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08/01/2024

Le Grand Jeu (Jean Parvulesco)

Jean Parvulesco, Un Retour en Colchide, Acqua Alta, pp. 230/232, aux édition Guy Trédaniel Editeur

 

(620) Cet après-midi, j'ai pris un verre, au parc de la Muette, avec Cyril Loriot, le principal responsable des éditions parisiennes Le Grand Souffle. Sous l'influence directe et avouée de ce qu'avait été, dans son temps, Le Grand Jeu, les principaux protagonistes actuels du Grand Souffle semblent agir comme un groupe dont l'objectif premier serait celui de susciter des rencontres fertiles entre divers courants antagonistes de pensée, d'engagement, de doctrine, de « vision de la vie ». Des rencontres ne cherchant pas tellement à surmonter leurs oppositions foncières, mais à faire acte de leurs confrontations lucides, en vue de certaines constatations ultérieures, essentiellement imprévues pour le moment. Dans la « chaleur d'être là », écrit Cyril Loriot, Le Grand Souffle entend mener la « guerre sainte contre la pensée du monde moderne ».

 

Je sais qu'il vient de demander à Alain Santacreu d'être responsable d'une collection intitulée Contrelittérature. Ce dernier définit ainsi les buts de sa nouvelle charge missionnaire : «  De même que le Graal fut la pierre tissée – lapis textilis – de la littérature arthurienne, le Sacré-Cœur est le blason de la contrelittérature, sa mise en demeure ». (Léon XIII : «  Aujourd'hui, un autre symbole divin, présage très heureux, apparaît à nos yeux : c'est le Cœur très sacré de Jésus, resplendissant d'un éclat incomparable au milieu des flammes... »)

 

A la fin de notre entretien d'aujourd'hui, Cyril Loriot vint à me demander brusquement, comme s'il voulait conclure :

- Mais, en définitive, qui êtes-vous, Jean Parvulesco ? Qui êtes-vous, et qu'est-ce que vous êtes en train de vouloir faire ? Quels sont vos buts ultimes ?

J'ai répondu :

- Je suis un agent secret du Christ. Un agent secret de Jésus. Ce que j'entends faire, c'est ouvrir les chemins du Regnum Christi dont l'avènement, désormais, n'est plus tellement lointain ; dont il se pourrait même qu'il fut, en quelque sorte, imminent. Vous voyez, j'ose le dire.

 

- Est-ce possible ? Comment pouvez-vous penser un seul instant que l'hindouisme ; que le bouddhisme, que l'islamisme pourraient accepter la conception catholique de la personne humaine ? Pour toutes ces religions – pour toutes ces civilisations – la personne humaine n'existe pas, ne possède aucune espèce d'importance, car seule compte pour elles le « tout cosmique ».

 

- Elles finiront par y venir, ces religions du « tout cosmique ». Déjà saint Maximilien Kolbe avait réussi à installer au Japon, à Nagasaki – à Nagasaki justement – une communauté catholique extrêmement importante, de plus en plus active, dont seule la guerre a arrêté le développement. Souvenez-vous qu'il a eu la grâce de voir en avant les noces finales de l'hindouisme et du catholicisme. La visite en Inde de Jean-Paul II a constitué – confidentiellement peut-être, mais très certainement – un immense pas en avant quand une jeune prêtresse hindoue lui a tracé le « signe rouge », le « trident » sur le front. J'ai gardé une photo du moment extraordinairement significatif où cette jeune femme a marqué au rouge le front de Jean-Paul II, et je ne cesse de la regarder.

 

C'est alors que Cyril Loriot a fini par me poser la question qui le taraudait à mon égard :

- Mais, ainsi que l'on n'a pas cessé de me le répéter de tous les côtés, est-ce vrai que vous seriez d' « extrême droite » ?

 

- Moi, d'extrême droite ? Ah, la sordide blague ! Non, je ne suis pas et n'ai jamais été d'extrême droite. Je suis, et j'ai toujours été, de l'extrême droite de l'extrême droite... Car je tiens à me situer moi-même et c'est là qu'est vraiment ma place...

 

- Bon, maintenant je crois avoir compris... Je ne vous cache pas que cela me dérange, pour moi-même et pour le Grand Souffle...

 

- Ah ! Que non ! En réalité, vous n'avez pas, vous ne pouvez avoir compris rien du tout, parce que l'heure n'est pas encore venue pour cela... Mais je vous le dis : ma parole est la dernière parole de ce monde, et par cela même la parole nouvelle aussi, la parole absolument nouvelle, la toute première « parole nouvelle ». Ou, si l'on veut, l'outre-parole à venir...

 

Dehors il pleuvait à verse, une pluie raide et glacée d'hiver. A quatre heures de l'après-midi, il fait déjà nuit. Je bois du champagne, je suis autre et ailleurs. Derrière moi, devant moi, il n'y a plus qu'un désert immense et tranquille. Une morne aube s'élevant sur les marges incertaines d'une nuit incertaine, et maintenant il me faudra faire avec.

 

Cyril Loriot m'apprend que les jeunes gens du Grand Jeu étaient tous communistes, membres du PCF. (Les éditions du Grand Souffle ont récemment réédité Le Grand Jeu, Les enfants de Rimbaud, de Michel Random, ainsi que deux livres décisifs de Rolland de Renéville, L'expérience poétique, ou le feu secret du langage ainsi que Rimbaud le voyant).

 

(620)  « Au bout de sept cents ans le laurier reverdira. » Une longue, trop longue étape, vient d'être achevée, ou est en train de l'être. Le sommeil sacré – qui n'a jamais été qu'une demi-veille – n'est sans doute plus de mise. J'ai peut-être (en parlant ici de l'anti-parole à venir) dit plus que je n'avais le droit de dire déjà. Cette incontenance ne serait-elle pas une épreuve obligée, un seuil dangereux à franchir ? Une instance d'initiation spirituelle à prendre entièrement sur moi ? Le « mystérieux ruisseau interdit » dont parlait Regius Montanus, et qu'il faut enjamber à l'heure suprêmement décisive que je vois à présent ?

 

La rencontre de cet après-midi avec Cyril Loriot a-t-elle agi sur moi comme une provocation inattendue, comme une incitation à sauter le pas ?

 

Dans tous les cas, elle a eu sur moi un effet philosophiquement irrémédiable. Quelque chose s'est produit dont il m'est impossible d'ignorer l'importance, le voile de la virginité d'Artémis d’Éphèse a été déchiré.

 

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07/12/2023

Frédéric de Hohenstaufen et l'Ombre de l'Unique


 

Benoist-Mechin, Frédéric de Hohenstaufen ou le rêve excommunié, Cinquième partie – Le Roi de Jérusalem (juillet 1228 – octobre 1230), VII/VIII, pp. 182-187, Librairie Académique Perrin

 

VII

 

Le printemps éclatait partout. Les feuilles, les fleurs, les oiseaux, tout proclamait à sa façon la résurrection de la vie.

 

Pourtant, des nuages sombres s'accumulaient à l'horizon, qui n'allaient pas tarder à venir empoisonner l'atmosphère. Ils commencèrent à se faire sentir dés l'après-midi qui suivit la cérémonie du couronnement.

 

Frédéric avait convoqué à la tombée du jour le Grand Maître des Templiers et celui des Hospitaliers, qui étaient revenus à Jérusalem quoiqu'en empruntant un chemin diffèrent du sien pour bien marquer qu'ils réprouvaient son entreprise. Il voulait examiner avec eux les mesures à prendre pour redresser les remparts de la ville qui avaient été démantelés sur l'ordre de Saladin. Il savait que le traité de Jaffa reposait essentiellement sur le bon vouloir de deux personnes : Al-Khamil et lui-même.

 

Le jour où ils ne seraient plus là, que resterait-il de l'accord ?

 

Pour assurer son maintien, il fallait que les barons francs s'unissent et renonçassent aux querelles qui les opposaient les uns aux autres et leur avaient déjà causé des pertes que seule son intervention avait réussi à compenser. Il fallait aussi relever les remparts croulants de Jérusalem et des principales villes du royaume, pour ôter aux Musulmans toute envie de les reconquérir.

 

La discussion eut lieu sur l'emplacement même des remparts. Y assistaient Hermann von Salza et les deux évêques anglais, dont on retrouve partout en filigrane la présence muette. Malheureusement les deux autres Grands Maîtres ? Pierre de Montaigu et Bertrand de Thessy, ne purent s'accorder sur rien. Ils soulevèrent sans cesse de nouvelles difficultés et demandèrent, pour finir, un délai de réflexion. Il était manifeste qu'ils ne voulaient pas s'entendre, ni coopérer en quoi que ce soit avec Frédéric, pour lequel ils nourrissaient à présent une aversion non déguisée. Il faut dire, à leur décharge, que Frédéric n'avait guère ménagé leurs intérêts dans le traité de Jaffa. Après avoir confisqué leurs biens en Sicile, il venait de leur signifier qu'ils ne réintégreraient pas la maison de la mosquée El Aqsa où avaient vécu, pendant des années, leurs Grands Maîtres, leurs chanceliers et leurs commandeurs. Les Hospitaliers, quoique plus modérés, étaient jaloux des chevaliers teutoniques dont Frédéric avait comblé le Grand Maître de cadeaux. Il lui avait donné, coup sur coup, les châteaux de Montfort et de Toron, un territoire près de Sidon et enfin le « Manoir du roi », une résidence superbe située à proximité de la Tour de David, pour le récompenser des services éminents qu'il n'avait cessé de lui rendre. Exaspéré, Frédéric mit un terme à cette discussion, qui lui parut soudain sans objet, et renvoya les Grands Maîtres chez eux.

 

Mais ce fut surtout le lendemain, 18 mars, que la situation prit un caractère franchement orageux. Le patriarche Giraud avait défendu aux Croisés de se joindre au cortège de Frédéric et de participer à son entrée à Jérusalem. Mais, pour la plus grande mortification du patriarche, cet ordre n'avait pas été suivi. Emportée par la ferveur générale, une foule de pèlerins avait accompagné l’Empereur et s'était même bousculée sur le parvis du Saint-Sépulcre.

 

Pour se disculper de ce qui pouvait apparaître aux yeux du Pape comme une grave infraction à ses directives – et qui trahissait à tout moins un sérieux manque d'autorité – , le patriarche décida de recourir à une sanction terrible. Il envoya l'archevêque de Césarée à Jérusalem, en lui enjoignant de frapper d'interdit le Saint-Sépulcre et toutes les autres églises de la ville. Frapper une église d'interdit n'était nulle part une petite affaire. Mais frapper de cette mesure le Saint-Sépulcre lui-même était un acte proprement inouï. Il revenait presque à mettre en cause la divinité du Christ...

 

Habituellement la chose se passait suivant une dramaturgie lugubre,, qui mettait en évidence le goût du Moyen Age pour le sombre et le macabre. Les portes de l'église étaient sorties de leurs gonds et leur ouverture bouchée par des faisceaux de ronces. Les autels étaient dépouillés de tout ornement, les cierges éteints, les crucifix renversés, les ossements des saints tirés de leurs châsses et aucun office religieux n'avait plus lieu dans l'édifice. Aucun sacrement n'y était plus administré en dehors du baptême des enfants nouveaux-nés et de la confession des mourants. Une église frappée d'interdit était, au sens propre du terme, un lieu frappé de mort. Tous ces actes avaient pour objet de provoquer une psychose d'horreur : ils impressionnaient les esprits beaucoup plus fortement qu'une sentence d'excommunication. Appliqués au Saint-Sépulcre, ils apparurent à Frédéric comme un outrage personnel qui suscita en lui un mélange de tristesse et de colère. A quoi bon s'être donné tant de peine, à quoi bon avoir couru tant de risques pour faire restituer les Lieux saints à la Chrétienté, si c'était pour en interdire l'accès aux fidèles ?

 

Frédéric convoqua l'évêque de Césarée pour lui demander des explications. Mais, tout comme le patriarche Giraud, celui-ci s'abstint de répondre à son appel. Il avait reçu l'ordre de traiter l'Empereur comme s'il n’existait pas.

 

Écœuré par tant de sectarisme et de haine, Frédéric aurait voulu quitter Jérusalem au plus vite. Mais c'était impossible. Le sultan Al-Khamil l'avait invité à visiter, le lendemain, les sanctuaires musulmans en compagnie de Chems ed-Dine. Alors que les Lieux saints chrétiens se fermaient devant lui, les Lieux saints islamiques s'ouvraient pour l'accueillir. Il ne pouvait faire, à ceux qui lui rendaient cet honneur, l'affront de décliner leur invitation. D'autant qu'en temps normal le Haram était rigoureusement interdit aux Non-Musulmans.

 

VIII

 

Le lendemain, Frédéric se leva d’humeur morose. Il n'avait pas encore digéré l'outrage que lui avaient fait subir le patriarche Giraud et l'évêque de Césarée. Aussi est-ce avec une âme partagée entre la colère et l'indignation qu'il se rendit sur le seuil de la mosquée Al Aqsa où l'attendaient Chems ed-Dine, le cadi de Naplouse, qu'Al-Khamil avait chargé de lui faire visiter les lieux. Frédéric s'était fait accompagner, pour la circonstance, par quelques-uns des savants qu'il avait amenés avec lui de Brindisi et qui, dans cette phase de son voyage, reparaissaient opportunément sur le devant de la scène.

 

Lorsque, vêtu de son grand manteau de pèlerin, il eut gravi les marches menant au Dôme du Rocher et eut commencé à déambuler, à côté de Chems ed-Dine, sur l'immense esplanade bordée d'arcades à travers lesquelles on apercevait les deux symboles tangibles de la souffrance des hommes et des souffrances de Dieu – la vallée de Josaphat et le mont des Oliviers –, il éprouva le même sentiment que tous ceux qui, d'âge en âge, ont parcouru cet espace sacré : celui d'être délivré du poids des choses terrestres.

 

Comme il avait pu durant la nuit, les dalles de la plate-forme qui occupe le sommet du mont Moriah étaient recouvertes d'une pellicule luisante qui reflétait le ciel et donnait au visiteur l'impression d'être transporté quelque part entre ce monde et l'autre, en un point où il dominait les espaces et les siècles. Mais lorsque Frédéric approcha le Dôme du Rocher ce fut bien autre chose....

 

Cet octogone sublime le surprit d'emblée par sa grâce et son degré de conservation inattendu car, fondé en 691, il était déjà vieux de six cents ans. La pluie avait lustré ses revêtements de faïence, faisant chanter éperdument ses roses, ses gris, ses azurs et ses ors. Elle avait cerné d'un liséré d'argent ses colonnes, ses corniches et le profil de sa coupole, les faisant scintiller sous la lumière du matin, en sorte que l'édifice entier paraissait plus léger que les frondaisons des cyprès qui l'entouraient comme autant de flammes sombres. Rien ne semblait pouvoir approcher davantage de la perfection.

 

Précédé de Chems ed-Dine, Frédéric pénétra dans le sanctuaire. Tout son centre était occupé par un rocher creusé en forme de grotte, mais si exigu que deux personnes pouvaient à peine s'y tenir à la fois. Une inscription était gravée dans chacun de ses six angles inégaux.

 

« Ici a prié Abraham », dit Chems ed-Dine à voix basse en désignant tour à tour chacun d'eux. « Ici, a prié David. Ici, Salomon. Ici, Elie. Ici, Jésus. Ici, enfin, Mahomet, le sceau de la Révélation. »

 

Quelle litanie ! L'esprit avait peine à imaginer la somme incalculable d'extases et d'illuminations que représentait cet ensemble de noms. Cet espace minuscule était le point de convergence de tous les monothéismes du monde, c'est pourquoi il était aussi sacré pour les Juifs que pour les Chrétiens, pour les Chrétiens que pour les Musulmans. Tous y révéraient un Dieu unique sous des vocables différents. « Cieux écoutez ! Terre, prête l'oreille ! Car l'Eternel parle.... » On se demandait comment ce rocher n'avait pas été foudroyé par la chute successive de ces tourbillons d'éclairs...

 

Mais il n'avait pas été foudroyé. C'étaient les prophètes, au contraire, qui étaient montés au ciel, transformés en torches par l'intensité de leur vision. Elie avait été emporté par un chariot de feu. Jésus, revêtu d'une aura de lumière, était remonté vers son Père. Quant à Mahomet, c'était d'ici même qu'il avait effectué son ascension sur sa jument ailée Bourak. Son élan avait été si impétueux qu'il avait laissé dans la pierre l'empreinte de son pied. C'était au cours de ce voyage qu'il avait vu, nous disent les Haddiths, « les sept cieux de l'enfer et du paradis, et Allah, derrière soixante-dix mille rideaux de lumière, séparés chacun par cinq cents ans de distances ».

 

– « A quoi servent ces petites grilles qui entourent le rocher ? » demanda Frédéric à l'un des desservants du temple.

 

– « A empêcher les petits oiseaux d'y pénétrer », répondit le desservant.

 

– « Les petits oiseaux ? » répliqua Frédéric en souriant, « et Dieu, au contraire, y a rassemblé des géants ».

 

A ce moment Frédéric se tourna vers Hermann von Salza qui l'avait accompagné et lui dit, le visage chaviré par l'émotion : – « Voyez ! C'est aujourd'hui le jour de la Rédemption ! » (Sieht ! Es ist heute des Tag des Heils!), voulant signifier par là que c'était le jour où se réalisait la conjonction de l'immanence et de la transcendance, du visible et de l'invisible.

 

Lorsque vint l'heure de la prière de midi et que résonna l'appel du muezzin, plusieurs de ceux qui escortaient Frédéric et que le chroniqueur arabe Ibn al-Jawzi nomme erronément « ses valets », puisqu'il ajoute aussitôt « et notamment un Sicilien avec lequel il lisait les divers chapitres de la Logique (d'Aristote) », s'agenouillèrent et récitèrent ensemble la Fatihah ou première prière du Coran, révélant par là qu'ils étaient Musulmans.

 

Chems ed-Dine n'en fut pas peu surpris. Mais son mécontentement dépassa bientôt sa surprise, car un muezzin se mit à psalmodier l'appel à la prière. Or Al-Khamil avait enjoint aux gardiens du temple de demeurer silencieux durant tout le séjour de Frédéric à Jérusalem, «  de crainte que leurs appels à la prière n’offensent ses oreilles ». Le cadi de Naplouse envoya immédiatement un garde au muezzin, pour lui dire de pas enfreindre les ordres du Sultan et lui commander de se taire. Frédéric, s'en étant aperçu, lui en fit le reproche :

 

– « Pourquoi veux-tu faire taire ce muezzin ? » lui demanda-t-il. « Je t'en prie, laisse-le dérouler sa pieuse mélopée puisque c'est justement pour l'entendre que je suis venu ici ! »

 

Cette journée de calme et de détente – dont il se souviendrait longtemps – avait manifestement rasséréné l'âme de Frédéric. Il en alla de même de la nuit qu'il passa dans la maison du cadi et au cours de laquelle, conformément à son désir, les muezzins rivalisèrent de ferveur en lançant vers le ciel leurs appels à la prière du soir et de l'aube. Frédéric les écouta avec ravissement. Ce fut seulement le lendemain que survint un incident pénible qui fit monter à sa tête une bouffée de chaleur.

 

Frédéric s'était levé très tôt. Il venait de traverser l'esplanade pour admirer le Dôme du Rocher baigné par les premiers rayons de l'aurore, lorsqu'il aperçut une scène qui déchaîna sa colère. Il vit un prêtre catholique, assis à côté de l'empreinte laissée par le pied de Mahomet, qui tenait un Évangile ouvert et réclamait des taxes aux visiteurs, d'ailleurs peu nombreux étant donné l'heure matinale, mais avec un air hautain, comme si le sanctuaire eût été sa propriété personnelle. Frédéric se dirigea vers lui comme s'il voulait lui demander sa bénédiction ; puis, soudain, il lui assena un coup de poing si violent qu'il le renversa par terre.

 

– « Porcs ! » s'exclama-t-il, « le Sultan nous a accordé la faveur de nous laisser visiter ce lieu, et vous osez agir ainsi ? Si l'un d'entre vous pénètre encore ici avec ce genre d'intentions et de manières, je le tuerai ! »

 

Il fallu que Chems ed-Dine, attiré par le bruit de la dispute, vînt apaiser Frédéric et l'assurer qu'il prendrait les mesures nécessaires pour que ce genre d'incident ne se reproduisît plus. Mais l'Empereur était triste : cette altercation lui prouvait que, malgré tous ses efforts, il faudrait encore bien du temps pour que la coexistence christinao-musulmane prît racine dans les âmes. Partout, il se heurtait à ce qu'il détestait le plus : l'incompréhension, le sectarisme et l'intolérance. D'où la violence de sa réaction.

 

Une heure plus tard, Frédéric remercia Chems ed-Dine de ses bontés, distribua une somme d'argent aux desservants du temple, et redescendit vers la ville chrétienne.

 

IX

 

Frédéric ne demeura que quelques heures à Jérusalem. Il avait hâte de retourner à Saint-Jean-d'Acre, pour soumettre le patriarche Giraud à un interrogatoire en règle et lui demander des explications sur sa conduite inqualifiable...

 

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14/12/2022

Des visitations charitables (Jean Parvulesco au sujet de la conversion de René Guénon à l'Islam)

Jean Parvulesco, Le Soleil Rouge de Raymond Abellio, Raymon Abellio et la montée planétaire d'un nouveau terrorisme, le terrorisme métapolitique, Des visitations charitables, pp. 109-, Guy Trédaniel Editeur

 

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Chaque saison spirituelle et théosophique du monde conçu comme une spirale assomptionnelle en marche vers le soleil occulte de son propre centre, toujours en élévation, chaque saison spirituelle et théosophique du monde compris, de par cela même, suivant le cours de son plus grand dessein cyclique, dispose, les anciens philosophes le savaient aussi, d'une sorte de préfiguation énigmatique propre.

 

Quelle serait donc cette préfiguration énigmatique des temps d'incertitudes nihilistes, de désir secret d'auto-anéantissement et d’horreur apocalyptique finale qui sont les temps de notre génération ? Dans l'espace de plus en plus crépusculaire où semblent s'accomplir aujourd'hui les dernières destinées européennes du monde, cette préfiguration énigmatique apparaît, je crois, et se déclare – à supposer que l'on fût en état de lire, de s’approprier les signes ultimes – avec le mystère de ce qu'il est convenu d'appeler le passage de René Guénon à l'Islam et, d'autre part, avec les implications générales, métahistoriques et plus élevées encore, et plus cachées, de cette conversion qui, en tout état de cause et quoi qu'il en est, n'en fut pas une. En effet, on se souvient que, dans une correspondance désormais célèbre, René Guénon confessait très clairement qu'il ne s'était jamais converti à rien. Je cite : « Nous n'avons jamais été converti à quoi que ce soit ». René Guénon nierait-il ainsi son incursion notoire dans l'Islam, son rattachement à celui-ci ? Absolument pas. Ce que René Guénon voulait dire, c'est que des grands spirituels ayant franchi certains degrés ultimes de la spirale occulte qui régit toute montée initiatique majeure parviennent, un jour, à des hauteurs où les appartenances spécifiantes ne signifient plus rien, et d'où la visitation ultérieure des logis prophétiques des uns et des autres relèvent exclusivement de la charité sacrificielle, de ce que l'on appelle, aussi, la réalisation descendante.

 

Encore une fois donc : certains spirituels engagés, par choix providentiel, dans la spirale des plus exceptionnelles montées initiatiques et dépassant, ainsi, l'étage des appartenances spécifiantes, peuvent envisager d'entreprendre la visitation missionnaire des demeures traditionnelles de leur choix, ou du choix qu'on leur imposerait, car, eux-mêmes déjà hors de toute spécifications trouveraient alors, dans la redescente vers le monde de la séparation, matière à donation charitable soit de l'ordre de l'enseignement secret soit de celui des conspirations théologales, cosmologiques ou métahistoriques dont les sens échappe d'avance à toute appréciation extérieure au domaine de leur action propre.

 

En tout cas, c'est la dialectique de cette visitation descendante qui doit arrêter, définir le statut le plus juste du passage à l'Islam, de la soi-disant conversion islamique de l'homme plus ou moins appelé René Guénon : sur les sommets de la déspécification, le mystère de ce qui s'est fait avec René Guénon dans les couloirs d'influence de l'Islam le plus haut devra rester dans doute à jamais non-dévoilé, un mystère sans faille et ne concernant que ce qu'il y avait eu à faire quand cela s'est fait, dans les conditions et à l'heure majeure où il fallait que cela se fasse.

 

Mais la si mystérieuse visitation descendante de l'Islam charitablement assumé par René Guénon ne saurait en aucun cas être prise pour modèle, ni suivie donc, ni imitée, ni surtout envisagée comme le signe de je ne sais quelle entreprise de grand glissement religieux à venir, où l'Occident se devrait de rejoindre, d'une manière ou autre, les hautes terres spirituelles de l'Islam. L'aventure spirituelle de René Guénon à l'ombre de l'Islam ne concerne que René Guénon lui-même et certains groupes de ses témoins directs, et c'est à travers René Guénon et ces groupes de témoins directs, exclusivement – je pense aux groupes de travail spirituel polarisés par Michel Vâlsan – que la station islamique du grand spirituel de Blois se trouve appelée à influencer, dans les temps prévus pour cela, les destinées profondes du monde occidental à sa fin.

 

Le salut spirituel et la délivrance du monde de l'Ouest plongé, actuellement, dans le mystère de sa plus grande nuit antarctique, le reconditionnement cosmologique et métapsychique profond de l'Occident à sa fin devront se faire par d'autres voies et, en attendant que l'heure suprêmement décisive émerge des ténèbres, se poursuivent par d'autres voies encore, clandestinement. En attendant donc le prochain grand réveil des confréries ésotériques occidentales, les tous petits groupes, voire même les éléments séparés, plongés dans la plus profonde clandestinité ontologique et spirituelle, qui, aujourd'hui, en Europe et à l'intérieur des espaces continentaux de prédestination européenne, se gardent en état d'éveil et n'en finissent plus de faire la volonté occulte de l'Esprit et de l'Imperium d'embrasement que celui-ci entretient dans l’invisible, reçoivent leur nourriture vivante par la voie des trois derniers canaux de conduction souterraine, nocturne, illégale et secrète, conduction que j'appellerai celle des dernières voies polaires. Quelles sont celles-ci ?...