Frédéric de Hohenstaufen et l'Ombre de l'Unique (07/12/2023)


 

Benoist-Mechin, Frédéric de Hohenstaufen ou le rêve excommunié, Cinquième partie – Le Roi de Jérusalem (juillet 1228 – octobre 1230), VII/VIII, pp. 182-187, Librairie Académique Perrin

 

VII

 

Le printemps éclatait partout. Les feuilles, les fleurs, les oiseaux, tout proclamait à sa façon la résurrection de la vie.

 

Pourtant, des nuages sombres s'accumulaient à l'horizon, qui n'allaient pas tarder à venir empoisonner l'atmosphère. Ils commencèrent à se faire sentir dés l'après-midi qui suivit la cérémonie du couronnement.

 

Frédéric avait convoqué à la tombée du jour le Grand Maître des Templiers et celui des Hospitaliers, qui étaient revenus à Jérusalem quoiqu'en empruntant un chemin diffèrent du sien pour bien marquer qu'ils réprouvaient son entreprise. Il voulait examiner avec eux les mesures à prendre pour redresser les remparts de la ville qui avaient été démantelés sur l'ordre de Saladin. Il savait que le traité de Jaffa reposait essentiellement sur le bon vouloir de deux personnes : Al-Khamil et lui-même.

 

Le jour où ils ne seraient plus là, que resterait-il de l'accord ?

 

Pour assurer son maintien, il fallait que les barons francs s'unissent et renonçassent aux querelles qui les opposaient les uns aux autres et leur avaient déjà causé des pertes que seule son intervention avait réussi à compenser. Il fallait aussi relever les remparts croulants de Jérusalem et des principales villes du royaume, pour ôter aux Musulmans toute envie de les reconquérir.

 

La discussion eut lieu sur l'emplacement même des remparts. Y assistaient Hermann von Salza et les deux évêques anglais, dont on retrouve partout en filigrane la présence muette. Malheureusement les deux autres Grands Maîtres ? Pierre de Montaigu et Bertrand de Thessy, ne purent s'accorder sur rien. Ils soulevèrent sans cesse de nouvelles difficultés et demandèrent, pour finir, un délai de réflexion. Il était manifeste qu'ils ne voulaient pas s'entendre, ni coopérer en quoi que ce soit avec Frédéric, pour lequel ils nourrissaient à présent une aversion non déguisée. Il faut dire, à leur décharge, que Frédéric n'avait guère ménagé leurs intérêts dans le traité de Jaffa. Après avoir confisqué leurs biens en Sicile, il venait de leur signifier qu'ils ne réintégreraient pas la maison de la mosquée El Aqsa où avaient vécu, pendant des années, leurs Grands Maîtres, leurs chanceliers et leurs commandeurs. Les Hospitaliers, quoique plus modérés, étaient jaloux des chevaliers teutoniques dont Frédéric avait comblé le Grand Maître de cadeaux. Il lui avait donné, coup sur coup, les châteaux de Montfort et de Toron, un territoire près de Sidon et enfin le « Manoir du roi », une résidence superbe située à proximité de la Tour de David, pour le récompenser des services éminents qu'il n'avait cessé de lui rendre. Exaspéré, Frédéric mit un terme à cette discussion, qui lui parut soudain sans objet, et renvoya les Grands Maîtres chez eux.

 

Mais ce fut surtout le lendemain, 18 mars, que la situation prit un caractère franchement orageux. Le patriarche Giraud avait défendu aux Croisés de se joindre au cortège de Frédéric et de participer à son entrée à Jérusalem. Mais, pour la plus grande mortification du patriarche, cet ordre n'avait pas été suivi. Emportée par la ferveur générale, une foule de pèlerins avait accompagné l’Empereur et s'était même bousculée sur le parvis du Saint-Sépulcre.

 

Pour se disculper de ce qui pouvait apparaître aux yeux du Pape comme une grave infraction à ses directives – et qui trahissait à tout moins un sérieux manque d'autorité – , le patriarche décida de recourir à une sanction terrible. Il envoya l'archevêque de Césarée à Jérusalem, en lui enjoignant de frapper d'interdit le Saint-Sépulcre et toutes les autres églises de la ville. Frapper une église d'interdit n'était nulle part une petite affaire. Mais frapper de cette mesure le Saint-Sépulcre lui-même était un acte proprement inouï. Il revenait presque à mettre en cause la divinité du Christ...

 

Habituellement la chose se passait suivant une dramaturgie lugubre,, qui mettait en évidence le goût du Moyen Age pour le sombre et le macabre. Les portes de l'église étaient sorties de leurs gonds et leur ouverture bouchée par des faisceaux de ronces. Les autels étaient dépouillés de tout ornement, les cierges éteints, les crucifix renversés, les ossements des saints tirés de leurs châsses et aucun office religieux n'avait plus lieu dans l'édifice. Aucun sacrement n'y était plus administré en dehors du baptême des enfants nouveaux-nés et de la confession des mourants. Une église frappée d'interdit était, au sens propre du terme, un lieu frappé de mort. Tous ces actes avaient pour objet de provoquer une psychose d'horreur : ils impressionnaient les esprits beaucoup plus fortement qu'une sentence d'excommunication. Appliqués au Saint-Sépulcre, ils apparurent à Frédéric comme un outrage personnel qui suscita en lui un mélange de tristesse et de colère. A quoi bon s'être donné tant de peine, à quoi bon avoir couru tant de risques pour faire restituer les Lieux saints à la Chrétienté, si c'était pour en interdire l'accès aux fidèles ?

 

Frédéric convoqua l'évêque de Césarée pour lui demander des explications. Mais, tout comme le patriarche Giraud, celui-ci s'abstint de répondre à son appel. Il avait reçu l'ordre de traiter l'Empereur comme s'il n’existait pas.

 

Écœuré par tant de sectarisme et de haine, Frédéric aurait voulu quitter Jérusalem au plus vite. Mais c'était impossible. Le sultan Al-Khamil l'avait invité à visiter, le lendemain, les sanctuaires musulmans en compagnie de Chems ed-Dine. Alors que les Lieux saints chrétiens se fermaient devant lui, les Lieux saints islamiques s'ouvraient pour l'accueillir. Il ne pouvait faire, à ceux qui lui rendaient cet honneur, l'affront de décliner leur invitation. D'autant qu'en temps normal le Haram était rigoureusement interdit aux Non-Musulmans.

 

VIII

 

Le lendemain, Frédéric se leva d’humeur morose. Il n'avait pas encore digéré l'outrage que lui avaient fait subir le patriarche Giraud et l'évêque de Césarée. Aussi est-ce avec une âme partagée entre la colère et l'indignation qu'il se rendit sur le seuil de la mosquée Al Aqsa où l'attendaient Chems ed-Dine, le cadi de Naplouse, qu'Al-Khamil avait chargé de lui faire visiter les lieux. Frédéric s'était fait accompagner, pour la circonstance, par quelques-uns des savants qu'il avait amenés avec lui de Brindisi et qui, dans cette phase de son voyage, reparaissaient opportunément sur le devant de la scène.

 

Lorsque, vêtu de son grand manteau de pèlerin, il eut gravi les marches menant au Dôme du Rocher et eut commencé à déambuler, à côté de Chems ed-Dine, sur l'immense esplanade bordée d'arcades à travers lesquelles on apercevait les deux symboles tangibles de la souffrance des hommes et des souffrances de Dieu – la vallée de Josaphat et le mont des Oliviers –, il éprouva le même sentiment que tous ceux qui, d'âge en âge, ont parcouru cet espace sacré : celui d'être délivré du poids des choses terrestres.

 

Comme il avait pu durant la nuit, les dalles de la plate-forme qui occupe le sommet du mont Moriah étaient recouvertes d'une pellicule luisante qui reflétait le ciel et donnait au visiteur l'impression d'être transporté quelque part entre ce monde et l'autre, en un point où il dominait les espaces et les siècles. Mais lorsque Frédéric approcha le Dôme du Rocher ce fut bien autre chose....

 

Cet octogone sublime le surprit d'emblée par sa grâce et son degré de conservation inattendu car, fondé en 691, il était déjà vieux de six cents ans. La pluie avait lustré ses revêtements de faïence, faisant chanter éperdument ses roses, ses gris, ses azurs et ses ors. Elle avait cerné d'un liséré d'argent ses colonnes, ses corniches et le profil de sa coupole, les faisant scintiller sous la lumière du matin, en sorte que l'édifice entier paraissait plus léger que les frondaisons des cyprès qui l'entouraient comme autant de flammes sombres. Rien ne semblait pouvoir approcher davantage de la perfection.

 

Précédé de Chems ed-Dine, Frédéric pénétra dans le sanctuaire. Tout son centre était occupé par un rocher creusé en forme de grotte, mais si exigu que deux personnes pouvaient à peine s'y tenir à la fois. Une inscription était gravée dans chacun de ses six angles inégaux.

 

« Ici a prié Abraham », dit Chems ed-Dine à voix basse en désignant tour à tour chacun d'eux. « Ici, a prié David. Ici, Salomon. Ici, Elie. Ici, Jésus. Ici, enfin, Mahomet, le sceau de la Révélation. »

 

Quelle litanie ! L'esprit avait peine à imaginer la somme incalculable d'extases et d'illuminations que représentait cet ensemble de noms. Cet espace minuscule était le point de convergence de tous les monothéismes du monde, c'est pourquoi il était aussi sacré pour les Juifs que pour les Chrétiens, pour les Chrétiens que pour les Musulmans. Tous y révéraient un Dieu unique sous des vocables différents. « Cieux écoutez ! Terre, prête l'oreille ! Car l'Eternel parle.... » On se demandait comment ce rocher n'avait pas été foudroyé par la chute successive de ces tourbillons d'éclairs...

 

Mais il n'avait pas été foudroyé. C'étaient les prophètes, au contraire, qui étaient montés au ciel, transformés en torches par l'intensité de leur vision. Elie avait été emporté par un chariot de feu. Jésus, revêtu d'une aura de lumière, était remonté vers son Père. Quant à Mahomet, c'était d'ici même qu'il avait effectué son ascension sur sa jument ailée Bourak. Son élan avait été si impétueux qu'il avait laissé dans la pierre l'empreinte de son pied. C'était au cours de ce voyage qu'il avait vu, nous disent les Haddiths, « les sept cieux de l'enfer et du paradis, et Allah, derrière soixante-dix mille rideaux de lumière, séparés chacun par cinq cents ans de distances ».

 

– « A quoi servent ces petites grilles qui entourent le rocher ? » demanda Frédéric à l'un des desservants du temple.

 

– « A empêcher les petits oiseaux d'y pénétrer », répondit le desservant.

 

– « Les petits oiseaux ? » répliqua Frédéric en souriant, « et Dieu, au contraire, y a rassemblé des géants ».

 

A ce moment Frédéric se tourna vers Hermann von Salza qui l'avait accompagné et lui dit, le visage chaviré par l'émotion : – « Voyez ! C'est aujourd'hui le jour de la Rédemption ! » (Sieht ! Es ist heute des Tag des Heils!), voulant signifier par là que c'était le jour où se réalisait la conjonction de l'immanence et de la transcendance, du visible et de l'invisible.

 

Lorsque vint l'heure de la prière de midi et que résonna l'appel du muezzin, plusieurs de ceux qui escortaient Frédéric et que le chroniqueur arabe Ibn al-Jawzi nomme erronément « ses valets », puisqu'il ajoute aussitôt « et notamment un Sicilien avec lequel il lisait les divers chapitres de la Logique (d'Aristote) », s'agenouillèrent et récitèrent ensemble la Fatihah ou première prière du Coran, révélant par là qu'ils étaient Musulmans.

 

Chems ed-Dine n'en fut pas peu surpris. Mais son mécontentement dépassa bientôt sa surprise, car un muezzin se mit à psalmodier l'appel à la prière. Or Al-Khamil avait enjoint aux gardiens du temple de demeurer silencieux durant tout le séjour de Frédéric à Jérusalem, «  de crainte que leurs appels à la prière n’offensent ses oreilles ». Le cadi de Naplouse envoya immédiatement un garde au muezzin, pour lui dire de pas enfreindre les ordres du Sultan et lui commander de se taire. Frédéric, s'en étant aperçu, lui en fit le reproche :

 

– « Pourquoi veux-tu faire taire ce muezzin ? » lui demanda-t-il. « Je t'en prie, laisse-le dérouler sa pieuse mélopée puisque c'est justement pour l'entendre que je suis venu ici ! »

 

Cette journée de calme et de détente – dont il se souviendrait longtemps – avait manifestement rasséréné l'âme de Frédéric. Il en alla de même de la nuit qu'il passa dans la maison du cadi et au cours de laquelle, conformément à son désir, les muezzins rivalisèrent de ferveur en lançant vers le ciel leurs appels à la prière du soir et de l'aube. Frédéric les écouta avec ravissement. Ce fut seulement le lendemain que survint un incident pénible qui fit monter à sa tête une bouffée de chaleur.

 

Frédéric s'était levé très tôt. Il venait de traverser l'esplanade pour admirer le Dôme du Rocher baigné par les premiers rayons de l'aurore, lorsqu'il aperçut une scène qui déchaîna sa colère. Il vit un prêtre catholique, assis à côté de l'empreinte laissée par le pied de Mahomet, qui tenait un Évangile ouvert et réclamait des taxes aux visiteurs, d'ailleurs peu nombreux étant donné l'heure matinale, mais avec un air hautain, comme si le sanctuaire eût été sa propriété personnelle. Frédéric se dirigea vers lui comme s'il voulait lui demander sa bénédiction ; puis, soudain, il lui assena un coup de poing si violent qu'il le renversa par terre.

 

– « Porcs ! » s'exclama-t-il, « le Sultan nous a accordé la faveur de nous laisser visiter ce lieu, et vous osez agir ainsi ? Si l'un d'entre vous pénètre encore ici avec ce genre d'intentions et de manières, je le tuerai ! »

 

Il fallu que Chems ed-Dine, attiré par le bruit de la dispute, vînt apaiser Frédéric et l'assurer qu'il prendrait les mesures nécessaires pour que ce genre d'incident ne se reproduisît plus. Mais l'Empereur était triste : cette altercation lui prouvait que, malgré tous ses efforts, il faudrait encore bien du temps pour que la coexistence christinao-musulmane prît racine dans les âmes. Partout, il se heurtait à ce qu'il détestait le plus : l'incompréhension, le sectarisme et l'intolérance. D'où la violence de sa réaction.

 

Une heure plus tard, Frédéric remercia Chems ed-Dine de ses bontés, distribua une somme d'argent aux desservants du temple, et redescendit vers la ville chrétienne.

 

IX

 

Frédéric ne demeura que quelques heures à Jérusalem. Il avait hâte de retourner à Saint-Jean-d'Acre, pour soumettre le patriarche Giraud à un interrogatoire en règle et lui demander des explications sur sa conduite inqualifiable...

 

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