19/03/2023
La Russie (Gérard de Nerval)
I.
Arrête, esprit sublime ! arrête !
Du sort crains de braver les lois !
Dieu qui commande à la tempête
L'agite sur le front des rois ;
Son bras pourra réduire en poudre
Ton laurier qu'on croit immortel,...
Et tu t'approches de la foudre,
En t'élançant aux champs du ciel.
Silence ! La Nuit veille encore ,
Les arrêts du Destin ne sont pas révolus :
Mais à l'ombre qui fuit succédera l'aurore,...
Et celle d'Austerlitz ne reparaîtra plus !
Dans le palais des Czars, Napoléon repose : —
Sans doute un songe heureux, sur ses ailes de rose,
D'héroïques tableaux vient bercer son espoir : —
Il est là ! dans Moscou soumis à son pouvoir !...
Mais ce n'est pas assez : quand pour lui tout conspire,
Quand d'un nouvel éclat tout son astre a relui,
Un destin plus brillant a de quoi le séduire...
Cet empire dompté... Qu'ai-je dit ? Un empire !
Le monde entier, le monde... et c'est bien peu pour lui.
II.
Mais, qu'il rêve d'éclat ! qu'il rêve de conquête !
Il ne dormira plus d'un semblable sommeil :
Près du chevet royal où repose sa tête,
Le malheur est debout,... et l'attend au réveil !
Le malheur ! il grandit à la faveur de l'ombre ;
Bientôt le sol gémit sous son colosse affreux,
Son œil rouge étincelle au sein de la nuit sombre,
Et sur son front cadavéreux,
Qu'un sanglant nuage environne,
Brille de longs éclairs, une horrible couronne.
Il vomit l'incendie ; aux traces de ses pas,
De sang noir un fleuve bouillonne,
Et ses bras sont chargés de neige et de frimas.
Il s'élance ! — On s'éveille, on voit,.... on doute encore !
D'un premier jour de deuil épouvantable aurore,
Quelle clarté soudaine a frappé tous les yeux ?
La flamme à longs replis s'élance vers les cieux,
Gronde, s'étend, s'agite, environne et dévore.
Oh ! de quelle stupeur Bonaparte est frappé,
Quand devant lui Moscou s'écroule, enveloppé
De l'incendie affreux, que chaque instant rallume !
Qu'un triste sentiment doit ; alors l'émouvoir !...
C'est son triomphe, hélas ! ses projets, son espoir,
Qu'emporte la fumée, et que le feu consume !
III.
Son front s'est incliné : d'un brillant souvenir
Il veut en vain flatter sa pensée incertaine...
Mais le passé n'est plus qu'une image lointaine
Qui s'abîme dans l'avenir !
Peut-être d'autres temps lui présentaient naguère
Du pouvoir des humains les splendeurs passagères,
Des sceptres, des bandeaux, sublimes attributs ;
Hélas ! au jour du deuil tout souvenir s'efface ;
Quand l'avenir est là, qui gronde, qui menace,
L'image du bonheur n'est qu'un tourment de plus !
Cet avenir,... ô France ! ô ma noble patrie !
Toute sa profondeur bientôt se déroula :
Quelle est la nation qui n'en fut attendrie ?
Quel est l'homme qui n'en trembla ?
Et tel fut le destin dont tu tombas victime,
Que l'on ignore encore si, du fond de l'abîme,
Jalouse de ta gloire, et croyant la ternir,
La haine de l'enfer amoncela l'orage,...
Ou, du trop de grandeur dont tu fis ton partage,
Si l'équité du ciel prétendit te punir !
IV.
Dans cette héroïque retraite,
Qui des guerriers français a moissonné la fleur,
L'enfer ou le ciel fut vainqueur...
Mais nul pouvoir humain n'eut part à leur défaite. —
C'est en vain que du Nord les hideux bataillons,
Palpitants d'une horrible joie,
Fondaient sur les mourants en épais tourbillons,
Comme des corbeaux sur leur proie : —
Ardents, ils s'élançaient : mais, au bruit de leurs pas,
De quelque arme usée ou grossière
L'agonie un instant armait son faible bras,
Par un dernier effort, s'arrachait à la terre,
Que de morts elle allait couvrir...
Et dans cette couche guerrière
Exhalait le dernier soupir !
Ô gloire ! À cet aspect de la mort ranimée,
Des preux, dont le trépas semble encore menacer,
L'ennemi dans ses rangs vient de laisser passer
Les lambeaux de la Grande Armée :
Tant qu'il reste des bras pour soutenir son poids,
La bannière voltige à l'entour de sa lance,
L'aigle triomphateur dans les airs se balance,
Et sa menace encore fait tressaillir les rois !
Ô Russes, déjà fiers des triomphes faciles
Que votre espoir s'était promis,
Il ose à vos regards surpris
Passer, toujours debout sur ses appuis mobiles ! —
Mais, hélas ! contre lui si vos efforts sont vains,
Bientôt votre climat vengera votre injure,
Rassurez-vous : celui qui vainquit les humains
Est sans pouvoir sur la nature !
V.
Eh bien ! c'en est donc fait !... Nos compagnons sont morts,
Ils dorment aux déserts de la froide Russie,
La neige des hivers sur eux s'est épaissie,
Et, comme un grand linceul, enveloppe leurs corps !
Bien peu furent sauvés : mais combien la patrie
Dut réveiller d'amour en leur âme attendrie !
Ils avaient vu sur eux tant de ciels étrangers,
Supporté tant de maux, couru tant de dangers,
Qu'ils durent bien sentir, en revoyant la France,
Si la terre natale est douce après l'absence ! —
Mais leur enchantement fut bientôt dissipé,
La haine, la discorde agitaient nos provinces,
D'autres temps en nos murs amenaient d'autres princes,
Et le présent payait les dettes du passé.
Gérard de Nerval
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L'Ange comme Nature Parfaite (Henry Corbin)
Henry Corbin, L'Homme et son Ange – Initiation et chevalerie spirituelle, Le récit d'initiation et l'hermétisme en Iran, 2. Hermés et la Nature Parfaite ou l'homme et son age, pp. 51-70, Fayard
2. – Hermès et la Nature Parfaite ou l'homme et son Ange. – Le texte actuellement le plus accessible concernant la Nature Parfaite, semble être l'ouvrage de théurgie connu en latin sous le nom de Picartix (déformation du nom d'Hippocrate), dont l'original arabe porte le titre de Ghâyat al-Hakîm (le But du Sage) et dont l'auteur doit avoir vécu vers le VIIIe siècle. Il contient en effet une longue citation d'un certain Livre al-Istamâkhîs dans lequel Aristote est censé prodiguer ses conseils à Alexandre, et l'instruire de la manière dont il convient d'invoquer la Nature Parfaite et la prier d'apparaître. Le texte mentionne en détail la célèbre vision à laquelle, après Sohravardî, ont inlassablement référé les Ishrâqîyûn. On apprend que la Nature Parfaite est « le secret caché dans la philosophie même », et que les philosophes n'ont cru pouvoir révéler qu'à ceux de leurs disciples qui étaient parvenus au degré parfait de la sagesse. Elle est une entité-spirituelle (rûhânîya) à laquelle les philosophes participent à des degrés divers et qu'ils ont nommés de différents noms (si déformés par l'écriture arabe que l'on n'en peut proposer encore aucune identification motivée).
« Et voici, est-il dit, ce que rapporta Hermès : Lorsque je voulus mettre au jour la science du mystère et de la modalité de la Création, je rencontrai une voûte souterraine obscure, remplie de ténèbres et de vents. Je n'y voyais rien à cause de l'obscurité, et ne pouvais y maintenir de lampe à cause de la violence des vents. Alors se montra à moi pendant mon sommeil un être dont l'aspect était d'une grande beauté. Il me dit : Prends une lumière et place-la dans un verre qui la protège du vent ; alors elle t'éclairera malgré eux. Entre ensuite dans la chambre souterraine ; creuse en son centre et en extraits certaine image théurgique confectionnée selon les règles de l'Art. Lorsque tu auras extrait cette image, cesseront les vents de ce souterrain. Creuse alors aux quatre coins de celui-ci : tu mettras au jour la science des mystères de la Création, des causes de la Nature, des origines et modalités des choses. Alors je lui dis : Qui donc es-tu, toi là ? Il me répondit : Je suis ta Nature Parfaite. Si tu veux me voir, appelle-moi par mon nom. »
Ce récit que devait aussi s’approprier Balînas-Apollonios de Tyane dans le livre arabe qui lui est attribué, se révélera d'une densité remarquable pour l'analyse psychologique : descente dans les profondeurs de la Psyché obscure ; la fragile clarté de la lampe-conscience suffisant à « rompre le charme » ; les secrets de la Création découverts aux sources mêmes des projections de l'âme projetant et configurant son monde ; le tout s'accomplissant sous l'insipiration venue de plus lointain que l'âme consciente : la Nature Parfaite ou Ange qui l'origine, son Moi supérieur. Quant à la typologie de cette littérature d'initiation (découverte d'un livre de révélation dans une chambre souterraine, ou bien vision accompagnée d'une initiation orale), elle s'exemplifie dans l'exorde des Récits sohravardiens comme au prologue du Poimandrès du Corpus hermétique ; dans le Pasteur d'Hermas comme dans le Livre mazdéen de la Sagesse céleste (Mênôkê-Xrat) ; dans l'initiation de Zarathoustra près de l'Agathos Daimôn, telle que le mentionne la scolie sur l'Alcibiade, comme dans l'extase du roi perse Kay Khosraw, telle que la commente Sohravardî. Le Noûs, l'Ange ou la Nature Parfaite suscite dans l'a^me consciente une succession d'images (ou les étapes d'un voyage mythique), dans lesquelles l'âme (comme Hermès ayant mis le flambeau dans un verre) contemple la forme archétypique qui dés l'origine était déjà là.
Que l'Ange ou la Nature Parfaite ait ce pouvoir et prérogative, c'est bien ce qui découle d'un propos que le Ghâyat al-Hakîm prête à Socrate, en invoquant encore le témoignage d'Hermès.
« Le Sage Socrate, est-il dit, déclara : On appelle la Nature Parfaite le Soleil du Philosophe, sa racine et son rameau. On demandait à Hermès : Comment arrive-t-on à connaître la Sagesse ? (var : Comment y participe-t-on ? Comment la fait-on descendre ici-bas?) Il répondit : Par la Nature Parfaite. On lui demanda : quelle est la racine de la Sagesse ? Il répondit : la Nature Parfaite. On lui demanda : quelle est la clef de la Sagesse ? Il répondit : la Nature Parfaite. On lui demanda alors : qu'est-ce que la Nature Parfaite ? Il répondit : c'est l'entité-spirituelle (ou céleste, l'Ange, rûhânîya) du philosophe, celle qui est conjointe à son astre, celle qui gouverne, lui ouvre les verrous de la Sagesse, lui enseigne ce qui lui est difficile, lui révèle ce qui est juste, lui suggère quelles sont les clefs des portes, pendant le sommeil comme à l'état de veille. »
On constate ici une si vigoureuse précision de traits personnels qu'une évocation du démon socratique se trouve d'ores et déjà dépassée, comme le serait également toute réduction simplificatrice au type du daimôn paredros connu de façons diverses dans beaucoup de religions de l'antiquité. Il est superflu d'ajouter qu'une interprétation de la Nature Parfaite la réduisant à une allégorie ou une métaphore, serait un parfait non-sens. Sa personne subtile, sa beauté, sa lumière, en font une apparition précise. Et surtout on n'invoque pas avec tant de ferveur, on ne reconnaît pas une telle prérogative et l'on n'attend pas le suprême bonheur de ce qui est éprouvé comme une allégorie. Or, cette ferveur n'est pas particulière à Sohravardî, nonobstant sa très personnelle vision de l'Ange. Dans l'entretien même d'Hermès avec sa Nature Parfaite rapporté par le Ghâyat al-Hakîm, celui-ci lui enseigne comment la prier et l'invoquer. Loin qu'il s'agisse de figuration théorique, nous voyons la piété envers l'Ange développer une liturgie dont la récurrence (au moins deux fois par an) en assurer la perpétuelle Présence. C'est en quelque sorte la célébration intime d'une religion toute personnelle, comportant son cérémonial propre dans le secret d'un oratoire individuel (préparation de nourritures mystiques, sorte de communion finale).
Voici la partie centrale de cette liturgie s'adressant aux quatre Nature visualisées comme hypostases de la Nature Parfaite (semblablement aux quatre Archanges du Trône cosmique) :
« Je vous invoque, ô puissants, spirituels et sublimes Anges qui êtes la sagesse des Sages, la sagacité des pénétrants, la science des savants. Exaucez-moi ; apparaissez-moi ; rapprochez-moi de votre magistère, guidez-moi par votre sagesse, protégez-moi par votre force. Apprenez-moi à comprendre ce que je ne comprends pas, à savoir ce que je ne sais pas, à voir ce que je ne vois pas. Détournez de moi les dommages qui se dissimulent dans l'ignorance, l'oubli et la dureté de cœur, afin de me faire atteindre au rang des anciens Sages dans le cœur desquels la sagesse, la pénétration, la vigilance, le discernement et la compréhension avaient élu leur demeure. Habitez, vous aussi, dans mon cœur, et ne vous séparez pas de moi. »
Or la suite du même livre nous offre un texte particulièrement riche d'enseignements pour le propos auquel nous nous attachons ici. Dans le chapitre consacré à l'exposé des liturgies astrales pratiquées par les Sabéens de Harrân, nous lisons une invocation à Hermès qui reprend en partie, terme pour terme, l'invocation que la Nature Parfaite avait enseigné à Hermès à lui adresser à elle-même. Voici cette invocation s'adressant à Hermès :
« Tu es si caché que l'on ne connaît pas ta nature, tu es si subtil que tu ne peux être défini par aucune qualification, car... avec le masculin tu es masculin, avec le féminin tu est féminin, avec la clarté du Jour tu as la nature du Jour, avec l'ombre nocturale tu as la nature de la Nuit ; tu rivalises avec elles toutes dans leurs Natures, et te rends semblables à elles dans leurs modes d'être. Ainsi es-tu. Je t'invoque par tous tes noms : en arabe, ô 'Otâred ! En persan : ô Hermès ! En Indien : ô Buddhâ !... Envoie vers moi une Énergie de ton entité-spirituelle par laquelle la recherche de toutes les connaissances. Par Haraqiel, l'Ange qui est préposé à ton domaine, puisses-tu exaucer ma prière, entendre mon appel... »
Viennent alors les formules qui correspondent mot pour mot à celles que nous avons lues précédemment mais cette fois au singulier :
« (Puisses-tu) me guider par ta Sagesse, me protéger par ta force, me faire comprendre ce que je ne comprends pas, etc... » pour finir sur ces mots : « Habite aussi dans mon cœur par une Énergie émanant de ta Noble entité spirituelle qui ne se sépare pas de moi, et par une lumière qui soit mon guide dans tous mes propos. »
De cette étrange et frappante concordance nous nous attacherons ici qu'à dégager un enseignement essentiel : ne nous figure ou préfigure-t-elle pas le mode de relation de l'âme à son Ange, d'Hermès à sa Nature Parfaite ? En ce sens que la transition de la liturgie hermétiste de la Nature Parfaite à la liturgie harrânienne d'Hermès, amène une identification entre les termes par lesquels Hermès à son tour est invoqué. Elle marque une phase du mouvement de configuration mythique qui relie l'un à l'autre les « moments » d'Hermès. Mais cette transition identifiante, d'un Hermès à l'autre, ne typifie-t-elle pas quelque chose comme la relation paradoxale que présupposent les premiers mots de l'invocation sohravardienne à la Nature Parfaite, la nommant comme celle qui enfante et celle qui est enfantée ? Hermès en préfigure mythiquement la situation réciproque : L'Enfantant-Enfanté, l'Invoquant-Invoqué, comme il y a la situation du Sauveur-Sauvé, relation déjà accomplie et toujours s'accomplissant.
Ce que l'on peut voir typifié dans le passage idéal d'une liturgie à l'autre, c'est en effet une conjonction et une transmutation, une hiérogamie de l'âme et de l'Ange, d'Hermès et e sa Nature Parfaite, déterminant une communicatio idiomatum, un échange d'attributs entre l'Invoquant et l'Invoqué. (A comparer la prière d'Astrampsychos : « Viens à moi, Seigneur Hermès... je suis toi et tu es moi ».) Il en résulte alors un mode d'être si subtil (conjoignant le Masculin et le Féminin, la clarté du Jour et l'ombre de la Nuit, comme dans le symbolisme alchimique tentera de le figurer comme une nouvelle naissance (Infans nostern, Puer aeternus). Mais aussi bien cette transition liturgique est-elle le lieu idéal où s'origine le mythe proprement sohravardien d'Hermès et sa Nature Parfaite. Hermès en est l'Enfant et en est séparé ; l'eschaton de son pèlerinage terrestre dans les Ténèbres doit s'accomplir comme une nouvelle naissance, un enfantement en lui-même de la Nature Parfaite, tel qu'il se conjoigne à elle dans une dualitude qui n'est plus la dualité de êtres distants ou juxtaposés, mais le mystère de Deux en un Unique. Et l'on est tenté de penser que si le dessin hermétiste accuse chez Sohravardî des traits aussi personnels (et personnalisants), c'est peut-être que la vision du Double céleste se renforce chez lui de traits que lui inspirent les hiérosophies de l'ancienne Perse, et qui déterminent ce complexe qu'est en propre le « sohravardisme », la doctrine de l'Ishrâq. C'est en effet dans celles-là que se trouve le plus expressément manifesté cet archétype d'un mode syzygique qui donne à la Psyché terrestre un Double céleste de Lumière, et soumet à leur co-responsabilité l'achèvement de leur unité-duelle. Si la relation d'Hermès à sa Nature Parfaite nous met sur la voile de cette psycho-ontologie, c'est aussi en l'approfondissant que nous répondrons à la question initiale de leur relation à l'Ange-archétype de la nature humaine, et entreverrons une solution aux doutes des commentateurs.
Si le mode d'être réel de l'âme est non pas une solitude mais un être-en-dualitude, – si l'âme en son existence terrestre avec la conscience qui lui est propre, est le second membre d'un Tout dyatique dont le Moi supérieur ou céleste est le premier –, cela implique une ontologie rendant possible cette distance et distension que constitue sa présence au monde terrestre, et qui aussi en prévoie la résolution. Cela implique que l'âme ait non pas commencé d'être ici-bas, mais originée ailleurs, soit « descendue sur terre ». En simplifiant à l'extrême, on peut distinguer deux types dans le mode de présence que détermine cette descente sur Terre : il y a un type, disons platonicien, d'incarnation de l'âme descendant toute sur terre après un choix préexistentiel. Et il y a un type de descente de l'âme, disons gnostico-iranien, tel que cette descente résulte du dédoublement, de la déchirure d'un Tout primordial. Mais la possibilité de ce dédoublement doit être dés l'origine fondée dans la structure même de ce Tout, et c'est ce mode d'être que nous essayons de désigner comme « dualitude ». L'âme ainsi incarnée possède un « Pair-companion », un Double céleste qui lui vient en aide et qu'elle doit rejoindre, ou au contraire perdre à jamais, post mortem, selon que sa vie terrestre aura rendu possible, ou au contraire impossible, le retour à la condition « célestielle » de leur bi-unité. Cette ontologie de l'âme est connue bien au-delà des frontières de l'Iran (une même vision « sophianique » s'est imposée, peut-on dire, aux Cathares néo-manichéens, comme à un Novalis ou à un Boehme). Cependant les sources iraniennes manifestent primitivement, par excellence, l’archétype de ce mode d'être.
Dans le mazéisme, les Fravartis (persan Farvahar) littéralement « celles qui ont choisi » (Lumière contre Ténèbres) ont préexisté aux âmes terrestres. Elles apparaissent d'abord comme les auxiliaires d'Ôhrmazd pour la défense du royaume de Pure Lumière face aux Contre-puissances des Ténèbres. Lorsque la Création fut produite à l'état matériel pour contribuer à cette défense, tous les êtres matériels eurent leur prototype dans des êtres célestes. C'est ainsi que les Fravartis ont été les Doubles célestes des âmes terrestres dont elles furent réciproquement chacune l'ange tutélaire (comme la Nature Parfaite à l'égard d'Hermés). Mais la théologie mazdéenne développa et modifia ce thélogoumenon. Si finalement âme et Fravarti ont été identifiées l'une à l'autre, c'est parce que l'on concevait les Fravartis comme ayant accepté de quitter le royaume de Pure Lumière 'un grand nombre d'entre elles dût-il succomber) pour venir combattre sur terre les Contre-puissances démoniaques. L'âme pure, fidèle à Ôhrmazd su terre, est donc en fait la Fravarti même ; elle en est la condition terrestre. Condition passagère qui n'abolit nullement, comme elle, la structure bi-unitaire. Car concevoir comme sa Daênâ, c'est-à-dire comme son Moi céleste qui est la Lumière de sa foi préexistant à sa condition terrestre. La rencontre eschatologique qui confère sa suprême signification au motif de « l'homme et son Ange », a lieu alors entre la Fraverti et sa Daênâ. Fravarti succombe aux Ténèbres. Ce qui eschatologiquement s'offre alors l'homme, c'est une fausse Daênâ, caricature de son humanité mutilée, reflet de lui-même réduit à lui-même.
Dans la « Liturgie de Mithra » jadis déchiffrée par A. Dieterich on lit une invocation au « Corps Parfait » analogue à celui de l'invocation qu'Hermès adresse à sa Nature Parfaite. Le mage commence par invoquer le Noûs et l'Âme du monde, puis il s'adresse au Corps Parfait (« Ô Primordiale Genèse de ma genèse, Primordiale origine de mon origine ! ») l'invoquant au nom des Quatre Éléments primordiaux et subtils qui le personnifient tour à tour (« Souffle {pneuma} primordial du souffle, du souffle qui est en moi, etc.) pour conclure sur une adjuration (« Toi, Corps Parfait de moi-même, façonné par un bras glorieux et une dextre impérissable ») le priant de transférer ce captif maintenant retenu en sa nature inférieure « à la Génération qui est libre de la mort ».
Sans doute avons-nous ici l'illustration du propos de Zozisme identifiant le secret de l'Art alchimique et le mystère le plus caché des Mithriaca. Constitué comme la Nature Parfaite des quatre Éléments divins, subtils et simples, opposés aux Éléments matériels et grossiers dont le mélange conditionne le corps physique, ce Corps Parfait est le corpus subtile de la Résurrection. D'ores et déjà, il l'annonce et lui préexiste : comme le Nature Parfaite, il peut être invoqué et prié ; c'est par son intermédiaire qu'est consommée la nouvelle naissance à l'immortalité ; et comme la Nature Parfaite il est la fois père-et-mère.
Ce dernier et fondamental caractère nous oriente vers une autre région du plérôme religieux iranien : le manichéisme. Déjà par le traité manichéen chinois publié en 1911 par Chavannes et Pelliot, on connaissait le thème d'une Nature primitive lumineuse laquelle, plus récemment, fut identifiée avec une entité divine que l'un des fragments exhumés à Tourfan glorifie comme « notre père et notre mère, notre magnificence, notre Moi de splendeur », c'est-à-dire notre Nature lumineuse ou notre Moi primordial (« Salut à toi, avec qui notre âme est identique dés la prime origine »).
De récentes recherches rendues possibles par la publication de documents d'Asie centrale et de ceux en langue copte, ont progressivement mis en évidence le mode d'être du Soi originel de Lumière. On a notamment insisté sur la nature et les prérogatives de cette entité de Lumière qui porte dans le manichéisme le nom de Grand Vahman (ou en parthe Grande Manûhmed ou Manvahmêd), s'originant à l'avestique Vohu Manah (néo-persan Bahman), nom qui désigne dans le Mazdéisme le premier des Amahraspands ou Archanges, et dont le sens général est Esprit Bon, Pensée Lumineuse, Noûs de Lumière. On s'est attaché à analyser sa relation avec les Manvahmêd ou Vahmanân individuels. Si l'on voit dans la Grande Manvahmêd l'Homme Parfait, et si on l'identifie avec cette Colonne de Gloire qui est la Colonne de Lumière constituée par la procession ascendante de toutes les âmes libérées des Ténèbres et retournant vers le royaume de Lumière, il est tentant, certes, de conclure que ce sont tous les Vahmanân qui, réunis ensemble, constituent le Grand Vahman ou la Grande Manvahmêd. Cette représentation ne nous semblerait pas cependant sauvegarder l'intégralité de la situation éprouvée et proposée par le mythe.
En effet, s'il est vrai que le Grand Vahman nous apparaît ainsi à la fois comme puissance cosmique et comme puissance agissant à l'intérieur de l'homme, c'est là beaucoup moins une conclusion que la fixation des données mêmes du problème, – je veux dire ce même problème à double face que nous ont posé les hésitations des commentateurs. En termes sohravardiens : quel est le rapport entre le mystique et sa Nature Parfaite, entre Hermés et son Ange, rapport à partir duquel puisse être décelée leur position à tous-deux envers l'Ange-archétype de la nature humaine, l'Ange Gabriel qui est l'Esprit-Saint ? Or, la structure du Tout dyatique que nous découvre le type de relation Hermès-Nature Parfaite, apparaîtrait compromise si l'on voyait, sans plus, dans la totalité des âmes de lumière captives des ténèbres, la totalité même des Vahmanân individuels constituant le Grand Vahman. A des bi-unités simples (d'un seul bloc). On aurait alors détruit la dyade et son ontologie propre, et il faudrait admettre que c'est le Moi (ou Soi) de Lumière comme tel, qui maintenant est le captif des Ténèbres ; mais l'on rendrait impossible le dialogue entre l'Ange (le Moi de lumière) et l'âme qui en est le moi terrestre et qu'il a mission de sauver. On aurait escamoté du même coup un des aspects de la situation : le rapport du Noûs individualisé, sauveur de sa Psyché terrestre propre, avec le Noûs cosmique.
Ici même la terminologie du « néo-manichéisme » des Cathares nous avertirait des termes qu'il s'agit de sauvegarder. Il y a son Esprit-Saint ou Angélique (Spiritus Sanctus ou Angelicus). Chaque âme élue a le sien. Il y a enfin le Spiritus principalis, celui que l'on invoque en nommant les trois personnes de la Trinité. L'Esprit ou Noûs cosmique est à la Psyché totale, ce que chaque Noûs ; Esprit et Ange individuel est à chaque Psyché. C'est non pas une analogie de termes, mais une analogie de rapports qu'il s'agit de fixer.
Cet aspect du problème se transpose en questions telles que celle-ci : reste-t-il au Noûs cosmique une part quelconque de réalité personnelle en dehors de ses individuations ? Ou bien au contraire est-ce pour celles-ci, absorbés dans la totalité du Noûs, qu'il n'en resterait pas ? Ou bien enfin n'y a-t-il pas réalité personnelle pour l'Esprit-Saint et les « Esprits Saints », c'est-à-dire n'y a-t-il pas chaque fois le support d'un mode d'être dialogique, l'appel d'une dualitude de Deux en Un, qui ne se résout pas en monologue ?
Or il ressort nettement des textes que la Grande Manvahmêd est regardée comme ayant une personnalité indépendante de ses parties, ne serait-ce qu'en raison de ce mode de calcul indo-iranien qui voit dans le Tout une unité propre se surajoutant aux unités composantes. Et déjà cela suffirait à confirmer que la vision de la Grande Manvahmêd est plus complexe que notre concept arithmétique de la sommation des parties d'un Tout. Parallèlement les philosophes Ishrâqîyûn répéteront inlassablement que l'universalité de chaque Ange-archétype n'est pas l'universalité d'un concept logique et, loin de l'altérer, en amplifie la réalité personnelle. Notre représentation, si complexe que cela paraisse, doit ainsi sauvegarder et l'identité du Noûs en sa cosmicité, et celle de chacune de ses hypostases, conjointe à chaque âme sur laquelle elle veille et qu'elle sauve.
C'est dans ce mystère du salut que nous apparaît alors en propre l'action du Noûs « chaque fois » dans et par une de ses individuations. Là même prend toute sa force le motif du « Double céleste » dont le développement dans le manichéisme concerne d'abord par excellence Mani lui-même. C'est l'Ange qui apparaît à Mani âgé de 24 ans, comme étant son « double » ou « jumeau » et lui annonce qu'il est temps de se manifester et de convier les hommes à sa doctrine. « Salut à toi, Mani, de ma part et de celle du Seigneur qui m'a envoyé vers toi... » C'est à ce Double céleste que font allusion certaines paroles sans doute de Mani mourant : « Je contemplais mon Double avec mes yeux de lumière. » Mais également dans un psaume glorifiant le départ de l'âme de l'existence terrestre, mention est faite de « ton Double qui ne faillit point ». Ainsi chaque âme a bien son Double. Si le Double céleste de Mani peut être Christ (selon la tradition occidentale du manichéisme) ou la Vierge de Lumière (selon la tradition orientale), chaque âme a elle aussi en propre son Double syzygique, son Noûs, son Double céleste qui, lorsqu'elle meurt à la Terre, la guide vers le royaume de Lumière.
C'est donc bien le Noûs individuel qui apparaît à son âme ou son enfant terrestre pour le fortifier, le guider, le sauver. Il est le Noûs de telle âme. Mais ce faisant, il accomplit comme « membe » du Noûs cosmique tout le salut de cette âme, de même que le salut cosmique est l’œuvre totale du Grand Noûs. Il en est le « membre » de même que l'âme individuelle est son propre membre. Cette exemplification à deux degrés, du célèbre theologoumenon des « membres » précise la gradation marqué par le bel hymne en langue parthe : « Allons, âme, ne crains pas. Je suis ta Manvahmêd, ta caution et ton sceau, et tu es mon corps, une robe que j'ai revêtue pour effrayer les forces. Et je suis ta lumière, l'originelle resplendissante, la Grande Manvahmêd, la Caution parfaite. » Ainsi donc le Noûs individuel peut aussi se présenter, singulatim, comme la Grand Manvahmêd ; cette possibilité ici encore d'une communicatio idiomatum nous oriente en fin de compte vers un type de relation propre et précise, tel celui que professe l'angélologie de la gnose valentinienne : les Anges de Christ y sont reconnus comme étant Christ lui-même, en ce sens que chaque Ange est Christ par rapport à chaque existence individuelle.
Mais en disant « par rapport à », nous risquons d'être encore trahis par le langage, de réduire la relation à un type de relation abstraite tout autre que celle ou éclôt une hypostase et que peut seule saisir en sa plénitude l'Imagination mythique « substancifiante ». Aussi bien ce n'est pas une relation de logique philosophique que elle à laquelle fait allusion l'Ange au Sinaï, s'adressant au mystique en désignant l'Ange qui réside au Sinaï supérieur. « Il me contient de même qu'à mon tour je te contiens. » C'est à cause de cette transpiration réciproque que les commentateurs pouvaient tour à tour voir la Nature Parfaite dans l'Ange-archétype, et dans celui-ci voir celle-là. Et cela même à l'insu de leur conscience philosophique, puisqu'il ont, comme philosophes, laissé leur doute sans solution.
Si le mystère du salut cosmique opéré par la Grande Manvhmêd transparaît dans la rédemption individuelle qui est l’œuvre du Noûs personnel de l'âme (de même la Rédemption par Christos-Angelos s'accomplissant pour la gnose dans et par la Rédemption qu'accomplit chacun de ses Anges), – cette transparition nous découvre du même coup la relation de la dyade que typifient Hermès et sa Nature Parfaite à l'égard de l'Ange archétype et sauveur de la nature humaine. Une brève évocation de l'angéologie ismaélienne nous a déjà permis de contempler en celui-ci le mystère de l'Anthrôpos, du Sauveur-Sauvé (de même que dans le manichéisme l'Homme primordial est Ôhrmizd, Dieu souffrant). Le symbolisme sohravardien des deux ailes de Gabriel l'Ange peut déceler alors toute la force et profondeur de sa signification. La cosmologie de l'Ishrâq nous montre tous les degrés de l'être s'ordonnant en syzygies (depuis celle de Logos-Sophia). Chaque Ange enfante son âme avec son Ciel. L'Ange-archétype de l'Humanité s'est enfanté à lui-même son Image en multiple images, et ces images sont à sa propre Image : une aile de Lumière et une aile qu'ont obscurcie les Ténèbres. Le désenténèbrement de cette Aile, qui mesure selon la vision ismaélienne la réascension progressive de l'Ange à son rang originel, c'est précisément le salut de toutes ses âmes opéré par ses Anges de Lumière qui sont leurs Anges ou Doubles de Lumière. Hermès et sa Nature Parfaite sont les deux ailes d'un Ange exemplifiant l'Ange-archétype, comme l'Amant et l'Aimé sont les deux ailes exemplifiant l'essence duelle de l'Amour (Rûzbehân de Shirâz), comme les deux « cornes » de Dhûl'l-Qarnain expriment la nature dyophysite (le masculin-féminin) de la Pierre mystique des alchimistes. Exister à la manière de l'Ange, c'est désenténébrer l'aile obscure pour que les deux ailes réfléchissent de l'une à l'autre l'éclat d'une seule lumière. Éthiquement c'est en ce monde répondre pour l'Ange, tandis qu'il répondra de vous dans l'autre. Eschatologiquement, c'est la montée définitive au Sinaï, annoncé au postule du Récit de l'Exil occidental. L'Ange de la nature humaine en son intégralité ne devient visible que dans et pour l'unité reconstituée de Noûs et de Psyché, de l'homme et de son Ange, de même que la réalité de l'Amour n'est visible que dans l'unité de l'Amant et de l'Aimé.
La consommation de cette unification post mortem a pu être figurée par certains gnostiques comme une hiérogamie. De fait, le mystère n'en peut monter à la conscience qu'en fugitifs symboles. Les alchimistes ont excellé à les configurer en projetant l'unité du nouvel être ainsi éclos dans l'image du Puer aeternus. Viendrait-il alors à se révéler au Ciel de celui-ci une autre Nature Parfaite se situant comme à une octave supérieure de l'être ? Le nouveau Sinaï s'enlevant au-dessus du Sinaï de Gabriel l'Archange et préfigurant une ascension sans limite, de Moi en Moi, de Ciel en Ciel ? Ou bien, insistant sur la dualitude restaurée en sa vérité par l transmutation du terme inférieur terrestre dans le terme supérieur céleste, par le transfert à la « Génération exempte de la mort » qui unifie l'essence sans confondre les personnes, n'est-ce pas la perpétuation de leur dialogue qu'il faut imaginer à travers les éternités ? (C'est ainsi qu'au cours d'une de ses visions, Swedenborg aperçoit venant du lointain du ciel un char sur lequel se dresse un Ange magnifique ; quand la vision se rapproche, il discerne qu'il y a non pas un seul mais deux êtres angéliques.) Il y a des possibilités de figurations qui s'offrent spontanément et que les Imaginations des gnoses n'ont sans doute même pu épuiser. Il serait vain de chercher de l'une à l'autre répétition de l'archétype une filiation historique qui l' « explique » ; plus vain encore de contraindre à la clarté d'une systématisation philosophique. Elles ne pouvaient configurer que des symboles, et c'est dans la Nuit des symboles que la recherche doit ici progresser.
Aussi bien le thème de la Nature Parfaite réapparaît-il dans l'orchestration du mythe alchimique de la nouvelle naissance. Déjà les développements précédents avaient pu nous édifier quant à l'intervention d'une Imagination symbolique commune. C'est cette communauté que va nous confirmer la mise en œuvre alchimique du motif de la Nature Parfaite, essentiellement communauté d'une attente dans une semblable préfiguration de la Résurrection. L'alchimie mystique eut par excellence le sentiment eschatologique de la conjunctio ou hiérogamie ; elle nous achemine d'elle-même vers notre propos final.
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18/03/2023
La parole perdue – Le « cheval blanc » de Swedenborg et le drame des « religions du Livre » (Henry Corbin)
Henry Corbin, L'Homme et son Ange – Initiation et chevalerie spirituelle, 2 L'initiation ismaélienne ou l'ésotérisme et le Verbe, I. La parole perdue, pp.81-88, Fayard
Le drame qui est commun à toutes les « religions du Livre », ou mieux dit, à la communauté que le Qorân désigne comme Ahl al-Kîtab, la communauté du Livre, et qui englobe les trois grands rameaux de la tradition abrahamique (judaïsme, christianisme, Islam), peut être désigné comme le drame de la « Parole perdue ». Et cela, parce que tout le sens de leur vie est axé sur le phénomène du Livre saint révélé, sur le sens vrai de ce Livre. Si le sens vrai de ce Livre est le sens intérieur, caché sous l'apparence littérale, dés l'instant que les hommes méconnaissent ou refusent ce sens intérieur, dés cet instant ils mutilent l'intégralité du Verbe, du Logos, et commence le drame de la « Parole Perdue ».
Ce drame se manifeste sous bien des formes : en philosophie, c'est le nominalisme, avec tous les aspects de l’agnosticisme. En théologie, c'est le littéralisme, tantôt celui des pieux agnostiques, craintifs devant tout ce qui est philosophie ou gnose, tantôt celui d'une théologie s'efforçant de rivaliser avec les ambitions de la sociologie, et qui est tout simplement une théologie ayant perdu son Logos, une théologie agnostique. On pressentira que la tâche de recouvrer la Parole ou le Verbe perdu déborde les moyens de la linguistique à la mode de nos jours. Il ne s'agit pas non plus d'un « progrès de langage », mais de retrouver l'accès au sens intérieur du Verbe, à ce sens ésotérique qui éveille crainte et dédain chez les exégètes « à ras du sol ».
La claire perception visionnaire de cette situation dramatique se trouve, semble-t-il, dans l'opuscule que Swedenborg a écrit en commentaire de l'apparition du « cheval blanc », au chapitre XIX de l'Apocalypse. Le texte Johannite dit ceci : « Puis je vis le Ciel ouvert, et voici : parut un cheval blanc. Celui qui le montait s'appelle Fidèle et Véritable, et il juge et combat avec justice. Ses yeux étaient comme une flamme de feu ; sur sa tête étaient plusieurs diadèmes ; il avait un Nom écrit, que personne ne connaît si ce n'est lui-même, et il était revêtu d'un vêtement teinté de sang. Son nom est la Parole de dieu (ό λόγoς τoύ θεoύ, – Verbum Dei). Les armées qui sont dans le Ciel le suivaient sur des chevaux blancs, revêtues de fin lin, blanc et pur (...). Il avait sur son vêtement et sur sa cuisse un nom écrit : Roi des rois et Seigneur des seigneurs » (Apocal. XIX, 11-16).
Swedenborg commente le texte en déclarant tout d'abord qu'il est impossible à quiconque d'avoir une claire idée de ce qu'impliquent les détails de la vision, à moins d'en percevoir le sens intérieur, c'est-à-dire ésotérique. Bien entendu, il ne s'agit pas de faire de la vision une allégorie, ni d'en abolir ou détruire les configurations concrètes, puisque c'est précisément la réalité intérieure cachée qui provoque le phénomène visionnaire et soutient la réalité de la vision. Il s'agit de percevoir ce qu'annonce chacune de ses apparentiae reales. Le « Ciel ouvert » représente le fait – et signifie – que le sens intérieur de la Parole, du Verbe, peut être vu dans le Ciel, donc par ceux à qui, en ce monde même, le Ciel intérieur est ouvert. Le « cheval blanc » représente et signifie l'intelligence spirituelle de la Parole, ainsi comprise quant aux réalités intérieures et spirituelles. Le cavalier qui le chevauche est le Seigneur en tant que Verbe, puisque son nom est « Verbe de Dieu ». Qu'il ait un Nom écrit que personne ne connaît hormis lui-même, signifie que lui seul et ceux à qui il le révèle, voient la Parole, le Verbe, dans ses significations intérieures, ésotériques. Qu'il soit vêtu d'un vêtement teinté de sang, signifie la Parole quant à sa réalité littérale qui souffre tant de violences, chaque fois que l'on refuse le sens intérieur. Les armées qui le suivent dans le Ciel sur des chevaux blancs et vêtues de blanc, désignent tous ceux qui sont dans l'intelligence spirituelle de la Parole et en perçoivent les réalités intérieures, le sens ésotériques. La blancheur de leurs vêtements signifie la vérité qui est dans la lumière du Ciel, et eo ipso la vérité intérieure, la vérité d'origine céleste. La vision de cette blanche chevalerie swedenborgienne préparant l'avènement de la Nouvelle Jérusalem, est confirmée par tous les textes que Swedenborg rassemble au cours de l'opuscule ou dans l'appendice, et qu'il a commentés d'autre part dans ses Arcana caelestia. De cette accumulation de textes, il résulte que dans les multiples passages de la Bible où il est fait mention de cheval et de cavalier, le sens intérieur en est toujours l'intellect et l'intelligence spirituelle qui en est la monture. L4ensemble est assez impressionnant pour convaincre que seule l'intelligence spirituelle de ces passages en ouvre le vrai sens.
Si j'ai cité ici longuement ce commentaire d'une vision, dans laquelle Swedenborg voit annoncé qu'au temps final de l’Église le sens spirituel ou intérieur des Écritures sera révélé, c'est, d'une part, que ce commentaire typifie le drame des « religions du Livre » : le Verbe perdu et le Verbe recouvré, ou l'occultation, puis la manifestation, du sens intérieur, ésotérique, qui est le vrai sens, parce qu'il est l'Esprit et la vie du Livre saint révélé. C'est d'autre part, parce que la conception d'ensemble de l'herméneutique, chez Swedenborg, met en œuvre les mêmes principes que l'herméneutique spirituelle pratiquée dans les deux autres rameaux de la tradition abrahamique, et ce que nous venons de lire est particulièrement en résonance avec la perspective eschatologique de la gnose shî'ite en général, tant que celle de la tradition imâmite duodécimaine que celle de tradition ismaélienne. Malheureusement, en guise d'introduction historique, je dois me limiter à rapeller ici que l'ismaélisme est avec l'imâmisme duodécimain l'une des deux principales branches du shî'isme, et que l'ismaélisme, qui doit son nom à l'Imâm Ismâ'il, fils du Vie Imâm Ja'far al-Sâdiq (ob 765), représente par excellence, avec les théosophes de l'imâmisme duodécimain, la tradition de la gnose ésotérique en Islam. Bien entendu, l'Islam sunnite majoritaire des docteurs de la Loi ne put avoir envers cette tradition ésotérique qu'une attitude négative ; sinon, il n'y aurait pas le drame en question. Nous verrons même avec quelle véhémence l'auteur de notre roman initiatique s'exprime à ce sujet.
Sommairement dit, lorsque nous parlons des traits communs s'originant de part et d'autreau phénomène du Livre saint révélé, nous pensons à ceci :
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Pour la gnose ismaélienne, le sens intérieur, le sens spirituel ésotérique de la Révélation qorânique, est aussi le vrai sens ; c'est cela même qui la différencie du littéralisme de la religion islamique officielle et majoritaire, dont on peut dire qu'à ses yeux il a « perdu la Parole », puisqu'il refuse le sens vrai, le sens caché du Verbe divin dans le Qôran. On pourrait dire qu'aux yeux de l'ésotériste ismaélien aussi, le Verbe divin apparaît d'un vêtement teinté de sang, signe des violences qu'à subies le Verbe divin (Kalimat Allâh) de la part des exotéristes et des docteurs de la Loi qui le mutilent, en refusant ce qui en est l'Esprit et la Vie. Nous verrons que nos ismaéliens se sont exprimés avec un réalisme non moins tragique : de cette Parole divine les docteurs de la Loi ont fait un cadavre.
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Nous verrons que l'Imâm, au sens shî'ite du mot, est l' « homologue » du blanc chevalier de l'Apocalypse, tel que Swedenborg en comprend l'apparition, puisqu'il est à la fois le dispensateur et le contenu du sens spirituel ésotérique. Il est à la fois l'herméneute et l'herméneutique : il est le « Livre parlant » (Qôran nâtiq). Si Swedenborg identifie le pouvoir du blanc chevalier avec le « pouvoir des clefs » (potestas clavium), c'est parce que, cette fois, il ne s'agit plus d'un magistère juridique de l’Église, mais de l'intelligence spirituelle qui est la clef de la Révélation. De même aussi, nous entendrons parler, au cours de notre roman initiatique, des clefs qui ont le pouvoir d'ouvrir l'accès au monde spirituel invisible.
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Swedenborg écrit que le Verbe divin est ce qui unit le Ciel et la Terre, et que pour cette raison il est appelé Arche d'alliance. Nous recueillerons également, au cours de notre roman initiatique, une allusion à l'Arche d'alliance. Telle qu'elle y intervient pour signifier la Religion absolue, on peut dire qu'elle est l'image rassemblant l’ésotérisme des trois rameaux abrahamiques.
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Pour Swedenborg, le situs de l'homme régénéré est d'ores et déjà dans le sens intérieur du Verbe divin, parce que son « homme intérieur » est ouvert au Ciel spirituel. Même s'il ne le sait pas, l'homme intérieur spirituel est déjà dans la société des Anges, tout en vivant dans son corps matériel. La mort, l'exilus physique, c'est le passage, le moment auquel il devient conscient de cette appartenance. Cela signifie que l'homme régénéré par l'intelligence spirituelle du Verbe divin est désormais de ceux dont l'Apocalypse (XX, 6) déclare que la « seconde mort » n'a pas de pouvoir sur eux. De même pour nos théosophes ismaéliens, comme notre roman initiatique va nous le montrer, et comme le philosophe Nasîroddîn Tûsi (XIIIe siècle) l'a fort bien analysé plus tard, le fruit de l'initiation est de préserver l'initié de la « seconde mort ». Autrement dit, le phénomène biologique de la mort, l'exilus, n'implique pas eo ipso que l'on ait quitté ce monde. Car le sens vrai de la mort, c'est la mort spirituelle. Or, ceux qui sont morts spirituellement, ne quittent jamais ce monde, car pour sortir de ce monde, il faut être un vivant, un ressuscité, c'est-à-dire être passé par la nouvelle naissance spirituelle. C'est pourquoi nous entendons le gnostique ismaélien est l'entrée dans le « paradis en puissance » (jinnal fî'l-qowwat).
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Il faut que l'accès au sens ésotérique demeure ouvert, parce qu'il est la condition de cette nouvelle naissance qui est le salut, et il n'est pas de tradition sans perpétuelle renaissance. Cela implique la présence continue dans le monde de celui que le shî'isme nomme l'Imâm, que celui-ci soit dans l'occultation ou qu'il soit manifesté. Or l'Imâm, comme dispensateur du sens spirituel ésotérique qui ressuscite les morts spirituels, participe au charisme prophétique. Comme nous l'avons rappelé ci-dessus, il est le « Qôran parlant » (Qôran natîq), tandis que sans lui la Qôran n'est qu'un Imâm muet (sâmit). Sans lui, la Parole est perdue et il n'y a plus de résurrection des spirituellement morts. Aux yeux de l'ésotériste ismaélien, c'est tout le drame de l'Islam sunnite. Il faut donc que le charisme prophétique se perpétue dans notre monde, même après la venue du prophète de l'Islam, lequel fut le « Sceau » des prophètes missionnés pour révéler une Loi nouvelle et finalement la dernière. C'est que les humains ne peuvent pas se passer de prophètes.
Nous ne pourrons donc pas éviter la question : comment cela peut-il s'accorder avec le dogme officiel de l'Islam, selon lequel, après le prophète Mohammad, il n'y aura plus de prophètes ? Nous verrons sur ce point justement notre roman ismaélien s'exprimer à découvert avec véhémence, mais aussi en consonance parfaite avec les textes qui, chez les Spirituels chrétiens de notre Moyen Age, affirment que le temps des prophètes n'est point clos. De part et d'autre, la clôture de la prophétie, c'est justement le drame de la Parole perdue, rendant impossibles la résurrection des morts spirituels et la préservation contre la « seconde mort ». C'est le drame que les spirituels et les ésotéristes de l'Islam ont vécu comme se passant au cœur de l'Islam. L'herméneutique swedenborgienne du blanc chevalier de l'Apocalypse vaut donc pour toutes les « religions du Livre révélé ». En parlant la langue des symboles, on peut dire que les ésotéristes, shî-ite et ismaélien, ont été, eux aussi, en quête de lui, sous le nom de l' « Ami de Dieu », c''est-à-dire de l'Imâm. Ils furent à la Quête de l'Imâm, comme les nôtres furent à la Quête du saint Graal. Nous verrons que dans le rituel d'initiation, c'est l'Imâm qui confère à l'initié le Nom qui désormais lui est propre, en ce sens qu'il est désormais lui est propre au service de ce nom ; il en est le « chevalier ». Je ne crois pas qu'aucune étude, complète et approfondie, ait été tentée jusqu'ici, concernant la tension vécue respectivement, en Islam et en Chrétienté, entre les deux pôles : celui de la religion spirituelle ésotérique et celui de la religion exotérique, légalitaire et littérale.
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