Danse macabre (18/11/2023)

Johan Huizinga, L'Automne du Moyen Âge, Chapitre XI – La vision de la Mort, pp. 220/230, Petite Biblio Payot (Histoire)

 

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Au XIVe siècle, apparaît le mot bizarre de « macabre », ou plutôt tel qu'il se prononçait à l'origine « macabré ». « Je fis de Macabré la dance », dira le poète Jean Le Fèvre en 1376.Quelle qu'en soit l'étymologie très contestée, ce mot est un nom propre. Ce n'est que plus tard qu'on tire de l'expression : «  danse macabré » L'adjectif qui a pris pour nous une nuance si caractéristique que nous pouvons qualifier de ce mot la vision de la mort aux derniers siècles du Moyen Âge. Cette conception macabre de la mort, dont nous trouvons les derniers vestiges dans les épitaphes et les symboles des cimetières de village, a exprimé, à la fin du Moyen Âge, la pensée de toute une époque. A la représentation de la mort se mêlait un élément nouveau, hallucinant et fantastique, un frisson sorti du domaine des terribles épouvantes spectrales. La pensée religieuse, dominatrice, convertit cet élément en morale, le transforma en un memento mori, mais usa volontiers de la suggestion d'horreur produite par le caractère spectral de cette représentation.

 

Autour de la Danse macabre se groupèrent quelques conceptions connexes également propres à servir d'épouvantail et d'exhortation morale. La priorité appartient au Dit des trois morts et des trois vifs dont la plus ancienne rédaction est antérieure à l'année 1280. Trois jeunes nobles rencontrent soudainement trois morts affreux qui leur racontent leur grandeur passée et avertissent les trois vivants de leur fin prochaine. La plus ancienne représentation de ce thème existe encore dans l'émouvante fresque du Campo Santo de Pise. Les sculptures du portail de l'église des Innocents à Paris, que le duc de Berry fit exécuter en 1408, représentaient le même sujet ; elles ont disparu. La miniature et la gravure sur bois firent entrer ce thème dans le domaine public. La peinture murale aussi s'en servit abondamment. La représentation des trois morts et des trois vifs forme le chaînon qui relie l'horrible image de la putréfaction et l'idée de la danse macabre, semble avoir eu son origine en France. Est-il sorti de la peinture ou de la représentation scénique ? On sait que la thèse de M. Mâle, qui considérait les motifs de la peinture du XVe siècle comme empruntés aux représentations dramatiques, n'a pu, dans son ensemble, résister à la critique. Toutefois, il se pourrait qu'il fallût faire une exception en faveur de la danse macabre et qu'ici, en effet, la représentation scénique eût précédé celle des arts plastiques. En tout cas, la danse macabre a été joue aussi bien que peinte et gravée.

 

Le duc de Bourgogne la fit représenter en 1449 dans son hôtel de Bruges. Que ne pouvons-nous nous faire une idée de cette mise en action : des couleurs, des mouvements, du jeu des ombres et de la lumière sur les personnages ! Mieux que les gravures de Guyot Marchant et de Holbein, cette représentation nous ferait comprendre la profonde épouvante engendrée dans les esprits par la danse macabre.

 

Les gravures sur bois dont l'imprimeur parisien Guyot Marchant orna, en 1485, la première édition de la Danse macabré étaient très probablement empruntées à la plus célèbre de ces représentations, notamment celle qui, dés l'an 1424, couvrait les murs de la galerie dans le cimetière des Innocents, à Paris. Les vers imprimés par Marchant étaient écrits sous ces peintures murales ; peut-être ont-ils leur origine dans le poème perdu de Jean Le Fèvre qui, à son tour, semble avoir suivi un original latin. Quoiqu'il en soit, la Danse macabre du cimetière des Innocents, détruite au XVIIe siècle, est la représentation la plus populaire que le Moyen Âge ait connue. Des milliers de personnes, dans le lieu de rendez-vous bizarre et macabre qu'était ce cimetière, regardant les peintures et lisant les strophes dont chacune se terminait par un proverbe, se sont consolées à la pensée de la mort égalitaire, ou ont frémi en appréhendant leur fin.

 

Elle était là bien à sa place, cette mort simiesque et ricanante, à la démarche guindée de vieux maître à danser, qui entraîne à sa suite le pape, l'empereur, le noble, le journalier, le moine, l'enfant, le fou, toutes les professions, tous les états.

 

Les gravures de 1485 ne nous donnent sans doute qu'une faible impression de la fameuse fresque ; comme le prouvent les costumes, elle n'en est pas une exacte copie. Pour nous faire une idée plus ou moins juste de l'effet produit par la danse macabre du cimetière des Innocents, regardons plutôt les peintures murales de l'église de la Chaise-Dieu, où l'état inachevé de l’œuvre accentue encore le caractère spectral.

 

Le danseur, qui revient quarante fois pour chercher les vivants, n'est pas à l'origine la Mort, mais le mort. Les strophes écrites au bas appellent ce personnage « le mort ou la morte », suivant qu'il s'agit de la danse des hommes ou de celle des femmes. C'est une danse des morts, non de la Mort. Et ce n'est pas encore un squelette, c'est un cadavre non décharné, au ventre creux et ouvert. Ce n'est que vers l'an 1500 que le grand danseur devient ce squelette que nous connaissons par la gravure de Holbein. Dans l'intervalle, le mort, vague sosie de l'homme vivant, a été remplacé par la Mort, active, individuelle, ravageuse de vies humaines. « Yo so la muerte cierta à todas criaturas » : ainsi commence l'impressionante danse macabre espagnole de la fin du Xve siècle. Dans les danses antérieures, l'infatigable danseur est encore le vivant lui-même, tel qu'il sera dans un proche avenir, double terrifiant de sa personne ; c'est l'image qu'il voit dans le miroir, et non, comme certains le prétendent, un mort de même rang et de même dignité. « C'est vous-même », disait au spectateur l'horrible vision, et c'est ce qui donnait à la danse macabre toute sa force d'épouvante.

 

Dans la fresque qui ornait la voûte du monument funéraire du roi René et de son épouse Isabelle, dans la cathédrale d'Angers, c'est encore en fait le roi lui-même qui était représenté par ce squelette au long manteau, assis sur un trône doré, et repoussant du pied mitres, livres, couronnes, globes du mondes. La tête était appuyée sur une main desséchée qui cherchait à soutenir une couronne chancelante.

 

La danse macabre ne représentait d'abord que des hommes. Au rappel de la vanité des choses du monde on joignait une leçon d'égalité sociale, et cette intention mettait, par la nature des choses , les hommes à l'avant-plan. La danse des morts n'était pas seulement une pieuse exhortation, mais aussi une satire sociale : les vers qui l'accompagnent ne sont pas exempts d'une certaine ironie. Le succès de sa publication donna à Guyot Marchant l'idée de publier une danse macabre des femmes, et Martial d'Auvergne fut charger d'en rédiger les vers. Le graveur inconnu qui fit les images ne se montra pas égal au modèle que lui fournissait la première édition ; il n'y eut d'original dans sa danse que la hideuse figure du squelette sur le crâne duquel flottent quelques maigres cheveux de femme. Dans le texte réapparaissent l'élément sensuel et le thème de la beauté tournée en corruption. Comment pouvait-il en être autrement ? On ne trouvait pas à énumérer quarante professions ou dignités de femmes : avec la reine, la femme noble, l'abbesse, la nonne, la marchande, la provision était épuisée. Pour remplir le reste, on avait recours aux différentes périodes de la vie féminine : la vierge, l'aimée, la fiancée, la jeune mariée, la femme enceinte. Et de nouveau, ce sont les lamentations sur la joie perdue et la beauté passée qui accentuent le ton du memento mori.

 

A la terrifiante représentation de la mort, il manquait une image : celle de l'heure de la mort. Pour imprimer plus vivement dans les esprits la crainte de la mort, on ne pouvait mieux faire que de rappeler Lazare : après sa résurrection, selon la croyance populaire, il avait vécu une horreur continuelle du trépas dont il avait déjà fait l'expérience. Et si le juste devait craindre, que devait donc faire le pécheur ?

 

L'agonie était la première des quatre fins dernières, Quatuor hominum novissima, que l'homme devait avoir constamment à l'esprit : la mort, le jugement, l'enfer ou le paradis. Étroitement lié au thème des quatre fins dernières, nous trouvons l'Ars moriendi, création du XVe siècle qui se propagea largement comme la danse macabre, grâce à l'imprimerie et à la gravure sur bois. Il traite des cinq tentations, par lesquelles le diable tourmente le moribond : doute des vérités de la religion, désespoir sur ses péchés, attachement aux possessions terrestres, désespoir de ses souffrances et enfin orgueil de ses vertus. A chaque tentation, un ange écarte les pièges de Satan et console le mourant. La description de l'agonie elle-même était un sujet souvent traité et dont le modèle était fourni par la littérature religieuse.

 

Dans son Miroir de mort, Chastellain a réuni tous les motifs dont nous venons de parler. Il débute par un récit émouvant qui, même dans sa solennelle prolixité, ne manque pas son but. Sa bien-aimée mourante l'a appelé à lui pour lui dire d'une voix brisée :

 

Mon amy, regardez ma face,

Voyez que faitdolante mort

Et ne l'oubliez désormais ;

C'est celle qu'aimiez si fort;

Et ce corps vostre, vil et ort,

Vous perderez pour un jamais ;

Ce sera puant entremais

A la terre et à la vermine

Dure mort toute beauté fine.

 

Là-dessus, l'auteur fait un Miroir de mort. D'abord, il traite le sujet : où sont les grands de la terre ; et il le traite d'une manière prolixe, un peu pédante, sans rien de la légère mélancolie de Villon. Ensuite vient une sorte de première ébauche de danse macabre, mais sans puissance d'imagination. Enfin l'Ars moriendi. Voici sa description de l'agonie :

 

Il n'a membre ne facture

Qui se sente sa pourreture ;

Avant que l'esprit soit hors,

Le cœur qui veult crevier au corps

Haulce et souliève la poitrine

Qui se veult joindre a son eschine.

La face est tainte et apalie,

Et les yeux treillés en la teste.

La parole luy est faillie,

Car la langue au palais se lie,

Le pouls tressault et sy halette.

Les os desjoindent a tous lez ;

Il n'a nerf qu'au rompre ne tende.

 

Villon condense tous ces traits en un demi-couplet, combien plus émouvant. Toutefois, on reconnaît dans ces deux traitements un modèle commun :

 

La mort le fait frémir, pallir,

Le nez courber, les vaines tendre,

Le col enfler, la chair mollir,

Jionctes et nerfs croistre et estendre

 

Et puis l'idée sensuelle, latente dans toutes ces descriptions :

 

Corps femenin, qui tant es tendre,

Poly, souef, si précieux,

Te fauldra il ces maulx attendre ?

Oui, ou tout vif aller es cieulx.

 

Nulle part, les images de la mort n'étaient rassemblées d'une manière plus évocatrice que dans le cimetière des Innocents à Paris. Là, l'esprit savourait les affres macabre dans toute leur plénitude. Tout contribuait à donner à ce lieu l'horreur sacrée que goûtait si vivement l'époque. Les saints eux-mêmes à qui l'église était dédiée, ces Innocents massacrés au lieu du Christ, éveillaient par leur pitoyable martyre la cruelle compassion et la sanglante tendresse où se complaisait la fin du Moyen Âge. Et justement, au XVe siècle, la vénération des Innocents prit de l'importance. On en possédait plus d'une relique. Louis XI donna à l'église «  un Innocent entier » dans une châsse de cristal. Ce cimetière était préféré à tout autre champ de repos. Un évêque de Paris fit déposer dans sa fosse un peu de cette terre où il ne pouvait être inhumé.

 

Pauvres et riches y étaient enfouis pêle-mêle, mais pas pour longtemps, car vingt paroisses y ayant droit d'inhumation on déterrait les ossements et on vendait les pierres tombales après un laps de temps assez court. On croyait que dans ette terre-là un cadavre se décomposait en neuf jours jusqu'aux os. Crânes et ossements étaient alors entassés dans les ossuaires, les log des arcades qui entouraient le cimetière de trois côtés ; ils s'étalaient aux regards, prêchant à tous une leçon d'égalité. Le noble Boucicaut et d'autres personnes avaient donné de l'argent pour la construction de ces « beaux charniers ». Le duc de Berry, qui désirait être inhumé en cet endroit, avait fait sculpter sur le portail de l'église la représentation des trois morts et des trois vifs. Au XVIe siècle, cette exhibition de symbole funèbre fut complétée par une grande statue de la Mort, aujourd’hui au Louvre, seul reste de cette macabre collection.

 

Ce lieu était d'ailleurs, pour les Parisiens du XVe siècle, une sorte de lugubre préfiguration du Palais royal de 1789. C'était, en dépit des inhumations et exhumations incessantes, une promenade publique et un lieu de rendez-vous. On y trouvait des petites boutiques près des charniers et des femmes publiques sous les arcades. Il y avait même une recluse murée sur un des côtés de l'église. Parfois, un moine mendiant venait prêcher en ce lieu qui était lui-même un sermon symbolique de style médiéval. Une procession d'enfants (12 500, dit le bourgeois de Paris) s'y assembla, cierges en mains, porta en triomphe un Innocent jusqu'à Notre-Dame et le rapporta au cimetière. Des fêtes même s'y donnaient. Tant l'horrible était devenu familier.

 

Le désir de donner une image concrète de la mort menait à sacrifier tout ce qui ne se prêtait pas à une représentation directe. Ainsi, les aspects les plus grossiers de la mort s'imprimaient seuls dans les esprits. A cette macabre vision manquaient la tendresse et la consolation. Ce visage de la mort était, au fond, bien égoïste. Ce n'est pas l'absence des chers disparus qui fait pleurer, c'est la crainte de la mort, considérée comme le plus effroyable des maux. Nulle pensée de mort consolatrice, de terme des souffrances, de repos désiré, de tâche remplie ou interrompue ; pas de tendre souvenir, nul apaisement, rien de la divine depth of sorrow.

 

De temps à autre, un accent plus ému;ainsi, la mort parle au laboureur :

 

Laboureur qui en soing et painne

Avez vescu tout vostre temps,

Morir fault, c'est chose certainne,

Reculler n' vault ne contens.

De mort devez estre contens

Car de grand soussy vous delivre...

 

Mais le laboureur regrette la vie, dont il a parfois souhaité la fin.

 

Dans la danse macabre des femmes de Martial d'Auvergne, une petite fille morte dit à sa mère : garde bien ma poupée, mes osselets, ma jolie robe. Mais cette note touchante est rare. La littérature de l'époque, dans la lourde raideur du grand style, a si peu connu l'enfant !

 

Lorsqu'Antoine de La Salle dans Le Réconfort de madame du Fresne essaye de consoler une mère de la mort de son fils, il ne trouve à lui présenter que le récit de la mort, plus cruelle encore, d'un enfant pris comme otage. Pour l'aider à vaincre sa douleur, il ne lui offre que le conseil de ne pas s'attacher aux choses terrestres. Mais il ajoute un petit récit, version du conte populaire de l'enfant mort qui revient prier sa mère de ne plus pleurer afin que son linceul puisse sécher. Et ici s'exprime une émotion bien plus profonde que dans les memento mori répétés sur des tons si divers. Le conte et la chanson populaires de cette époque n'ont-ils pas conservé des sentiments presque ignorés de la littérature ?

 

La pensée cléricale de la fin du Moyen Âge ne connaissait, à l'endroit de la mort, que deux extrêmes : plainte sur la brièveté des choses terrestres, jubilation sur le salut de l'âme. Tous les sentiments intermédiaires restaient inexprimés. L'émotion se pétrifiait dans la représentation réaliste de la mort hideuse et menaçante.

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