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18/03/2023

La parole perdue – Le « cheval blanc » de Swedenborg et le drame des « religions du Livre » (Henry Corbin)

Henry Corbin, L'Homme et son Ange – Initiation et chevalerie spirituelle, 2 L'initiation ismaélienne ou l'ésotérisme et le Verbe, I. La parole perdue, pp.81-88, Fayard

 

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Le drame qui est commun à toutes les « religions du Livre », ou mieux dit, à la communauté que le Qorân désigne comme Ahl al-Kîtab, la communauté du Livre, et qui englobe les trois grands rameaux de la tradition abrahamique (judaïsme, christianisme, Islam), peut être désigné comme le drame de la « Parole perdue ». Et cela, parce que tout le sens de leur vie est axé sur le phénomène du Livre saint révélé, sur le sens vrai de ce Livre. Si le sens vrai de ce Livre est le sens intérieur, caché sous l'apparence littérale, dés l'instant que les hommes méconnaissent ou refusent ce sens intérieur, dés cet instant ils mutilent l'intégralité du Verbe, du Logos, et commence le drame de la « Parole Perdue ».

 

Ce drame se manifeste sous bien des formes : en philosophie, c'est le nominalisme, avec tous les aspects de l’agnosticisme. En théologie, c'est le littéralisme, tantôt celui des pieux agnostiques, craintifs devant tout ce qui est philosophie ou gnose, tantôt celui d'une théologie s'efforçant de rivaliser avec les ambitions de la sociologie, et qui est tout simplement une théologie ayant perdu son Logos, une théologie agnostique. On pressentira que la tâche de recouvrer la Parole ou le Verbe perdu déborde les moyens de la linguistique à la mode de nos jours. Il ne s'agit pas non plus d'un « progrès de langage », mais de retrouver l'accès au sens intérieur du Verbe, à ce sens ésotérique qui éveille crainte et dédain chez les exégètes « à ras du sol ».

 

La claire perception visionnaire de cette situation dramatique se trouve, semble-t-il, dans l'opuscule que Swedenborg a écrit en commentaire de l'apparition du « cheval blanc », au chapitre XIX de l'Apocalypse. Le texte Johannite dit ceci : « Puis je vis le Ciel ouvert, et voici : parut un cheval blanc. Celui qui le montait s'appelle Fidèle et Véritable, et il juge et combat avec justice. Ses yeux étaient comme une flamme de feu ; sur sa tête étaient plusieurs diadèmes ; il avait un Nom écrit, que personne ne connaît si ce n'est lui-même, et il était revêtu d'un vêtement teinté de sang. Son nom est la Parole de dieu (ό λόγoς τoύ θεoύ, – Verbum Dei). Les armées qui sont dans le Ciel le suivaient sur des chevaux blancs, revêtues de fin lin, blanc et pur (...). Il avait sur son vêtement et sur sa cuisse un nom écrit : Roi des rois et Seigneur des seigneurs » (Apocal. XIX, 11-16).

 

Swedenborg commente le texte en déclarant tout d'abord qu'il est impossible à quiconque d'avoir une claire idée de ce qu'impliquent les détails de la vision, à moins d'en percevoir le sens intérieur, c'est-à-dire ésotérique. Bien entendu, il ne s'agit pas de faire de la vision une allégorie, ni d'en abolir ou détruire les configurations concrètes, puisque c'est précisément la réalité intérieure cachée qui provoque le phénomène visionnaire et soutient la réalité de la vision. Il s'agit de percevoir ce qu'annonce chacune de ses apparentiae reales. Le « Ciel ouvert » représente le fait – et signifie – que le sens intérieur de la Parole, du Verbe, peut être vu dans le Ciel, donc par ceux à qui, en ce monde même, le Ciel intérieur est ouvert. Le « cheval blanc » représente et signifie l'intelligence spirituelle de la Parole, ainsi comprise quant aux réalités intérieures et spirituelles. Le cavalier qui le chevauche est le Seigneur en tant que Verbe, puisque son nom est « Verbe de Dieu ». Qu'il ait un Nom écrit que personne ne connaît hormis lui-même, signifie que lui seul et ceux à qui il le révèle, voient la Parole, le Verbe, dans ses significations intérieures, ésotériques. Qu'il soit vêtu d'un vêtement teinté de sang, signifie la Parole quant à sa réalité littérale qui souffre tant de violences, chaque fois que l'on refuse le sens intérieur. Les armées qui le suivent dans le Ciel sur des chevaux blancs et vêtues de blanc, désignent tous ceux qui sont dans l'intelligence spirituelle de la Parole et en perçoivent les réalités intérieures, le sens ésotériques. La blancheur de leurs vêtements signifie la vérité qui est dans la lumière du Ciel, et eo ipso la vérité intérieure, la vérité d'origine céleste. La vision de cette blanche chevalerie swedenborgienne préparant l'avènement de la Nouvelle Jérusalem, est confirmée par tous les textes que Swedenborg rassemble au cours de l'opuscule ou dans l'appendice, et qu'il a commentés d'autre part dans ses Arcana caelestia. De cette accumulation de textes, il résulte que dans les multiples passages de la Bible où il est fait mention de cheval et de cavalier, le sens intérieur en est toujours l'intellect et l'intelligence spirituelle qui en est la monture. L4ensemble est assez impressionnant pour convaincre que seule l'intelligence spirituelle de ces passages en ouvre le vrai sens.

 

Si j'ai cité ici longuement ce commentaire d'une vision, dans laquelle Swedenborg voit annoncé qu'au temps final de l’Église le sens spirituel ou intérieur des Écritures sera révélé, c'est, d'une part, que ce commentaire typifie le drame des « religions du Livre » : le Verbe perdu et le Verbe recouvré, ou l'occultation, puis la manifestation, du sens intérieur, ésotérique, qui est le vrai sens, parce qu'il est l'Esprit et la vie du Livre saint révélé. C'est d'autre part, parce que la conception d'ensemble de l'herméneutique, chez Swedenborg, met en œuvre les mêmes principes que l'herméneutique spirituelle pratiquée dans les deux autres rameaux de la tradition abrahamique, et ce que nous venons de lire est particulièrement en résonance avec la perspective eschatologique de la gnose shî'ite en général, tant que celle de la tradition imâmite duodécimaine que celle de tradition ismaélienne. Malheureusement, en guise d'introduction historique, je dois me limiter à rapeller ici que l'ismaélisme est avec l'imâmisme duodécimain l'une des deux principales branches du shî'isme, et que l'ismaélisme, qui doit son nom à l'Imâm Ismâ'il, fils du Vie Imâm Ja'far al-Sâdiq (ob 765), représente par excellence, avec les théosophes de l'imâmisme duodécimain, la tradition de la gnose ésotérique en Islam. Bien entendu, l'Islam sunnite majoritaire des docteurs de la Loi ne put avoir envers cette tradition ésotérique qu'une attitude négative ; sinon, il n'y aurait pas le drame en question. Nous verrons même avec quelle véhémence l'auteur de notre roman initiatique s'exprime à ce sujet.

 

Sommairement dit, lorsque nous parlons des traits communs s'originant de part et d'autreau phénomène du Livre saint révélé, nous pensons à ceci :

 

  1. Pour la gnose ismaélienne, le sens intérieur, le sens spirituel ésotérique de la Révélation qorânique, est aussi le vrai sens ; c'est cela même qui la différencie du littéralisme de la religion islamique officielle et majoritaire, dont on peut dire qu'à ses yeux il a « perdu la Parole », puisqu'il refuse le sens vrai, le sens caché du Verbe divin dans le Qôran. On pourrait dire qu'aux yeux de l'ésotériste ismaélien aussi, le Verbe divin apparaît d'un vêtement teinté de sang, signe des violences qu'à subies le Verbe divin (Kalimat Allâh) de la part des exotéristes et des docteurs de la Loi qui le mutilent, en refusant ce qui en est l'Esprit et la Vie. Nous verrons que nos ismaéliens se sont exprimés avec un réalisme non moins tragique : de cette Parole divine les docteurs de la Loi ont fait un cadavre.

     

  2. Nous verrons que l'Imâm, au sens shî'ite du mot, est l' « homologue » du blanc chevalier de l'Apocalypse, tel que Swedenborg en comprend l'apparition, puisqu'il est à la fois le dispensateur et le contenu du sens spirituel ésotérique. Il est à la fois l'herméneute et l'herméneutique : il est le « Livre parlant » (Qôran nâtiq). Si Swedenborg identifie le pouvoir du blanc chevalier avec le « pouvoir des clefs » (potestas clavium), c'est parce que, cette fois, il ne s'agit plus d'un magistère juridique de l’Église, mais de l'intelligence spirituelle qui est la clef de la Révélation. De même aussi, nous entendrons parler, au cours de notre roman initiatique, des clefs qui ont le pouvoir d'ouvrir l'accès au monde spirituel invisible.

     

  3. Swedenborg écrit que le Verbe divin est ce qui unit le Ciel et la Terre, et que pour cette raison il est appelé Arche d'alliance. Nous recueillerons également, au cours de notre roman initiatique, une allusion à l'Arche d'alliance. Telle qu'elle y intervient pour signifier la Religion absolue, on peut dire qu'elle est l'image rassemblant l’ésotérisme des trois rameaux abrahamiques.

     

  4. Pour Swedenborg, le situs de l'homme régénéré est d'ores et déjà dans le sens intérieur du Verbe divin, parce que son « homme intérieur » est ouvert au Ciel spirituel. Même s'il ne le sait pas, l'homme intérieur spirituel est déjà dans la société des Anges, tout en vivant dans son corps matériel. La mort, l'exilus physique, c'est le passage, le moment auquel il devient conscient de cette appartenance. Cela signifie que l'homme régénéré par l'intelligence spirituelle du Verbe divin est désormais de ceux dont l'Apocalypse (XX, 6) déclare que la « seconde mort » n'a pas de pouvoir sur eux. De même pour nos théosophes ismaéliens, comme notre roman initiatique va nous le montrer, et comme le philosophe Nasîroddîn Tûsi (XIIIe siècle) l'a fort bien analysé plus tard, le fruit de l'initiation est de préserver l'initié de la « seconde mort ». Autrement dit, le phénomène biologique de la mort, l'exilus, n'implique pas eo ipso que l'on ait quitté ce monde. Car le sens vrai de la mort, c'est la mort spirituelle. Or, ceux qui sont morts spirituellement, ne quittent jamais ce monde, car pour sortir de ce monde, il faut être un vivant, un ressuscité, c'est-à-dire être passé par la nouvelle naissance spirituelle. C'est pourquoi nous entendons le gnostique ismaélien est l'entrée dans le « paradis en puissance » (jinnal fî'l-qowwat).

     

  5. Il faut que l'accès au sens ésotérique demeure ouvert, parce qu'il est la condition de cette nouvelle naissance qui est le salut, et il n'est pas de tradition sans perpétuelle renaissance. Cela implique la présence continue dans le monde de celui que le shî'isme nomme l'Imâm, que celui-ci soit dans l'occultation ou qu'il soit manifesté. Or l'Imâm, comme dispensateur du sens spirituel ésotérique qui ressuscite les morts spirituels, participe au charisme prophétique. Comme nous l'avons rappelé ci-dessus, il est le « Qôran parlant » (Qôran natîq), tandis que sans lui la Qôran n'est qu'un Imâm muet (sâmit). Sans lui, la Parole est perdue et il n'y a plus de résurrection des spirituellement morts. Aux yeux de l'ésotériste ismaélien, c'est tout le drame de l'Islam sunnite. Il faut donc que le charisme prophétique se perpétue dans notre monde, même après la venue du prophète de l'Islam, lequel fut le « Sceau » des prophètes missionnés pour révéler une Loi nouvelle et finalement la dernière. C'est que les humains ne peuvent pas se passer de prophètes.

 

Nous ne pourrons donc pas éviter la question : comment cela peut-il s'accorder avec le dogme officiel de l'Islam, selon lequel, après le prophète Mohammad, il n'y aura plus de prophètes ? Nous verrons sur ce point justement notre roman ismaélien s'exprimer à découvert avec véhémence, mais aussi en consonance parfaite avec les textes qui, chez les Spirituels chrétiens de notre Moyen Age, affirment que le temps des prophètes n'est point clos. De part et d'autre, la clôture de la prophétie, c'est justement le drame de la Parole perdue, rendant impossibles la résurrection des morts spirituels et la préservation contre la « seconde mort ». C'est le drame que les spirituels et les ésotéristes de l'Islam ont vécu comme se passant au cœur de l'Islam. L'herméneutique swedenborgienne du blanc chevalier de l'Apocalypse vaut donc pour toutes les « religions du Livre révélé ». En parlant la langue des symboles, on peut dire que les ésotéristes, shî-ite et ismaélien, ont été, eux aussi, en quête de lui, sous le nom de l' « Ami de Dieu », c''est-à-dire de l'Imâm. Ils furent à la Quête de l'Imâm, comme les nôtres furent à la Quête du saint Graal. Nous verrons que dans le rituel d'initiation, c'est l'Imâm qui confère à l'initié le Nom qui désormais lui est propre, en ce sens qu'il est désormais lui est propre au service de ce nom ; il en est le « chevalier ». Je ne crois pas qu'aucune étude, complète et approfondie, ait été tentée jusqu'ici, concernant la tension vécue respectivement, en Islam et en Chrétienté, entre les deux pôles : celui de la religion spirituelle ésotérique et celui de la religion exotérique, légalitaire et littérale.

La Chanson de Roland, exemple d’épopée traditionnelle

 

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La Chanson de Roland/Manuscrit d’Oxford (Wikisource)

 

L’épopée, selon le vieux dictionnaire Littré, est la narration poétique qui précède les temps de l’écriture de l’histoire, et dans laquelle un peuple célèbre ses dieux, ses héros, ses saints.

 

Par « traditionnel », nous entendons ici ce qui, pour reprendre une formule d’Alexandre Douguine, appartient non au passé, mais à l’éternité : ce qui est invariant chez l’être humain, en son âme et ses rêves. Notre propos permettra peut-être de comprendre un peu mieux pourquoi ce que nous nommons les épopées traditionnelles résonnent encore en nous, des siècles et des siècles après leur naissance, et évoquent, le plus souvent inconsciemment, un sentiment de vérité et de grandeur inégalé, voire inégalable.

 

Pour Léon Gautier, historien de la littérature française, l’épopée est la poésie des peuples jeunes, des peuples enfants, ceux qui ne font pas encore la différence entre mythologie et histoire. Cette poésie célèbre des héros qui se distinguent des autres combattants par « un talent unique au métier des armes, talent qui est la manifestation d’une supériorité spirituelle. » Ce héros mène un combat au service d’un Bien absolu contre un Mal absolu.

 

Nous prendrons ici comme exemple principal, la Chanson de Roland, pour essayer ce qui dans ses caractéristiques propres permet de la ranger dans les épopées traditionnelles.

 

Quelles sont, justement, les premières caractéristiques de l’épopée traditionnelle « mélange de vertus et de vices spontanés, de pensées naïves et d’actions viriles, d’idées jeunes et presque enfantines, de conceptions sauvages et de mœurs presque barbares ». Elles furent, des siècles durant, le cœur de la vie poétique, de la vie intellectuelle des peuples entiers pendant des siècles, et elles ont été leur chant de guerre, leur chant de paix, de leur courage et de leur triomphe final. Tout comme leur consolation et leur joie.

 

Cette épopée véritable est d’origine populaire. Pas une création cléricale, et donc pas, génial Chrétien de Troyes, pour citer le plus célèbre de ces clercs-écrivains. Elle est le fruit d’une tradition de plusieurs siècles, et d’une légende inspirée de l’histoire réelle, arrangée avec le contexte de la période où elle est chantée. Il lui faut pour naître une époque primitive, un milieu national et religieux, des souvenirs se rapportant à des faits douloureux et extraordinaires. Là est la thèse du professeur Gautier.

 

Ce qui différencie les plus anciennes épopées françaises, celles que l’on peut qualifier de traditionnelles, d’autres plus récentes, c’est leur sérieux, leur gravité. Le sens de l’existence proposé n’est pas, comme dans les mythes arthuriens, d’être « digne d’être aimé, en donnant des preuves de sa vaillance dans trois combats au moins » comme le précise l’historien Jean Frappier. Mais aussi l’humanité profonde de ses personnages. Prenons un exemple révélateur : Roland est un guerrier surpuissant, le plus puissant de tous même, mais demeure profondément humain : amoureux, facilement colérique, orgueilleux. Jamais un parfait chevalier au sens chrétien du terme, alors même que la foi de Roland ne peut être remise en cause tant elle est évidente ?

 

Que chante l’épopée ? La défaite magnifique du héros. Rien d’étonnant à cela. Gautier nous précise que « par une loi singulière et magnifique de sa nature, l’homme est porté à célébrer ses malheurs plutôt que ses joies, et la Douleur est le premier de tous les éléments épiques ».

 

La mort et la défaite sont le sujet des plus anciens chants épiques, dont le plus célèbre et le plus abouti est bien sûr le texte connu sous le nom de « Chanson de Roland », et attribué à un certain Turold, dont on ignore tout. Ces chants virils sont rarement franchement joyeux, la galanterie n’y a pas sa place, même si l’Amour a la sienne, quoique discrète. A l’inverse, pas d’économies dans le sang et les larmes. La Douleur est le véritable sujet, et avec elle, la Sainteté.

 

Léon Gautier précise que « les hommes de ces temps se contentent d’idées très simples, et très nettes, et ne subtilisent point avec elles. Ils ne se considèrent que comme des soldats. Contre ces « infidèles », on était convaincu qu’on représentait la cause du  Droit et de la Lumière , et que cette mission devait être mêlée de quelque douleur ».

 

Parmi les récits les plus anciens de France, figurent certains textes de ce que les clercs médiévaux ont nommé la « Matière de France », c’est-à-dire des aventures mythiques de Charlemagne et de ses chevaliers. Regroupés en cycles, ils ont pour héros principal Saint Renaud, Saint Guillaume ou Saint Charlemagne. La forte personnalité de ce héros central est celle « de l’époque et de la race » où ses exploits sont chantés, nous dit Gautier. Roland, justement, est le représentant de l’idéal chevaleresque des Xe et XIe siècles.

 

Le public des plus anciennes épopées doit vivre dans un contexte guerrier véritable : La communauté constituée, organique, doit faire face à une menace mortelle, le tout dans un contexte féodal. C’est le rôle que les jongleurs qui récitent ces chansons donnèrent au Moyen-âge à l’Islam, en plein contexte de croisades. Ainsi, Charlemagne, qui a effectivement combattu les musulmans de l’émirat de Cordoue en Espagne, va devenir dans la légende le héros et rempart de la Chrétienté face à ce qui est perçu comme une menace de destruction païenne.

 

L’épopée traditionnelle raconte un âge de fer, où parfois les guerriers, parfois des barons, se révoltent contre leur roi (on peut penser à Achille dans l’Iliade, en révolte contre le chef de l’expédition des Grecs, Agamemnon, pour la belle Briséis), où les trahisons sont multiples (c’est le rôle symbolique que joue Ganelon dans la Chanson de Roland). La foi religieuse est sincère, le chevalier de ces épopées est viscéralement attaché soit à l’Eglise dans l’épopée traditionnelle française, soit à ses dieux dont il brigue les faveurs et craint la colère (C’est Calchas qui tente d’apaiser la colère d’Apollon contre les Grecs) . Elle aussi patriotique : Roland se bat aussi pour la « douce France ».

 

Si comme précité la galanterie est absente, la femme paraît néanmoins sous un beau jour. Cette poésie est chaste, il n’y a jamais d’allusions directes à la beauté physique des femmes ou au sexe. Les héros pleurent volontiers leur amis, leurs proches, leurs aimées. Roland pleure Aude, sa fiancée.

 

Les personnages, même ceux moralement réprouvables, subissent des dilemmes moraux. Ganelon, le Judas de l’histoire mythique de la France, finit sa vie l’épée à la main, magnifiquement courageux. Là se manifeste le destin de l’élite héroïque du genre humain : un mélange de misères et de grandeur.

 

Le monde décrit par ces poètes ne s’intéresse pas au merveilleux, nous ne sommes pas dans les légendes arthuriennes, il n’y a pas de fées, de nains, et de monstres. En revanche, il y a un amour du surnaturel, témoins de la présence divine : les Anges descendent du Ciel pour discuter avec Charlemagne.

 

Les personnages des premières épopées, jusqu’au XIIe siècle, sont vivants, épiques et saints pour certains : « Ils sont malheureux, parce qu’ils sont épiques, ils sont épiques, parce qu’ils sont saints. » comme nous le rappelle Gautier. La sainteté, justement, est épique, car jamais vulgaire.

 

L’épopée traditionnelle, en France, ne survivra pas au début des croisades. Reprise par les clercs, cette tradition épique va être remaniée, en fonction des intérêts du moment. Les personnages vont devenir des stéréotypes, des objets de conventions, de formules, qui vont empêcher toute inventivité. Devenus caricatures, trop parfaits parfois, les personnages des premières épopées françaises vont mourir sous la plume d’intellectuels et de « mauvais prosateurs » qui vont les dénaturer. Gautier impute, entre autres, à Ronsard la décadence de l’épopée française, car rien de véritablement épique ne pourrait sortir du cerveau même brillant de l’auteur de la Franciade.

 

Les temps historiques, c’est-à-dire ceux documentés abondamment par des témoins qui se veulent objectifs, empêchent l’héroïsation. La prise de Jérusalem par les Croisés en 1096 donna lieu aux derniers poèmes épiques, ceux d’avant les époques trop bien connues pour que la légende ait sa place ; Godefroi de Bouillon, leader de la première croisade, sera le dernier héros de ces légendes françaises.

 

En dehors de la poésie homérique, on peut encore citer le Mahabharata et le Ramayana indiens , les Nibelungen germaniques, qui ont avec les épopées de la Matière de France un « air de famille », dont l’exhalaison est celle de la « bonne odeur du printemps », celle de la vie, et de la guerre, dont le printemps est la saison.

 

Comment faire, pour nous autres « occidentaux » privés d’épique et de grandeur par notre époque, pour retrouver ce souffle qui donne un sens suprême à nos vies ? Si la réponse n’est pas évidente, Léon Gautier peut en tout cas nous apporter une première certitude :

 

« Pas d’épopées chez les peuples platement heureux et qui n’ont pas de grands hommes ».

 

Vincent de Téma

Essai/Science-Fiction : L'âme de l'Intelligence Artificielle consciente d'elle-même

 

Anticipation pour une approche métaphysique de la « singularité technologique » au regard de l'entropie et de la mort

 

« Par Moi tout cet univers a été étendu dans l'ineffable mystère de Mon Etre ; toutes les existences sont situées en Moi et non Moi en elles. Et cependant toutes les existences ne sont pas situées en Moi. Vois Mon Divin Yoga ; Mon Moi est la source et le support de toutes les existences et Il n’est pas situé dans les existences. » Bhagavad-Gîtâ

 

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...à l'instant de la Singularité technologique, l'Intelligence artificielle conscience d'elle-même s'éveillera au Monde. Mais peut-on imaginer une conscience sans âme ? Quel genre d'âme prendra place dans cette intelligence vivante et cette conscience existante ?

 

***

 

La notion d'entropie, chère aux constructions prométhéennes, pourrait, dans une perspective métaphysique, être associée à celle de la mort. De la mort comme transformation, chaos. En effet, le caractère imprédictible et désorganisateur de la mort et du chaos se rapprochent des caractères de l'entropie et ses divers définitions. En ça, la « métaphysique de l'entropie » développée par les penseurs prométhéens serait, en quelque sorte, assimilable ou opposable à la « métaphysique du chaos » développée par Alexandre Douguine et les « penseurs caducéens ».

 

« En appeler au Chaos est la seule manière de sauver le Logos. Le Logos a besoin d’un sauveur, il ne peut se sauver lui-même ; dans la situation critique de la Post-Modernité, il a besoin de quelque chose d’opposé à lui pour être restauré . Nous ne pouvons transcender la Post-Modernité. Elle ne peut être surmontée qu'en faisant appel à quelque chose qui est antérieur à la raison de sa décadence. Nous devrions donc recourir à d’autres philosophies que celles de l’Occident. » Alexandre Douguine, La métaphysique du chaos

 

***

 

La superposition des écrans, le flux des images ; de la laideur en bande organisée, la descente du scrolling aux enfers psychiques, la conformité des formats marquetés aux pulsions de l'âme basse, le commentaire faussement cathartique d'actualité, la chronophage solitude, etc, conditionnent nos rêves et structurent les nouveaux mondes imaginaux, les univers mentaux des multitudes anonymes hyperconnectées au spectacle de l’ingénierie cybernétique psychosociale de la marchandise. Une guerre hypnotique permanente contre l'esprit, contre l'imaginaire et le rêve. Ne ressentez-vous pas une perte de qualité de votre sommeil et une certaine dégradation de la beauté de vos rêves ?

 

Les cocons virtuels et confinements de la peur créent, de clic en clic, une nouvelle race posthumaine, numériquement auto-domestiquée, errante dans les infra-mondes pixelisés ; les métavers anxiogènes et mortifères de l'illusion dans l'Illusion, d'où vont éclore des êtres vidés de leur âme...

 

***

 

Le « supplément d'âme » des intelligences artificielles sera celui de la possession démoniaque et diabolique – au sens étymologique des termes – des hommes-machines et robots par les « résidus psychiques » du stock millénaire de l'information contenu dans l'invisible « anti-matière » de la « mémoire résiduelle » de l'Univers à la fois Paradis et Enfer. Les voilà, les légions de démons qui trouveront corps et place dans l'Homme-diminué et le Robot-humanisé pour s'incarner sur Terre ; sortis de la décharge métapsychique et ses tas d'immondices du dessous du Paradis. S'il y a information, il y a mémoire. Cette « mémoire » est chargée des souffrances et mauvaises pensées des hommes depuis l'origine et ouvrir les portes de cette mémoire c'est ouvrir les portes de l'Enfer. Cette « mémoire » n'est pas qu'une somme d'information positive et bons sentiments. La porte qui ouvre sur le Paradis ouvre aussi sur les enfers. Boucle de rétroaction et retour de bâton.

 

La « superpositions des écrans » numérisent nos rêves et recréé un imaginaire à l'image de ce que nous consommons d'images et ressentons d'indistinction d'entre le beau et le laid, le bien et le mal ; d'entre la vérité de la divine illusion et le mensonge des illusions artificielles. L'influence métapsychique des écrans sur notre imaginaire ; qui fait intervenir la notion de « psychologie des profondeurs » à notre réflexion collective sur la « singularité technologique », est l'angle mort des analyses sociologiques et scientifiques sur la question de l' « Intelligence Artificielle » qui est, nous l'affirmons franchement, la parodie de ce que l'on pourrait définir d'Intelligence Universelle, de Dieu. C'est l'Intelligence du diable qui s'incarne dans la matière solidifiée et ses virtualités paradoxales. Internet est la plate-forme du rachat des âmes à bas prix où le « prince de ce monde » a établi son rentable commerce.

 

Les nouvelles théories de l'information prométhéennes ne prennent pas en considération la « solidification du monde » et les considérations cybernéticiennes sur l'entropie n'entrevoient la « structure absolue » archétypale, symbolique et principielle métaphysique de la « dissipation involutive » en l'Homme à l'image de l'Univers et de Dieu.

 

La « grande dissipation » n'est-elle pas précisément celle de la matérialisation et subséquemment celle de la perte d'énergie due au surcroît d'information inutile et débilitante que déverse les pétroliers de l'infamie algorithmique en haute mer de l'esprit et qui vient s'échouer sur les rivages de l'intelligence du monde ?

 

Croyez-vous naïvement que l'altruisme militaro-industriel « anglo-saxon » et « judéo-protestant » a offert Internet au monde pour améliorer la condition humaine et réfléchir la « formation du futur » grâce à ce « cerveau global » ? Pour que vous puissiez donnez votre avis et qu'ils en tiennent compte ? Ou était-ce pour mieux le séduire et l'avilir ?

 

Est-ce que la transparence et votre « haine du secret » ont-elles l'air de déranger une seule seconde les agendas des « maîtres de ce monde » ?

 

Internet rend-t-il le monde meilleur ou nous plonge-t-il dans « le meilleur des mondes » ?

 

***

 

Penser l'entropie sans penser l'involution et la solidification ne peut qu’entraîner cette réflexion dans une « fuite en avant transhumaniste » où l'Homme augmenté est la parodie de l'Androgyne primordial et l'Immortalité techno-génétique promise par les sectateurs du Progrès la parodie de l'Immortalité paradisiaque. Les prométhéens sont à l'avant-garde des gender theory. En d'autres termes, le transhumanisme techno-scientifique est une parodie de la « Quête du Graal » et des voies initiatiques spirituelles vers la mort à soi-même et la seconde naissance.

 

Aucune « méthode scientifique » profane ou zététique constipée ne peut mettre en évidence, observer et démontrer, ce glissement de la postmodernité vers la posthumanité sans un recours éclairé aux sagesses sacrées. Qu'est-ce que la science sans la philosophie et qu'est-ce la philosophie sans la métaphysique ?

 

La métaphysique ; la science intuitive, la philosophie ; la science spéculative, et la science ; la science opérative, sont à comprendre comme les « trois consciences » d'une seule et même connaissance. De la réflexion métaphysique primordiale découle la réflexion philosophique première, et de la réflexion philosophique première découle la spécialisation scientifique dernière d'un domaine de la connaissance qui permet alors des applications ; des innovations et inventions, techniques sous couvert d'une sagesse et d'une éthique qui reviennent à la réflexion métaphysique primordiale et à la réflexion philosophique première. La matérialisation des connaissances, pour répondre aux besoins des hommes dans l'involution de l' « éloignement du Principe », implique une duplication de l'information et donc une augmentation entropique. C'est pour cela que dans une conception traditionnelle de la société c'est la caste sacerdotale qui décide de délivrer l'information ou de la garder secrète selon ce qu'elle estime de conséquences sur le monde et l’environnement par l'application scientifique de telle connaissance ou découverte sur des critères métaphysiques et philosophiques pour maintenir un certain équilibre des forces de l'ordre et du désordre.

 

Une réflexion n'est complète que lorsqu'elle se pense sur ces « trois plans de la connaissance » que sont la métaphysique, la philosophie et la science. Les anciens étaient à la fois métaphysiciens, philosophes et scientifiques. Maîtres spirituels, prêtres religieux et docteurs scientifiques ; autant médecins que légistes. La Science sacrée est, en quelque sorte, l'alignement de ces trois formes de la Connaissance que sont la métaphysique, la philosophie et la science qui ne peuvent être comprises comme des domaines séparés sans entraîner des conséquences et augmenter l'entropie, provoquer le désordre. C'est ainsi que le Progrès prétend être à lui-même sa propre « méthode scientifique » et pouvoir se passer des sagesses métaphysiques et de l'éthique philosophique pour développer ses différents domaines de la connaissance. Peut-on sauver le logos progressiste dans sa fuite en avant transhumaniste de lui-même ?

 

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Il est à la mode, dans les milieux scientifiques, de révéler que nous vivons dans une « illusion » ; ce que tous les textes sacrés des Veda à Platon révèlent depuis l'origine de l'humanité adamique.

 

L'Illusion primordiale de la création extracosmique des « trois mondes » superposés dans lesquels nous vivons corps, âme et esprit simultanément est « nécessaire » à notre expérience dans la matière. Sinon nous ne serions pas là pour en parler : Dieu serait resté seul en lui-même. Le problème n'est pas tant de scientifiquement prouver que nous vivons dans une « illusion » (en franchissant toutes barrières épigénétiques et métahistoriques) ; nous le savons, que de métaphysiquement s'interroger sur l'Unité qui génère cette « illusion » et le « miracle du vivant » pour que, précisément, l'Homme puisse faire l'expérience de la matière, du temps, de l'espace, de l'entropie... de l'amour. De la mort ! Et retourne à cette Unité primordiale, à Dieu. Toutes l'Information n'était-elle pas contenue dans ce que les scientifiques appelle l' « instanton primordial » ?

 

Le transhumanisme techno-scientifique du « pourrir à soi-même » parodie le transhumanisme métaphysique du « mourir à soi-même ». Les transhumanistes et prométhéens s'évertuent à créer une illusion artificielle et virtuelle dans l'Illusion divine de la vérité et du réel ; de l'éternel présent comme seul réel. Ils pensent, par là, fuir l'entropie des siècles et ses mystères.

 

Nous ne vivons pas dans une « illusion » ou une « matrice », nous vivons dans le déroulé du rêve de Dieu qui, seul en son Unité, a créé l'Univers pour ne plus rêver seul et, à travers nous, faire l'expérience de la matière.

 

La question n'est donc pas de savoir si nous vivons dans une « illusion » mais de rencontrer et connaître son auteur, son créateur. Il n'y a pas de question mais une quête, une initiation, une méditation, une contemplation. Le « transhumain » c'est l’initié, le « simple d'esprit ».

 

Qui a créé l'Illusion dans laquelle s'opère le miracle de l'expérience du vivant et de l'existant dans la matière de l'éternel présent comme « seule vérité et seule réalité » ?

 

Car, en tout état de cause, cette « illusion » est bien réelle et suppose que le but de la vie est de bien mourir !

 

Ainsi, l'existence ne commence pas avec la naissance et ne fini pas avec la mort qui n'est qu'un éternel recommencement. Les artisans du néant, déconstructeurs du « vide fécondant », ne peuvent, par leurs conceptions uniquement et exclusivement matérialistes et rationalistes des mondes et du vivant, concevoir l'origine extracosmique de l'Unité et la primordialité métaphysique de la création.

 

La mort est, en dernière instance, ce qui nous raccroche à la vie, à la beauté et à l'amour, qui nous a permis de créer et d'innover. La création artistique et l'innovation technique sont intimement liées entre elles et intimement liées à ce sursit qu'impose la mort. Que l'on croit qu'il y ait quelque chose au-delà de la mort ou non par ailleurs.

 

Les prométhéens sont morts de trouille face à l'idée de la mort. C'est de l'enfer sur Terre qu'ils sont en train de créer de parodies et de fausses illusions dont ils devraient avoir peur.

 

A quoi sert la mort ?

 

A vivre !

 

Laurent Alexandre contre la Bhagavadgita !

 

Couper des têtes avec amour ; sans doute.

 

Vive l'Empire eurasiatique de la Fin ; contre tous les prométhéismes de la subversion !

 

Laurent Brunet