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03/05/2022

Notes sur l'image de la « Sainte » et l'image de la « Fée »

Laurent Guyénot, La mort féerique – Anthropologie du merveilleux (XIIe-XVe siècle), Chapitre II Sainteté, royauté et chevalerie, Culture cléricale et culture laïque, pp. 56-57, Éditions Gallimard, nrf

 

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« ...Comme l'opposition entre culture populaire et culture des élites, l'opposition entre culture cléricale et culture laïque est donc à juste titre relativisée par quelques historiens comme Carl Watkins ou John Van Engen. Ils critiquent également l'idée que la culture laïque serait plus imprégnée de « survivance païennes » que la culture cléricale. D'un côté, le « paganisme » dénoncé par les clercs rigoristes dans certains jeux ou rites populaires est largement rhétorique ; la plupart du temps, il ne s'agit que de particularismes locaux auxquels se prêtent les prêtres de paroisse. De l'autre côté, la culture cléricale s'est depuis toujours imprégnée de rites et croyances d'origine préchrétienne, où elle a puisé une part immense de ses traits médiévaux.

 

Un histoire tirée d'un des recueils de Miracles de la Vierge qui fleurissent au XIIe siècle permet d'illustrer cette proximité entre les deux cultures dans le domaine narratif. Un certain chanoine de Pise était dévoué à la Vierge et récitait chaque jour en son honneur les offices connus sous le nom des « Heurs de la Vierge ». Lorsque ses parents moururent en lui laissant un héritage important, ses amis le poussèrent à se marier. Il délaissa peu à peu le service de la Vierge, mais, le jour de son mariage, elle lui apparut pour lui reprocher le déclin de son affection et lui interdire de se marier. Le mariage eut pourtant lieu, mais la nuit même l'homme quitta sa femme et son foyer et jamais plus on ne le revit. Voilà une histoire qui met à mal la frontière entre le miraculeux chrétien et le merveilleux féerique. La Vierge se comporte en effet exactement comme certaines fées (Fadas) que mentionne un peu plus tard Gervais de Tilbury, dont les amants mortels, « quand ils voulurent se marier avec d'autres femmes, (...) moururent avant d'avoir pu s'unir charnellement à elles » (Otia, III, 86). « Est-ce un hasard », doit-on se demander avec Pierre Gallais, « si l'émergence des fées, telles que nous les connaissons, coïncide sans doute avec la grande popularisation du culte de Notre-Dame ? »

 

Guillaume de Malmesbury (De Gestis regnum Anlorum, II, 205) raconte à la même époque l’histoire d'un jeune marié qui avait passé innocemment son alliance au doigt d'une statue de Vénus et se vit dans l'impossibilité de consommer son mariage, car une créature à « la consistance d'un nuage et la densité d'un corps » s'insinuait toujours entre lui et son épouse. Sur les conseils d'un prêtre orthodoxe, il dut se rendre à un carrefour en pleine nuit pour remettre une lettre au conducteur d'une procession fantomatique dans laquelle Vénus apparaissait telle « une femme attifée comme une prostituée chevauchant une mule (...), presque nue en raison de la minceur de ses vêtements, (qui) se répandait en attitudes impudiques ». La nette ressemblance entre cette troupe et celle des morts errants connue sous le nom de « mesnie Hellequin » laisse soupçonner que Guillaume s'inspire ici d'une de ces histoires de revenante amoureuse dont nous parlerons au chapitre x. Il adopte une convention simultanément chrétienne faisant de Vénus une prostituée mortelle. Ainsi se trouve illustré le caractère mutant des schémas narratifs, qui circulent aisément d'un registre à l'autre. »

01/05/2022

La magie sympathique – aux sources du chamanisme archaïque résiduel

Jean Clottes – David Lewis-Williams, Les chamanes de la préhistoire, Cent ans de recherche des significations, La magie sympathique, pp.78/84, aux éditions Point

 

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La magie sympathique se fonde sur une relation ou une identité postulé entre l'image et son sujet. En agissant sur l'image, on agit sur la personne ou l'animal figuré. Elle a été bien définie par le comte Bégouën : « C'est une idée généralement répandue chez tous les peuples primitifs, que la représentation de tout être vivant est, en quelque sorte, une émanation même de cet être et que l'homme qui a en sa possession l'image de ce être a déjà un certain pouvoir sur lui. De là vient, chez beaucoup de sauvages, la peur réelle qu'ils éprouvent quand on les photographie ou qu'on les dessine. On peut donc admettre que les hommes primitifs croyaient, eux aussi, que le fait de représenter un animal le mettait déjà, en quelque sorte, sous leur domination, et que, maîtres ainsi de sa figure, de son double, ils pouvaient plus facilement se rendre maîtres de l'animal lui-même.

 

Dés le début du XXe siècle, Reinach jeta les bases de la théorie connue sous le nom de « magie de la chasse ». Elle fut adoptée, complétée et popularisée par l'abbé Breuil et le comte Begouën, au point qu'elle se cristallisa en une sorte de dogme jusqu'à la fin des années cinquante.

 

Cette nouvelle façon d’interpréter l'art eut deux fondements principaux. L'ethnologie avait récemment apporté une image différente de l'homme « primitif ». Ce n'était plus le bon sauvage libre et insouciant s'ébattant dans un monde d’abondance, mais une créature faible essayant de survivre dans un univers hostile. Le livre de J-H. Rosny aîné, La Guerre du feu, qui date de 1911, en donne une image dramatique. L'art magique a donc un but pratique car il concourt à la survie. Selon les termes de Bégouën, « l'art de cette époque est utilitaire ».

 

La caverne elle-même constitue le second support de l'hypothèse magique. Si les préhistoriques se rendaient si loin sous terre pour dessiner dans des lieux retirés, ce ne pouvait être que dans un but magique. Ces dessins n'étaient pas destinés à être vus. « Seule l'exécution du dessin ou de la sculpture importait. La représentation de l'animal était un acte qui valait par lui-même. Une fois que cet acte était accompli, le résultat immédiat et matériel de cet acte, le dessin, n'avait plus aucune importance. » Cela expliquait les nombreuses superpositions de figures sur les mêmes parois et le manque de visibilité des gravures.

 

Les pratiques magiques avaient trois buts principaux : chasse, fertilité, destruction. La magie de la chasse visait à permettre des chasses heureuses, par la prise de possession de l'image de l'animal à abattre et donc de la bête elle-même. Elle était renforcée par l'apposition de signes en forme de flèches ou de blessures sur certains animaux (Niaux), parfois au cours de cérémonies (Montespan), ou par la figuration de pièges (Font-de-Gaume). Les dessins de bêtes incomplètes avaient pour objet de diminuer leur facultés et en conséquence de faciliter leur approche et capture. Cette magie s'appliquait aux grands herbivores chassés : chevaux, bisons, aurochs, bouquetins, rennes et cerfs. La magie de la destruction visait ceux qui étaient dangereux pour l'homme : les félins et les ours (Trois-Frères, Montespan). Par la magie de la fertilité, on aidait à la multiplication des espèces utiles, en représentant des animaux de sexe opposé en des scène de pré-accouplement (bisons d'argile du Tuc-d'Audoubert) ou des femelles pleines.

 

Dans cette optique, les animaux étaient des « images-réalités », les signes participaient de la chasse (armes, blessures, pièges), et les humains étaient les sorciers revêtus de peaux de bêtes ou dotés d'attributs d'animaux pour mieux capturer leurs qualités et leur force, ou encore des dieux régnant sur la faune. C'est ainsi que l'être composite dessiné à 3,50 mètres du sol dans le Sanctuaire des Trois-Frères fut indifféremment appelé Sorcier ou le Dieu Cornu.

 

Les partisans des théories magiques de l'art pariétal ont mis en exergue quelques exemples – la Scène de Chasse et les modelages de Montespan ; la Chapelle de la Lionne et le Sorcier des Trois-Frères – choisis pour leurs vertus démonstratives. Puis, ils sont revenus à l'ethnologie pour trouver des parallélismes susceptibles de renforcer leurs interprétations par un processus analogique élémentaire.

 

Leurs conceptions ont connu un succès durable, dû à plusieurs facteurs : le progrès certain qu'elles représentaient par rapport aux concepts antérieurs ; la domination exercée par l'abbé Breuil sur la recherche préhistorique pendant un demi-siècle. Le prestige de l'age pariétal européen, spectaculaire et le plus vieux monde, a concouru à leur diffusion : elles furent exportées partout et appliquées à l'art rupestre d'autres continents. La magie de la chasse a souvent été, et parfois continue à être utilisée, à tort ou à raison, pour l’interprétation de pratiques ou d'arts fort éloignés du continent européen.

 

Les critiques ont porté sur divers aspects de ces théories. Le futilité des comparaisons ponctuelles a été dénoncée. Elles se basaient sur l'idée préconçue et fausse que les préhistoriques constituaient une humanité primitive et que, tous les primitifs étant à un même stade d'évolution, les analogies se trouvaient justifiées. Plus graves étaient les interprétations biaisées, les contradictions et les absences d'explication pour une conception de l'art qui se voulait globale.

 

Si la magie sympathique avait été le motif essentiel de l'art paléolithique, on se serait attendu à trouver une majorité d'animaux envoûtés, marqués de « flèches » ou de blessures, de femelles pleines, de scènes sexuelles évidentes, ainsi qu'un équivalence entre les vestiges d'animaux chassés mis au jour lors des fouilles d'habitats et les représentations animales. Or, Leroi-Gourhan fit avoir que le pourcentage d'animaux porteurs de signes évoquant des armes restait infime, qu'il s'agisse d'espèce consommables ou dangereuses. Il en était de même des femelles gravides, rares et le plus souvent douteuses, ainsi que des scènes qualifiées de sexuelles mais qui, en fait, n'étaient guère explicites. Les images de coïts humains (plaquettes gravées d'Enlène, Ariège) ou animaux (chevaux pariétaux de la Chaire à Calvin, Charente) étaient étonnamment exceptionnelles, ce qui témoignait d'un manque d’intérêt pour la représentation de ces activités vitales essentielles. Quant à ce que Delporte a appelé l' « échantillon culinaire », c'est-à-dire les animaux chassés, il ne présentait pas de corrélations avec l' « échantillon figuré ». Selon les termes de Claude Lévi-Strauss, souvent repris, certains animaux étaient donc « bons à manger » et d'autres « bons à penser », et ça n'étaient pas nécessairement les mêmes. Pour ces derniers, il s’agissait donc d'un « bestiaire ».

 

En outre, de nombreux éléments, parfois fondamentaux, ne trouvaient par leur place dans la magie de la chasse, de la fécondité et de la destruction. Comment expliquer dans leur cadre les mains négatives, les figures humaines isolées et caricaturales, et surtout les créatures composites, ces sortes de monstres qui n'existent pas dans la nature et dont l'on ne pouvait en conséquence souhaiter ni la destruction ni la multiplication ?

 

Pour rendre compte des contradictions et de la variété de l'art pariétal, les partisans de la magie sympathique exposèrent des points de vue à géométrie variable. Selon les cas, et parfois das la même grotte, Breuil interpréta des signes identiques de façons très diverses. Ainsi, dans Niaux, les points rouges représentaient selon lui des repères topographiques sur les « Panneaux indicateurs » ; une blessure sur e « Bison mourant », des bisons et un chasseur dans la galerie Profonde. La subjectivité des ces interprétations est évidente. Elle ne l'est pas moins dans la représentation de la Scène de la Chasse de Montespan et des rites dont elle était censée résulter : si les points affectant un cheval étaient les traces de coups de sagaie pour l'envoûter, pourquoi y en avait-il tant en dehors du corps de l'animal ? De plus, le lieu était trop bas et exigu pour accueillir les chasseurs et leurs cérémonies. On pourrait multiplier les exemples d’interprétations fallacieuses colorées par les a priori.

 

Malgré une défaveur certaine depuis les théories structuralistes auxquelles nous en venons à présent, la magie sympathique n'a pas disparu sans laisser de traces. Dans la conscience populaire, elle est toujours vivace. Il arrive encore que certains guides de grottes ornées ouvertes au public la proposent aux visiteurs comme une explication irréfutable. Ses défenseurs ont judicieusement mis en évidence de observations et exposé des idées qui ne peuvent manquer d'influencer la recherche, dans la mesure où elles ont été confirmées par les découvertes du demi-siècle écoulé.

 

D'abord, la présence des animaux marqués de « flèches ». Il est vrai qu'on ne les retrouve pas partout et qu'ils sont minoritaires. Cependant, dans certaines cavernes (Niaux, Cosquer), ils représentent un quart ou plus du bestiaires. Dans le même ordre d'idée, on rangera les animaux (lion de Trois-Frères) qui ont subi des coups ou ont été partiellement ou en totalité effacés (Chauvet), voire les mains négatives de Cosquer, surchargées de signes ou détruites. Ces faits demandent explication.

 

L'accent mis sur la focalisation des figures dans les lieux écartés, leur manque de visibilité pour d'improbables spectateurs, l'utilisation des reliefs naturels des parois, les superpositions fréquentes vont dans le sens d'une valeur prépondérante intrinsèque de chaque dessin. Nous y reviendrons avec les pratiques chamaniques.

 

Enfin, les théories des Reinach, Breuil et Bégouën reposaient sur l'idée fondamentale que l'homme s’efforçait, par certaines pratiques d'influer sur le cours des événements afin de faciliter sa vie quotidienne. Or, les études ethnologiques modernes ont montré que la plupart des cultures traditionnelles n'avaient pas une attitude différente, qu'il s'agisse d'éviter des catastrophes, de rétablir un certain équilibre dans la nature, de contribuer au retour des saisons ou la multiplication du gibier, de guérir des malades ou de punir des ennemis Cet appel à des forces autres que celles dont l'on dispose communément fait partie des universaux de la pensée humaine.

Le Temps qualifié (Jean Phaure)

Jean Phaure, Le cycle de l'humanité adamique : Introduction à l'étude de la cyclologie traditionnelle et de la fin des temps, Chapitre 1 Le Temps qualifié, pp. 29/37, aux éditions Devry

 

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  1. L'Astrologie Spirituelle

 

Un exposé, même succinct, du devenir de l'Humanité sous la forme traditionnelle des Cycles du Temps, de même qu'un rappel de la notion métaphysique de Temps qualifié qui en est la base, ne peuvent être tentés qu'auprès de lecteurs avertis déjà de la nature des catégories mentales et spirituelles auxquelles nous n'allons pas cesser de nous référer. En particulier, nous espérons qu'au préalable aucune équivoque ne subsiste chez eux sur le sens véritable de l'épithète « traditionnel » que nous utilisons à l'instant, vocable auquel le langage profane ne prête que le sens d' « ancien », « habituel », « routinier », voire « suranné ».

 

 

Temps et Tradition

 

Les civilisations traditionnelles, à l'enseignement spirituel desquelles nous nous référons sans cesse puisqu'elles ont constitué les étapes cycliques intermédiaires et les milieux de transmission entre le Foyer de la Tradition Primordiale et nous, peuvent, on le sait, être succinctement définies de la façon suivante : une civilisation ou une société est « traditionnelle » lorsqu'elle est gouvernée par des principes métaphysiques qui transcendent tous les facteurs humains, sociologiques, et même religieux ; lorsque l'origine de tous les pouvoirs qui s'y exercent réside en un plan supérieur et immuable directement issu du plan divin ; enfin lorsque l'individu peut s'y insérer dans une hiérarchie sociale harmonieuse qui lui permet de s'accomplir pleinement et de donner carrière aussi bien à l'exercice efficace d'un métier que d'une réalisation spirituelle effective. (Les organisation traditionnelles par venues jusqu'à nous en Occident, compagnonnage et maçonnerie, ayant d'ailleurs eu dans le passé cette double fonction professionnelle et gnostique.)

 

Car ici se trouve le départ de toute notre étude : c'est grâce à cette connaissance spirituelle transmise de génération en génération (tradere : transmettre, enseigner) que les civilisations traditionnelles (à la définition desquelles aucune société actuellement vivante sur le globe ne répond d'ailleurs plus...) ont pu dans l'histoire et la protohistoire donner une réponse à cette nostalgie, ancrée au cœur de tout être humain, d'un état paradisiaque, nostalgie qui est le mobile psychologique et spirituel de toute interrogation religieuse relative au Temps. Alors qu'aujourd'hui l'humanité, spirituellement déboussolée, prête l'oreille à toutes les pseudo-réponses issues d'une mentalité délibérément agnostique, et surtout aux promesses démagogiques relatives à un « âge d'or » technocratique prétendument situé dans un proche avenir, l'enseignement de la Tradition au contraire (dont les religions ne leur jeunesse avaient su recueillir la substance) apportait la réponse d'une vérité révélée dés l'aube e l'actuelle humanité, et maintenue par la suite magnifiquement vivante par la connaissance fidèlement transmise des symboles transcendants du temps et de l'Espace.

 

Espace et Temps sacrés

 

A l'origine de toute quête de l'homo religiosus, chaque fois que, du sein du monde douloureux au fond duquel nous vivons, nous avons désir de nous élever quelque peu vers un état antérieur de plénitude, chaque fois que, pour « résoudre » notre nostalgie, nous cherchons à passer mentalement du profane au sacré, ce sont tout naturellement d'abord des images spatiales qui se présentent à nous : de l'espace indistinct et profane des rues de la ville ou des chemins de la campagne, nous cherchons ainsi à passer dans l'espace distinct, protégé et sacré du temple de notre foi, soit que nous pénétrons physiquement dans un lieu ou édifice consacré, soit que, par la réflexion, la méditation ou la prière, nous y pénétrions en esprit et nous isolions du monde « extérieur ». Car prier c'est faire de soi-même un temple, c'est faire de tout son être un lieu sacralisé d'où la communication avec les Puissances supérieures va devenir possible.

 

Si, de cette façon, la notion d'espace sacré est familière à tous ceux d'entre nous chez lesquels siège encore la pratique ou la nostalgie d'une foi vivante, il est par contre moins évident que, symétriquement, la plupart d'entre nous aient aussi souvent à l'esprit la conscience du temps sacré. Et pourtant, la plupart des démarches de l'intelligence qui permettent d'appréhender un espace sacré, donc qualifié, trouvent également leur pleine application dans la détermination d'un temps sacré.

 

Ce sont les fondements de cette analogie que nous allons maintenant exposer succinctement.

 

Qualité et quantité. Essence et Substance

 

Toute méditation sur le caractère « insolite » d'un élément sacré de la Manifestation par rapport au milieu profane « habituel », se base toujours sur l'opposition bien connue qualité-quantité. Cette dualité fondamentale va par la force des choses devenir la principale constante métaphysique des études sur les Cycles du Temps que l'on va lire en ces neufs chapitres. C'est pourquoi nous voudrions à l'entrée de ces exposés insister sur la définition et la délimitation de ces concepts, de façon que les développements ultérieurs n'en paraissent que plus naturels à nos lecteurs.

 

A la base de cette complémentarité qualité-quantité se trouvent les deux aspects fondamentaux de toute manifestation que sont l'essence et la substance qui figurent le geste premier de toute création, c'est-à-dire le Principe actif, l'Essence, fécondant et « donnant forme » au principe passif indifférencié, la Substance. Nous retrouvons là bien sûr la dualité créatrice primordiale : Forme et Matière, Purusha et Prakriti, Verbe créateur et Materia Prima, masculinité et féminité, ou, dans un langage plus proprement aristotélicien : acte et puissance (dans le sens où nous disons que tel phénomène est en « puissance », c'est-à-dire qu'il est comme « en réserve » et « à la disposition » d'une intervention extérieure active). Dans la même acceptation métaphysique, le premier terme correspond à la qualité pure et le second à la quantité pure, étant bien entendu que ces deux concepts ne sont atteignables qu'en esprit et que tout phénomène manifesté n'est que le résultat de l'action du premier principe sur le second.

 

Signalons au passage – et les développements qui suivent rendent cette parenthèse nécessaire – qu'il est permis de voir dans l'Essence pure, ou Principe premier, la source directe, d'une part des Idées Platoniciennes, et d'autres part des Nombres Pythagoriciens : l'un et l'autre constituent les structures formatrices de toute émanation divine, les schémas directeurs de monde manifesté, et peuvent être considérés – si l'on veut bien nous excuser cette métaphore anthropomorphique – comme les « idées de Dieu ». (Pour désigner ce Principe formateur fondamental, Aristote employait d'ailleurs le mot grec εἶδος ou « forme » qui est à l'origine du mot français « idée ».)

 

Le Temps qualifié

 

Rejoignant en cela certains aspects de la tradition métaphysique, on sait que les sciences physiques contemporaines nous ont accoutumé depuis un demi-siècle, à la suite d'Albert Einstein entre autres, à considérer le Temps comme constituant la « quatrième dimension ». On peut donc lire que c'est dans ces autres dimensions, dans ce « continuum espace-temps » que s'organise et que s'insère la totalité du monde manifesté. Il est donc naturel que dans cette optique les phénomènes temporels puissent être classés comme les phénomène spatiaux selon qu'ils participent plus ou moins du principe qualitatif ou du principe quantitatif (étant bien entendu que tout phénomène, dans notre monde du « mélange », participe à la fois de l'essence dans sa forme et de la substance dans sa matière, et que qualité pure et quantité pure ne sont envisageables qu'en esprit).

 

On aperçoit par là même que sans le secours de notre expérience ou de notre intuition, la logique la plus rigoureuse nous amène à considérer l'existence d'un Temps « sacré » ou « qualifié » parallèle à l'Espace sacré ou qualifié auquel nous faisions allusion dans nos premières lignes. Et c'est ce parallélisme, cette analogie qui nous fait comprendre la correspondance étroite, ontologique, entre le symbolisme spatial et le symbolisme temporel dont nous allons trouver maints exemples : symboles de l'Espace, et symboles du Temps procèdent en effet des NOMBRES, et tirent leur commune importance de leur commune nature qualitative ; la plupart, en tant qu’expression des archétypes primordiaux, sont à la base des rapports d'analogie qui permettent d'appréhender les structures fondamentales du monde manifesté.

 

Dés lors, les déterminations quantitatives du temps « habituel » vont devenir dérisoirement insuffisantes : de même que ce qui fait la spécificité d'un chœur de cathédrales ou du tracé régulateur d'une rosace gothique réside non plus seulement dans la dimension, mais dans la proportion, et dans dans la volonté de symboliser dans la matière modelée par l'homme un ordre cosmique, de même ce qui va marquer le caractère qualifié du Temps va singulièrement transcender la simple mesure de celui-ci : cet écoulement chronologique va devenir porteur de symboles. Du domaine des chiffres, nous passons à celui des nombres.

 

Réfléchissons en effet à la nature des phénomènes qui sont à la base de notre appréhension du Temps : battements de notre cœur, heures du jour, saisons de l'année... Tous ont pour support, soit le mouvement d'un astre, – et particulièrement la rotation quotidienne de la Terre et sa révolution annuelle – soit le mouvement d'un organisme en vie. Ces mouvements conditionnent notre biosphère et sont les régulateurs fondamentaux, soit conscients, soit inconscients, de notre existence, et de la subsistance de tout ce qui vit. Astres, cœurs, poitrines, plantes, feuilles, animaux, hommes voient le cours de leur manifestation soumis à une succession et une combinaison de phases évolutives et involutives, c'est-à-dire de cycles fondamentaux.

 

Le Temps n'a que peu de prise sur la matière inanimée, du moins à l'échelle de nos vies. Il est au contraire le moteur direct et sensible de tout le monde vivant. Et ce « temps de vie » ne peut se représenter par une ligne droite indéfinie, mais par des courbes, voire des cercles, comme le cours des astres et figure de nos horloges. Il est habité de pulsations et d'incessants recommencements. Il est rythme et fait de quantité de temps mesurables assez subtilement emboîtées pour que ces quantités devenues cycles acquièrent un caractère qualitatif. Chaque « tour de roue » modifie ce Temps et cette Vie qui s'en nourrit. Le rythme interne, ontologique, de ce Temps vivant sera représenté par des Cycles, où d'incessants recommencements ne marqueront pas des rapports d'identité mais d'analogie.

 

De même, dans cette architecture – plus « végétale » que « mécanique » – du Temps vivant, tout rythme, tout cycle bref renvoie analogiquement à un cycle plus long qui l'enserre, souvent à l'aide de nombres caractéristiques, comme nous le verrons plus loin.

 

Alors que l'Espace nous donne souvent (du moins à l'échelle de nos sens) l'idée d'une quantité indifférenciée dont les mesures semblent arbitraires, le Temps en ses pulsations révèle immédiatement une harmonie transcendante. Biosphère et Cosmos y dialoguent, car l'un et l'autre parlent la même langue, celle des nombres. Et les cycles de la vie terrestre, du microcosme, son en étroit rapport d'analogie avec ceux du cours des astres, du macrocosme. Cette analogie est à la base même de la notion même d'astrologie, science immémoriale des Cycles du Temps qualifié. Le mouvement circulaire des astres, et principalement bien sûr du soleil et de la lune – avec ou sans référence à des divinités correspondantes – sont les témoins visibles de ces « éternels retours », sont les horloges fondamentales de nos rythmes vitaux et constituent mes « modèles » de nos propres cycles biologiques.

 

Fêtes et célébrations

 

Avant que nous soyons amené à illustrer cette notion de cycle qui est une des Clefs fondamentales pour la compréhension du monde manifesté, disons que ce caractère du Temps sacré est à la base de toute idée de fête et de célébration, phénomène sacré s'il en est, car il faut remonter beaucoup dans notre propre Histoire pour appréhender une époque où toute fête était par définition religieuse. A commencer par le simple dimanche de la semaine, (le repos du Septième « Jour » de la Création) toute la journée « qualifié » par un rite particulier porte le souvenir d'un événement antérieur de nature divine. Mais si l'on creuse la définition traditionnelle de ce « souvenir » collectif lié à une célébration, on rencontre toujours l'idée d'analogie entre le temps de l’événement initial et celui où prend place la célébration : il y a correspondance métaphysique entre la nature de l’époque considérée, « in illo tempore », « en ce temps là », et « aujourd'hui », que le cycle considéré soit hebdomadaire, mensuel, annuel ou séculaire... Et nous savons bien sûr que le support rationnel de ces correspondances analogiques est de nature céleste et physique, puisque l'observation des astres fournit à la fois les bases quantitatives et qualitatives de la connaissance du temps. (L'astronomie mettant l'accent sur l'aspect quantitatif et mesurable, et l'astrologie – tout au moins l'astrologie traditionnelle – ayant pour but l'appréhension qualitative des mouvements des astres.)

 

Ainsi l'homme religieux ou traditionnel (qu'hélas la plupart des hommes ne sont plus) vit dans un milieu cyclique et cohérent où tout lui rappelle les événements divins qui ont présidé à la naissance et à l'entretien de ce monde : il vit dans une durée sacralisée où sans cesse les correspondances numérologiques et astronomiques du calendrier lui fournissent des signes de reconnaissance qui donnent tout leur sens et toute leur fonction « magique » aux rites religieux auxquels il participe. L'angoisse du « devenir » liée à l'idée de cheminement aveugle au long d'un temps rectiligne, indifférencié et sans signification transcendante, est fondamentalement exclue, par la conscience qu'à l' « homo religiosus » (même s'il n'a aucune « lumière » surnaturelle sur son propre avenir) que le temps qualifié et « peuplé » dans lequel il chemine donne sa pleine signification à sa vie : le temps qualifié et sacralisé, qualifie et sacralise sa propre vie. Au lieu d'un « présent historique » plein d’embûches, il vit et « voyage » dans un Temps sacré assez riche de liens avec tous les autres moments de la durée pour pouvoir même être assimilé à l' « Éternité » ! Et, bien sûr, pour un chrétien, la totalité de ces liens rassurants entre lui et le cosmos prendra une supplémentaire et transcendante signification dans la conscience que c'est le Verbe créateur en personne qui est venu sur cette Terre dans le corps de Jésus redonner une signification à ces éléments du Temps qualifié : grâce à l'échelonnement temporel de la liturgie, de même que chaque dimanche le rédempteur offre son Corps de Vie, chaque année, et en accord avec un symbolisme astrologique et alchimique, le Verbe s'incarne, agit parle, souffre, meurt et ressuscite à nouveau, actualisant dans une véritable « Éternité » un Sacrifice divin pourtant à l'origine inséré dans un temps historique.

 

Métaphysiquement parlant, tout événement passé célèbre rituellement à un moment d'un cycle temporel analogue au premier, se répète, non seulement « symboliquement », mais effectivement pour tous ceux qui veulent et savent vivre pleinement le rite considéré : la connaissance des moments privilégiés et adéquats d'un cycle donné, liée à celle de la nature profonde de l’événement célébré, constitue la base de toute MAGIE opérative, donc de toute religion ou science traditionnelle ; elle est en particulier le fondements de l'alchimie.

 

On conçoit donc que ce caractère de correspondance effective entre deux événements au moyen des analogies cycliques ait engendré des expression comme « Nouvelle Naissance » par exemple, attribuée au Nouvel An, de « Nouveau Soleil » (Nouvel Helios : Noël) attribuée à la célébration solaire de solstice d'hiver, et plus généralement la notion d' « Éternel Retour ».

 

Mais que l'on prenne garde au caractère ambigu de cette dernière expression qui a conduit de nombreux penseurs – et Nietzsche en particulier – à échafauder une théorie erronée. Cette théorie était fausse parce que basée sur la croyance des « répétitions » d’événements au long du temps historique. En réalité, et nous y insistons, il n'y a jamais, au sein de ces correspondances cycliques, identités, mais analogies : les facteurs célestes de qualification du Temps ne se retrouvent jamais complètement semblables, et nous comprenons mieux alors que le Temps à la fois assimilable à un mobile animé d'un mouvement circulaire et à un fleuve ait donné lieu à l'apophtegme célèbre de Héraclite :

 

« On ne se baigne jamais dans le même fleuve ».

 

Cette réflexion est évidemment à la base de toute idée d'évolution, ce terme étant pris dans son sens étymologique.

 

C'est ce double caractère de similitude et de diversité des facteurs célestes du Temps qui fait de celui-ci un temps qualifié.