour pour l'homme ». Cela, inconsciemment, bien entendu. D'où une réaction ambivalente d'amour et de nihilisme qui caractérise la possession vampirique. Le technocrate à aspirations magiciennes ne se contente plus de commander à la Matière inerte car on ne satisfait aucun nihilisme par ce commandement : il veut le contact direct, la possession amoureuse des hommes. Et il y parviendra par delà la technique ey avec son aide, pour peu que la métapsychique élargisse ses explications positives et, à plus forte raison encore, si le nombre des sujets doués pour l'exercice de ces facultés ou la mise en œuvre de ces puissances se multiplie : or, cela est hautement probable. Toute science qui se crée fait naître, on le sait, ses propres sujets d'expérience à une vitesse qui croit avec son développement même, et l'ascèse magiste aussi deviendra une technique banale et accessible à une minorité assez nombreuse, dans la mesure même où la démocratisation du luxe donnera moins de prix à la vie facile. »

 

Il devient tout à fait inutile de souhaiter que le prestige du Sacré soit réservé à une élite plus exigeante que celle qui se borne à vivre sur le plan des effets. Demain, les Magiciens-Technocrates et leurs associés-dirigés, les guerriers, vont se multiplier, et le moindre pourra, s'il le veut, acquérir la force d'un Titan prométhéen et d'un Asura. Demain, le Sacré sera à la disposition de presque tous les Savants, et non d'un seul. J'ai rappelé que, déjà, la propagande est une science, celle du mensonge par suggestion (par « réflexes dirigés »). Dans un livre intitulé L'Humanisme économique, le Français Coutrot a parlé des « mitrailleuses de la suggestion » : cette image guerrière vient juste en son temps. Il n'est pas sans intérêt de rappeler que Coutrot se voulait chef occidental des Technocrates issus de la troisième caste et qu'avec une intuition géniale du sens de l'époque, il a essayé d'organiser ces Technocrates en caste internationale pour essayer de faire survivre le capitalisme sur un plan supérieur. Tel est le sens de cette curieuse expérience dite de la « Synarchie », dont on n'a d'ailleurs pas fini d'explorer les arrières plans théurgiques (voir à ce sujet les curieux documents concernant « l'Archétype social » tel que la Synarchie l'imaginait : elle met les théurges au sommet de la hiérarchie mondiale). Les idées de Coutrot constituent le prototype des seules importations que l'Amérique accepte aujourd'hui de l'Europe. Un des meilleurs expérimentateurs de la propagande par l'affiche, la réunion de masse et le chant, nomme celle-ci, sans ambages, le « viol des foules » et il écrit sur ce thème simple et déjà dépassé dans le sens de l'action occultiste un livre extraordinaire et resté presque inconnu puisqu'il faut bien que les « menés » refusent de démonter le mécanisme du « meneur ».

 

  1. Contrairement à l'apparence, le rationalisme des temps modernes n'a pas affermi les âmes contre la Magie. Que ce soit chez les chrétiens de la masse ou les marxistes qui se croient éclairés, leur réaction d'effroi et d'admiration, différemment nuancée, restera foncièrement la même et produira la même soumission.

     

Les effets du pouvoir des Magiciens sont matériels et psychiques. Je ne veux pas en rechercher ici le « mécanisme », mais leur réalité ne sera bientôt plus contestable, même si ce mécanisme lui-même reste hypothétique. Rien n'empêchera les ésotéristes qui ont besoin d'explications simples, ainsi que les âmes ébranlées, de recourir au vieil animisme des sociétés dites primitives (dont le spiritisme n'est qu'une résurgence naïve). Ne jugeons ici les choses que du dehors ; la disposition psychique qui permet à ces pouvoirs de se manifester peut apparaître spontanément chez certains sujets doués ou résulter d'une ascèse consciemment entreprise et poursuivie ; peu importe. Il s'agit visiblement, dans tous les cas, d'une concentration, au niveau de l'âme, de forces spirituelles, et de leur utilisation sous une forme dégradée. L'âme du Magicien, en tant que transformateur d'énergie, s'oriente vers le champ de la Matière et non vers celui de l'Esprit. Le lama tibétain qui se livre à la lévitation et provoque une hallucination collective, même s'il capte des forces par ascèse, ne les dégrade pas moins.

 

En tant que détenteurs de forces élevées, les Magiciens peuvent agir sur les âmes des autres hommes, dans la mesure même où celles-ci sont incapables de réagir, soit qu'une volonté trop faible les habite, soit, si cette volonté est forte, qu'elle n'émette pas une qualité d'énergie suffisamment haute. Au contraire, le Sage peut assimiler l'énergie ennemie ou la neutraliser, en émettant une énergie de qualité supérieure ou de qualité égale mais dirigée en sens inverse ; on peut même dire que l'obstacle élevé par le Magicien devant le Sage se trouve, une fois de plus, créer l'effort demandé à celui-ci. En provoquant le passage de l'état de Sage à celui de Prophète, le Magicien aplanit, sans paradoxe, le sentier de Dieu.

 

Ce qui précède me conduit à une observation inattendue, mais essentielle. C'est, en effet, à mon avis, une erreur complète de penser que les temps modernes, en détruisant peu à peu la crainte de certains phénomènes magiques (sorcellerie, envoûtement, etc.), aient affermi et armé les âmes jusqu'à leur permettre de résister à ce danger par le manque même de sa représentation. Naturellement cette affirmation va de soi pour les chrétiens tamasiques : ils n'ont jamais cherché à dévaloriser les « mystères » ; avec la double et classique réaction d'effroi et d'admiration qu'elle suscite, la Magie, en tant que moyen de gouvernement, ne fait que prolonger le sillon des religions d'autorité. Mais, malgré l'apparence, je veux montrer qu'elle vaut également pour les rationalistes vulgaires qui se croient éclairés sur les « superstitions », notamment les marxistes de la masse. Ceux-là seront encore mieux vampirisés que les autres, car, si les chrétiens se trouvent ainsi confirmés dans leur crainte générale du « pêché » de connaissance, les marxistes vont y voir une preuve de plus de la puissance de l'homme maîtrisant la nature par la science, à condition de rester fidèles serviteurs de celle-ci. Au bout de ces deux démarches, il y a la même obéissance grégaire et la même activation des masses.

 

Évidement, la Magie saura choisir des voies moins grossières qu'autrefois ; mais contre elle, seule la vraie foi est active, pas la simple croyance. Or, nous avons justement noté que les temps modernes furent bovarystes (imagination exaltée, coupée de toute possibilités de réalisation, faute de volonté claire). Les temps modernes créèrent bien une foi, mais matérialiste. Même dans ses formes agressives, une telle foi fut passive, faute de pouvoir mettre en jeu une énergie de qualité assez haute. A ce moment-là, une telle situation faisait suffisamment l'affaire des Magiciens pour que ceux-ci n'eussent pas besoin de se multiplier et surtout de se manifester par des phénomènes « a-normaux » ; la foule innombrable des indifférents et des incroyants se trouva même agir à la place des Magiciens pour promouvoir l'Involution. Ce n'est donc pas la cessation de la croyance qui a dévitalisé les Magiciens ou «  interrompu leur règne », c'est la réduction du nombre des Magiciens conscients et visibles et la multiplication de leur auxiliaires inconscients et invisibles (ceci explique incidemment que le rationalisme est le produit des époques d'unité ou de multiplicité du pouvoir et pas de dualité). Au surplus, la croyance également aveugle et généralisée au « hasard » conduisit beaucoup de Savants « raisonnables » à accepter sans autre étonnement des faits qui, dans l'avenir, se verront inclure dans des ensembles de correspondances ou d'interactions fort précis.

 

Aujourd'hui, les masses marxistes ne sont pas moins matérialistes ou scientistes, au contraire. Alors il est fatal que toute technique de domestication de l'homme soit classée par elles comme victoire de la science, admirée et obéie comme telle. Toujours la même surestimation, puis le même sacrifice de l'intellect. La spiritualité ne peut plus avoir aucune prise sur ces masses. En effet, intégrant ce qui constitue un progrès et enfouissant le reste au cimetière des erreurs inutiles, la spiritualité commence à proposer à l'homme une nouvelle conception de Dieu, débarrassé de toute notion dégradante de crainte – dégradante pour l'homme et pour Dieu. En apparence, cette masse, libérée depuis longtemps de toute crainte du « surnaturel », devrait donc suivre spontanément le fil de ce courant. Eh bien, nullement ! On peut même prédire à coup sûr que les Sages, par ce propos, réunissent toutes les chances d'échec social. Pourquoi ? Simplement parce que les masses, en pleine effervescence, sont en train, dans tous les domaines, de conjoindre à nouveau la notion de grandeur et la notion de crainte. Déjà, elles érigent des pouvoirs disproportionnés dans le social, et, ne pouvant y renier leur œuvre, préfèrent les trouver admirables pour n'avoir pas à les juger écrasants. Dans tous les âges profondément telluriques, l'admiration ne va ainsi qu'à la grandeur insondable, parce qu'il est dans la nature profonde de l'homme tellurique d'admirer ses propres monstres pour se cacher de les craindre, en effet, que ce soit pour le Diable que l'homme nourrit ou pour Dieu qu'il voudrait nourrir. A partir d'ici, inutile de distinguer davantage chrétiens et marxistes : sous des emblèmes et des vocabulaires différents, ils vont du même pas.

 

Toutes les religions dites « de l'Esprit » ont été dans le passé qualifiées d'hérésies parce qu'elles tendaient à effacer la colère du visage de Dieu. Tel était pourtant le sens profond du coup de génie de saint Paul et de Marcion lorsqu'ils fondèrent le christianisme sur l'amour d'un Dieu bon et non la colère de Iaweh, le Dieu juif. Mais l'involution éteignit cette flamme et les « hérésies » furent combattues en réalité, non pas au nom de la vérité, mais de l'ordre, non pas au nom de l'homme, mais de la société. On voit que cet argument de l'utilité sociale perd aujourd'hui toute valeur ; les masses ne peuvent et ne veulent recevoir de longtemps une idée rassurante de Dieu ou de l'homme. Elles sont même si réellement intoxiquées, et ensemble mithridatisées, par cette admiration et cette crainte, que même l'excès d'effroi que devrait provoquer le Prophétisme diluvien glissera sur elles sans les toucher. Qu'un morceau de la planète saute, on l'envisage, on puise une étrange douceur dans cette avenir si brusquement peuplé, si brusquement désert ; et ce sera l’œuvre des hommes, après tout : un destin. Les Prophètes peuvent donc affronter sans scrupule excessif de conscience cette idées que leurs prophéties risquent de « détraquer » la masse : nous ne sommes plus en l'an mil, ils ne seront pas spécialement entendus, et en tout cas, concernant la nouvelle Alliance de Dieu et de l'homme, pas du tout compris.

 

Certes, la conception d'un Dieu original et tatillon, vengeur et jaloux – le Dieu-instituteur – est formellement dépassée dans les masses marxistes ou rationalistes ; mais jamais la formule de la dialectique de Hegel ne fut plus vraie : dépassée et conservée. Et ces caractères humains, trop humains, de l'ancien Dieu, se sont simplement reportés sur d'autres figures où les masses les adorent naïvement en les craignant dans une stupeur admirative. Car le néo-paganisme des masses, qu'apporte fatalement, comme je l'ai dit, l'ère guerrière, a déjà créé sa mythologie, dieux, demi-dieux, héros ou démons, mais on ne le sait pas. Il en est de toute grandeur, universels ou fonctionnels, comme dans l'Olympe : en haut, ceux dont j'ai parlé, la Nation, la Classe, et la Race, dont l'obédience est stricte et étendue (qu'est-ce que l'empire russe pour les communistes de tous les pays, sinon le Dieu suprême?). Ces dieux se battent, comme dans toute mythologie, et font battre les hommes qui ne les en admirent que davantage. L'homme ne connut jamais dieux plus impératifs, n'accorda jamais à aucun autre tant de droits de police sur l'intime de sa vie et surtout ne crut jamais plus qu'aujourd'hui à une Providence incluse dans ces collectivités immanentes, omniprésentes, inépuisables dans leurs tours de faveur ou de priorité. Peu importe que les artistes ou les esthètes transposent cette mythologie dans des symboles rétrogrades ou des mythes imagés, ou même que ce panthéisme retrouve la nature, elle aussi divinisée. Ce ne sont là qu'épiphénomènes de la solide réalité, couleurs diverses jouant sur le même objet, variations mineures.

 

On comprend alors combien les religions d'autorité à tendances morales viennent renforcer la position des Magiciens. Le grand effroi du monde en guerre a rempli les églises et les temples et il faudra, en effet, dégrader le double sens de ce fait essentiel de l'époque : la recatholicisation rapide de l'Occident eurasien avec établissement d'un rapport d'influence, moitié pour moitié, avec le marxisme, spécialement en France. Dans la mesure où cette évolution touche l'élite, elle collabore au renouveau spirituel ; lorsqu'elle anime les masses, elle renforce le courant magique, et, avec le marxisme, écartèle l'Occident. C'est le culte des Saints qui est ici corrélatif du culte des héros et on voit comment, à ce niveau, spiritualité et néopaganisme s'affrontent. Aux premiers siècles, les Saints chrétiens héritèrent des divinités païennes. J. Carcopino raconte dans les Aspects mystiques de la Rome païenne, l'histoire de santa Lucia, patronne chrétienne de Syracuse, se substituant à Déméter – Koré, jusqu'à prendre les jours de leurs fêtes, les fameuses Thesmosphorie éleusiniennes, leurs fonctions, leurs rites mêmes et leur distribution, certains jours, de gâteaux cuits au miel. La logique de cette succession apparaît encore mieux aujourd'hui. Pour la mentalité magiste, le Saint (comme jadis le héro païen) est détenteur de forces, instrument de puissance, relais entre Dieu et l'homme pour le bénéfice de celui-ci. Au contraire, pour le Prophète, il est un modèle plus haut placé que lui sur l'échelle de la connaissance. Le Prophète n'appelle pas le Saint à lui, il va au Saint. La prière participe de ces deux conceptions. On peut dire que la « prière » du Prophète n'est pas une demande, mais une invocation ; il prie Dieu moins qu'il ne l'écoute. Par contre, toute prière en vue de quelque avantage spirituel ou matériel se trouve présenter une fondamentale ambiguïté : elle contient une part positive et une part négative dont la comparaison, quant à leurs valeurs absolues, pose, pour déterminer la qualité d'un homme, le problème des problèmes. Où s'arrête le domaine de la Peur et de la Faim originelles, toujours associées ? Où commence le royaume de l'homme intérieur statique ? Quand l'homme se pose ce problème pour lui-même, il est presque sauvé, il monte sûrement, il s'est éveillé à la notion d'un vrai déterminisme.

 

Socialement, on a faime (de sang), parce qu'on a peur (de l'insécurité). D'où les guerres, l’ambiguïté de l’héroïsme. Mais on a peur (de Dieu), parce qu'on a faim (de Terre, de « péché »). La peur du péché apparaît dans la masse comme un des corrélatifs de la faim de sang. C'est ici que les survivances magiques, païennes et sacrificielles, incluses dans le christianisme apparaissent intimement liées à ses conceptions morales, comme le totem au tabou : tel est le double sens, profondément ressenti, des rites de communion eucharistique en tant que rites théophaniques de participation.

 

La spiritualité ne gagnerait aujourd'hui les masses qu'en leur faisant surmonter cette peur du « péché », cette faim de puissance et de jouissance, réciproquement liées ; c'est une impossibilité absolue : les masses ne se sont constituées que par elles. Autrement dit, la spiritualité a ceci de commun avec la Magie qu'elle ne peut jaillir qu'au niveau de l'individu, non du groupe, qu'elle ressortit à l'esprit aristocratique de caste ou d'ordre, mais que, contrairement à ce qui se passe pour les Magiciens qui se collet vampiriquement à la masse après avoir été appelés par elle, les Guides spirituels sont rejetés à leur isolement.

 

III. Le prophète refuse de lutter contre le Magicien avec les armes de la Magie, sinon il commet le « péché contre l'esprit ».

 

Une fois entré dans la voie de la sanctification, c'est-à-dire dans le domaine du Sens, le Prophète refuse de dégrader l'énergie de haute qualité dont il est porteur. C'est pour lui la loi du Bien Suprême, au delà du Bien et du Mal, et au delà même de toute victoire. A elle seule, cette règle remet à leur place toutes les morales usuelles, car toute morale appelle la punition, elle équilibre le Mal par le Mal, mais par cela même elle descend le punisseur au niveau du puni. Nonobstant toutes précautions d'ordre érigées en dogmes au nom de l'utilité sociale, il n'est pas de parole qui détruise mieux la morale que celle-ci, à savoir, qu'au nom même de la justice de Dieu, les juges aussi devraient être jugés.

 

Un Saint et un vrai Prophète refusent donc d'employer contre un Magicien les armes de la Magie qu'ils pourraient, s'ils voulaient, manier aussi bien que lui. L'acte du Magicien éclairé qui dégrade volontairement une certaine quantité d'énergie donne l'idée du Mal absolu ; contre ce Mal, la contrainte de l'homme ne sert à rien. A quoi tiendrai-elle en effet ? A neutraliser dans l'âme du Magicien l'énergie qu'il tourne vers le mal ; mais le Sage qui viserait ce but devrait lui-même dégrader en force de contrainte une certaine énergie. Ainsi le monde ne reculerait pas, c'est vrai, mais ce calcul serait fallacieux, car avec cette même quantité d'énergie maintenue à sa haute qualité, le Sage participe à l'avancement du monde plus que le Magicien ne participe à son recul. Seule d'ailleurs cette méthode possède valeur exemplaire. Cet avancement du monde s'impose au Magicien avec une force irrésistible, il ne se fait pas contre lui, il se fait sans lui. Un homme peut toujours espérer vaincre une contrainte qui ne vise que lui, et sa vanité même viendra s'y buter, mais ce monde sûr de soi, qui le dédaigne et avance sans le voir ?

 

Toute autre attitude du Prophète constitue le fameux « pêché contre l'Esprit » dont parle l'Ecriture, et dont il est dit qu'il est le seul qui ne puisse être remis. Seule la conception du cycle d'Involution-Evolution de chaque homme permet de comprendre ces paroles sibyllines où nous voyons une des clefs de voûte du Nouveau Testament. Que dit le Christ ? « Si je n'étais pas venu et que je ne leur eusse point parlé, ils n'auraient pas de pêché. Mais maintenant ils n'ont pas d'excuses à leur pêché. » (Jean, XV). Mais indépendamment de l'aspect qu'elle prend sur le plan cosmique, qu'est-ce que la venue du Christ ? C'est l'apparition en chaque homme de l'Homme intérieur. Tant que l'Homme intérieur ne s'est pas éveillé, le Christ n'a pas parlé, l'homme est dans cet état de non-accomplissement qu'on peut appeler l'état de pêché, mais il ne pêché pas activement, on ne peut dire d'aucun de ses actes qu'il est un pêché irrémissible. A ce moment-là, dit l'Evangéliste, même le pêché contre le Christ sera remis. Mais dés qu'en devenant Homme intérieur, l'homme s'éveille à la notion de sa vraie liberté, il remonte des Enfers, avec le Fils de Dieu, sa nature est transfigurée, et pas plus qu'Orphée ou la femme de Loth il n'a le droit de se retourner. Tandis que le destin des tamasiques-rajasiques et des lucifériens est de s'accomplir par une destruction préalable inéluctable, celui du Prophète est normalement de s'accomplir par élévation. Dieu a pourtant voulu réserver le cas de la « trahison » des Prophètes, c'est-à-dire de ceux qui, revenant en arrière, de bonne foi, pour disputer avec Lucifer, seront détruits avec lui. Cette « trahison », elle aussi, fait partie du plan divin. Par cet exemple, Dieu veut faire progresser encore les autres Prophètes et ceux-là même qu'il détruit, en leur montrant que la supra-conscience ne s'acquiert pas sans que soit éprouvé, devant lui, la vanité de toute science et la folie qui habite aussi dans la sagesse.

 

Et, en effet, lorsque l'Homme intérieur s'éveille, toutes les ambiguïtés de l'Homme extérieur ne sont pas encore mortes. C'est dans la période pré-diluvienne, au moment où le Prophète commence à se connaître en tant que tel et où son propre Déluge est e partie accompli, avant que le Déluge planétaire ait eu lieu, que sonne pour lui l'heure de la plus grande « tentation ». Il peut croire alors accomplir sa mission en allant au secours des âmes retardataires prises dans le cercle, et, comme l'Eloa, de Vigny, il croira se sacrifier pour elles. Mais la notion de sacrifice « par amour » est obscure. La volonté même de se sacrifier falsifie le sacrifice, y introduit un retour égoîste sur soi ; une petite morale se cache sous ce grand mot. Nulle introspection banale ne permettra de répondre à cette question, si elle n'est pas éclairée par la supra-conscience du Prophète vraiment sanctifié. L'apprenti-Prophète croit se mettre devant des responsabilités terrestres inconnues de lui en se disant qu'elles lui ont été justement réservées pour parfaire sa connaissance. Comme il est normal, à l'heure où tout l'Homme extérieur doit être épuisé et transmué, le moment du plus grand orgueil coïncidera en lui avec celui de la plus grande humilité : seul le véritable Saint a surmonté l'ambivalence du prosélytisme. Ce Prophète insuffisamment éclairé croit se trouver devant sa dernière marche d'ignorance (et en un sens c'est vrai), alors qu'il est devant son dernier barrage d'orgueil (et c'est vrai aussi) ; moins sage que Jacob, il refusera d'exorciser l'ange qu'il porte en lui ; il refusera d'imiter Jacob au risque d'imiter Lucifer. Tel est le véritable sens du pêché d'angélisme. Il n'est pas de se croire ange, mais de se tromper sur le rôle de l'ange et de croire que l’atmosphère terrestre respirable pour lui. Jacob, parce qu'il avait vaincu l'ange qu'il portait en lui, rentrait à l'aube avec des forces décuplées : il était plus qu'ange et plus qu'homme ; mais le nerf de sa hanche s'était desséché et Jacob boitait : il ne savait plus marcher dans le monde. Le « pêché contre l'Esprit » c'est, aujourd'hui, quand on a pris conscience du déterminisme divin, de ne pas tout abandonner pour fonder l'humanité future et elle seule. Mais il faut que ce « pêché » aussi soit accompli. Et le prophète qui le commet, lorsqu'un jour rentrera dans le sein de Dieu, y sera accueilli comme le plus aimé de ses fils, car dans ce retard même, il aura puisé un surcroît de connaissance. Tel est le sens profond de la parabole du retour de l'enfant prodigue.

 

S'il peut donc y avoir des Prophètes qui se battent isolément, entre la caste magicienne et l'Ordre spirituel proprement dit qui rassemble les Prophètes, il n'y a pas à proprement parler de combat visible. La force magicienne nourrit, le long de la circonférence de base, sa propre force antagoniste, car les Magiciens se battent entre eux. La force du Prophète, bien que mesurable à tout instant par cette force antagoniste, ne s'emploie pas dans le même plan. Elle se résume dans la force verticale du Fils de Dieu, opposée à celle de Lucifer ; alors que les Magiciens se battent au sein même de Lucifer, les Prophètes sont le corps mystique du Christ.

15/09/2024

Le Mystère des mystères (Ferdynand Ossendowski)

 

Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux, Cinquième Partie – Le Mystère des mystères : Le Roi du Monde, XLVI Le Royaume souterrain, pp. 293/299, Éditions Phébus, Libretto

 

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- Arrêtez ! Murmura mon guide mongol un jour que nous traversions la plaine près de Tzagan Luk. Arrêtez !

 

Il se laissa glisser du haut de son chameau, qui s'était couché sans qu'il n’eût besoin de lui en donner l'ordre.

 

Le Mongol éleva ses mains devant son visage en un geste de prière et commença à psalmodier la phrase sacrée : Om ! Mani Padme Hung ! Les autres mongoles avaient eux aussi arrêté leurs chameaux et s'étaient mis à prier.

 

« Qu'est-il arrivé ? » me demandais-je tout en contemplant autour de moi l'immensité de la plaine , couverte d'une belle herbe grasse et tendre, sous un ciel sans nuage dans lequel s'attardaient, rêveurs, les derniers rayons du soleil vespéral.

 

Les Mongols prièrent ainsi pendant un bon moment puis, après s'être murmuré quelques paroles les uns aux autres, ils refirent les sangles de leurs chameaux, prêts à repartir.

 

- Avez-vous vu, me demanda le guide, comme nos chameaux remuaient les oreilles de frayeur, comme le troupeau de chevaux sur la plaine restait immobile et attentif, comme les moutons et le bétail se couchaient sur le sol ? Avez-vous remarqué que les oiseaux avaient cessé de voler, les marmottes de courir et les chiens d'aboyer ? L'air s'est mis à vibrer doucement, apportant de très loin la musique d'un chant qui pénètre dans le cœur des hommes, des bêtes et des oiseaux. La terre et le ciel ont retenu leur haleine ; le vent s'est arrêté de souffler ; le soleil a interrompu sa course. En un moment comme celui-ci, le loup qui s'approche des moutons à la dérobée fait halte dans sa marche sournoise ; le troupeau d'antilopes apeurées retient son élan éperdu ; le couteau du berger prêt à trancher la gorge lui tombe des mains ; l'hermine rapace laisse aller le perdrix salga. Tous les êtres vivants sont saisi par la peur. Une force qui les dépasse les pousse à la prière. Ils attendent leur destin. Cela vient de se produire : c'est le Roi du Monde, en son palais souterrain, qui prie et sonde la destinée des peuples de la terre.

 

Ainsi parla le vieux Mongol, simple berger et homme sans culture.

 

La Mongolie, avec ses montagnes dénudées et terribles, ses plaines infinies où reposent, épars, les ossements des ancêtres, a donné naissance au mystère. Un mystère dont le peuple, qu'il soit pris dans le tumulte des orages qui secouent la nature ou plongé dans la léthargie d'un monde immobile sur lequel plane l'ombre de la mort, ressent à tout moment la profondeur, un mystère que les lamas rouges et jaunes conservent, poétisent. A Lhassa et à Ourga, il est en la possession des pontifes qui en gardent jalousement le secret.

 

C'est en Asie centrale que j'entendis pour la première fois parler du mystère des mystères, que je ne puis appeler autrement. Je n'y attachais d'abord qu'une très faible attentions, mais je fus amené par la suite, après avoir médité les témoignages sporadiques et contradictoires qui m'avaient été donnés, à reconnaître toute son importance et toute sa valeur.

 

Les vieillards des rives de l'Amyl me racontèrent une ancienne légende selon laquelle une tribu mongole, qui cherchait à échapper aux exigences de Gengis Khan, se cacha dans une contrée souterraine. Près du lac de Nogan Kul, un Soyote me montra plus tard une excavation d'où se dégageait un nuage de fumée : c'était l'entrée du royaume d'Agharti. C'est par cet orifice qu'un chasseur pénétra autrefois dans le royaume ; après son retour, il commença à raconter ce qu'il avait vu. Alors les lamas lui coupèrent la langue pour l'empêcher de parler du mystère des mystères. Dans sa vieillesse, il revint à l'entrée de la caverne, et disparut dans le royaume souterrain dont le souvenir avait ornée et réjoui son cœur de nomade.

 

J'obtins des renseignements plus détaillés de la bouche de Jelyb Djamsrap, houtouktou de Narabanchi Koure. Il me conta l'histoire du puissant Roi du Monde, sorti du royaume souterrain ; comment il était apparu, quels furent ses miracles et ses prophéties. Je compris alors que derrière cette légende, cette chimère, cette vision collective, quels que soient le nom et le sens qu'on lui prêtait, se cachait non seulement un mystère, mais une force réelle et souveraine, capable d'influer sur le cour des événements politiques en Asie. Je voulus donc en savoir plus.

 

Le gelong favori du prince Choultoun Beyli et le prince lui-même me livrèrent la description du royaume souterrain :

 

- Dans le monde, me dit le gelong, tout est constamment en état de transition et de changement : les peuples, les religions, les lois et les coutumes. Combien de grands empires et de brillantes cultures ont péri ! Cela seul qui reste inchangé, c'est le mal, instruments des mauvais esprits. Il y a plus de six mille ans, un saint homme disparut avec toute une tribu dans les profondeurs de la terre. Depuis, jamais il n'a reparu à la surface du monde, mais plusieurs personnages ont pu visiter son royaume : Cakya-Mouni, Undur Gheghen, Paspa, Baber et d'autres encore. Nul ne sait véritablement où il se trouve. L'un dit en Afghanistan , d'autres aux Indes. Dans cette région, tous les hommes sont protégés contre le mal ; le crime n'existe pas à l'intérieur de ses frontières. La science s'y développée dans la paix, rien n'y est menacé de destruction. Le peuple souterrain a atteint le plus haut degré du savoir. A présent, c'est un grand royaume qui compte des millions de sujets sur lesquels règne le Roi du Monde. Ce dernier connaît toutes les forces de la nature, lit dans toutes les âmes humaines et dans le grand livre de la destinée. Invisible, il règne sur huit cents millions d'hommes, prêts à exécuter ses ordres.

 

Le prince Choutoun Beyli ajouta :

 

- Ce royaume est Agharti. Il s'étend à travers les passages souterrain du monde entier. J'ai entendu un savant lama chinois dire au Bogdo Khan que toutes les cavernes souterraines de l'Amérique sont habitées par le peuple ancien qui disparut jadis sous la terre ; quelques traces de son existence subsistent encore à la surface du pays. Tous les habitants de ce monde souterrain sont gouvernés par des chefs qui reconnaissent la souveraineté du Roi du Monde. Rien de cela n'est explicable : vous n'ignorez pas qu'au milieu des deux plus grands océans de l'Est et de l'Ouest se trouvaient autrefois deux continents. Ils furent engloutis sous les eaux, mais leurs habitants passèrent dans le royaume souterrain. Les cavernes profondes où ils vivent sont éclairées par une lumière particulière qui permet la croissance des céréales et des végétaux et protège les êtres de la maladie.

» Il y a là-dessous de nombreux peuples qui vivent en tribus. Un vieux brahmane bouddhiste du Népal, qui accomplissait la volonté des dieux et se rendait en pèlerinage dans l'ancien royaume de Gengis, le Siam, rencontra un jour un pêcheur qui lui ordonna de prendre place dans sa barque et de voguer avec lui sur la mer. Le troisième jour ils atteignirent une île où vivaient une race d'hommes ayant deux langues avec lesquelles ils parlaient deux langages différents. Ces hommes montrèrent au brahmane des animaux bizarres, des tortues cyclopes à seize pattes, de monstrueux serpents à la chair extrêmement savoureuse, des oiseaux dotés de dents qui attrapaient du poisson pour leurs maîtres. Ils lui dirent qu'ils étaient venus du royaume souterrain et lui en décrivirent certaines régions.

 

Le lama Turgut qui fit le voyage d'Ourga à Pékin avec moi me donna d'autres détails :

 

- La capitale d'Aghartiest entourée de villes où habitent des grands prêtres et des savants. Elle rappelle Lhassa, la ville où le palais du Dalaï-Lama, le Potala, se dresse au sommet d'une montagne recouverte de temples et de monastères. Le trône du Roi du Monde est entouré de deux millions de dieux incarnés. Ce sont les saints panditas. Le palais lui-même est entourés des palais des goros qui maîtrisent toutes les forces visibles et invisibles de la terre, de l'enfer et du ciel, et qui ont tout pouvoir sur la vie et la mort des hommes. Si notre humanité dans sa folie osait leur faire la guerre, ils seraient transformer en déserts. A leur commandement, les arbres, les herbes et les buissons se mettent à pousser ; des hommes ressuscitent. Dans d'étranges chariots, inconnus de nous, ils sillonnent à toute vitesse les étroits corridors qui déroulent leurs méandres à l'intérieur de notre planète. Quelques brahmanes indiens et des dalaï-lamas du Thibet ont réussi à gravir des pics montagneux où nul autre pied humain ne s'était jamais posé ; ils y ont trouvé des inscriptions taillées dans le roc, des traces de pas dans la neige et des marques laissées par les roues d'engins mystérieux. Le bienheureux Cakya-Mouni trouva au sommet d'une de ces montagnes des tablettes de pierre sur lesquelles se trouvaient gravés des mots qu'il ne réussit à déchiffrer qu'à un âge avancé de sa vie. Il pénétra alors dans le royaume d'Agharti, d'où il rapporta les miettes de savoir sacré que sa mémoire avait conservées. C'est là, dans de féeriques palais de cristal, qu'habitent les chefs invisibles des fidèles, le Roi du Monde, Brahytma, qui peut parler à Dieu comme je vous parle, et ses deux assistants, Mahytma, qui connaît les événements de l'avenir, et Mahynga, qui règne sur les causes de ces événements.

» Les saints panditas étudient le monde et ses forces. Parfois les plus savants d'entre eux se rassemblent et envoient des délégués vers les endroits qu'aucun œil humain n'a jamais contemplés. Ceci nous a été décrit par le Tashi Lama qui vivait il y a huit cent cinquante ans. Les plus hauts panditas, une main sur les yeux et l'autre à la base du cerveau de prêtres plus jeunes, les endorment profondément, lavent leurs corps avec une infusion de plantes, les immunisent contre la douleur, gardent les yeux ouverts ; ils voient tout, entendent tout et n'oublient rien de ce qu'ils ont observé. Un goro s'approche d'eux et les fixe longuement du regard. Lentement leurs corps se soulèvent et disparaissent progressivement dans les airs. Le goro reste assis, les yeux fixés sur l'endroit où il les a envoyés ; des fils invisibles les retiennent à sa volonté. Quelques-uns d'entre eux voyagent parmi les étoiles, observent ce qui s'y passe * les peuples, inconnus des terriens, la vie, les lois. Ils épient les conversations, lisent les livres, connaissent la fortune et la misère, la sainteté et les péchés, la piété et le vice... Quelques-uns se mêlent à la flamme, voient la créature de feu, vive et féroce, combattant sans trêve, fondant et martelant des métaux dans les profondeurs des planètes, faisant bouillir l'eau des geysers et des sources thermales, faisant fondre les rochers et déversant par les orifices des montagnes des flots en fusion sur la surface de la terre. D'autres se mêlent aux créatures de l'air, infiniment petites, évanescents et transparents, et pénètrent les mystères et le but de leur existence. D'autres encore glissent dans les profondeurs de la mer et observent le royaume des sages créatures de l'eau, qui transportent et répandent leur bénéfique chaleur sur otue la terre, gouvernent les vents, les vagues et les tempêtes. Au monastère d'Erdeni Dzou vivait autrefois Pandita Houtouktou qui était venu d'Agharti. En mourant, il parla du temps où il avait vécu, selon la volonté du goro, sur une étoile rouge à l'est du firmament, puis sur l'océan couvert de glace, enfin parmi les feux orageux qui brûlent les entrailles de la terre.

 

Telles sont les histoires que j'entendis raconter dans les yourtas des princes et dans les monastères lamaïstes. Le ton des récitants interdisait qu'on fît planer sur ces récits le moindre doute.

 

Mystère...

16/02/2024

Gilles (Pierre Drieu la Rochelle)

Pierre Drieu la Rochelle, Gilles, pp. 110-112, Folio
 

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(...) Il savait qu'aux yeux de Myriam, l'argent qu'elle lui apportait, c'était la facilité de travailler à sa guise. Elle ne savait pas ce que serait ce travail. Le savait-il ? S'il se livrait à son penchant naturel, il n'imaginait pas des actes ou des oeuvres contrôlables par le succès ; il sentait en lui un penchant infini à l'immobilité, à la contemplation, au silence. Il s'arrêtait souvent au milieu d'une rue, au milieu d'une chmabre pour écouter. Ecouter quoi? Ecouter tout. Il se sentait comme un ermite léger, furtif, solitaire, qui marche à pas invisibles dans la forêt et qui se suspend pour saisir tous les bruits, tous les mystères, tous les accomplissements. Il souhaitait de se promener pendant des années dans les villes et dans les forêts, de n'être nulle part et d'être partout. Le rêveur a le goût divin de l'omniprésence.
 
Pouvait-on appeler cela : travail? Certes non, dans le langage ordinaire des hommes. Ils veulent des manifestations qui tombent sous le sens.
 
Il avait adoré la lecture, maintenant il la rejetait un peu comme une drogue qui absorbe tous les charmes de la vie. En tout cas, ç'avait été une étude qui l'avait préparé aux études intimes, originales, aux expériences. Il reprenait parfois cette étude liminaire ; au milieu d'un bar il sortait un livre de sa poche. Il n'ignorait pas que sa conduite se cherchait à travers le désordre des tâtonnements. Quand il s'était mis à écrire à l'hôpital, il avait été étonné. Il avait tenté de considérer ce geste fortuit comme un aboutissement, d'en faire un achèvement. Mais il avait secoué la tête, méfiant. Quand il avait relu, au bout de quelque temps, ce qu'il avait écrit, il n'y avait pas trouvé cette contradiction essentielle qui fait la poésie, seule vraie littérature. C'est pourquoi il avait froncé les sourcils quand Myriam lui avait dit : "Vous écrirez." Non, faute de génie, il se tairait et se contenterait de contempler, de méditer. Cela ferait une prière lumineuse qui capterait plus que les bavardages du talent et qui serait en plus sûr accompagnement aux rares voix de ceux qui ont le droit de parler. Il écouterait, il regarderait les hommes. Il était leur témoin le plus actuel et le plus inactuel, le plus présent et le plus absent. Il les regarderait vivre avec un oeil aigu dans leurs moindres frémissements de jadis et de demain, et soudain il prenait du champ et ne les apercevait plus que comme une grande masse unique, comme un grand être seul dans l'univers qui traversait les saisons, grandissait, vieillissait, mourait, renaissait pour revivre un peu moins jeune. Il sentait avec angoisse, et avec volupté dans l'angoisse, l'aventure humaine comme aventure mortelle... à moins qu'elle ne se renonce, se désincarne et, avouant son épuisement, se rejette en Dieu.
 
A quelques instants, pendant la guerre, il avait senti la vie, non plus comme une plante ou un animal qui croît, puis décroît avec de ravissantes inflexions, mais comme un frémissement spirituel prêt à se détacher, immobile, mystérieux et désormais indicible. C'était à ces instants-là qu'il avait été le plus tenté par la mort comme plus secrètement vivante que la vie. Au delà de l'agonie l'appelait une vie intime. Il avait eu, dans les tranchées, des heures d'extase ; il avait fallu les plus terribles convulsions pour l'en réveiller. Lors des premières permissions, il n'avait eu envie ni des femmes, ni de Paris. Comme hébété, chez son tuteur, en Normandie, il regardait la mer ou bien il marchait interminablement dans l'église du village, jetant de temps à autre un coup d'oeil sur la vierge, mère du Dieu, sur le Dieu qui se fait homme pour prendre par la main l'homme et l'emmener dans les profondeurs infernales. Il se sentait entraîné dans le cycle divin de la création et de la rédemption. C'était, plus exquise, sa béatitude des tranchées : le soupir imperceptible de l'éternel au sein de l'être.
 
Mais, maintenant, il était repris par le séduisant mouvement de hanche de la vie charnelle. Il avait revu le Louvre, la place de la Concorde, les Champs-Elysées, Versailles. Il entrevoyait les trésors de plasticité qui gisent au sein de la femme, le déchirant jeu de la politique, mille et mille choses. Mille. Je vivrai mille minutes, je respirerai cette touffe de fleurs dans ma main.