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20/10/2022

Courtoisie et fin'amor

 

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Michel Zink, Introduction à la littérature française du Moyen Age, Chapitre IV Troubadours et trouvères, pp. 45-60, Le livre de poche

 

Un surgissement paradoxal

 

Depuis bien longtemps, dés avant la formation des langues romanes, des témoignages indirects signalaient que des chansons circulaient dans le peuple, en particulier des chansons d'amour chantées par des femmes et dont l’Église s’inquiétait. Mais elle-même ne s'inspirait-elle pas de ces rythmes populaires en accueillant une poésie liturgiques dont la métrique abandonnant l'alternance des syllabes longues et brèves qui fonde la versification du latin classique, reposait sur le nombre des pieds et sur la rime ?

 

Pourtant, les premiers poèmes lyriques en langue romane – en l’occurrence en langue d'oc – qui nous ont été intégralement conservés n'ont rien de populaire, quel que soit le sens que l'on donne à ce mot. Ils sont complexes, raffinés, volontiers hermétiques. Ils sont éperdument aristocratiques et élitistes, affichant avec une arrogance provocante leur mépris des rustres incapables de les goûter et insensibles à l'élégance des manières et de l'esprit. Et le premier poète dont l'oeuvre nous soit parvenue était l'un des princes les plus puissants d'alors, Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine (1071-1126). En quelques années, ses successeurs et ses émules en poésie, les troubadours , se multiplient dans toutes les cours méridionales, en attendant d'être imités en France du Nord, dans la seconde moitié du XIIe siècle, par les trouvères. Une poésie de cour : tel est à l'origine ce lyrisme que l'on dit pour cette raison courtois et qui célèbre une conception de l'amour aussi nouvelle et aussi provocante que son brusque surgissement.

 

Courtoisie et fin'amor

 

La courtoisie et l'amour courtois ne constituent nullement une doctrine autonome, conçue et énoncée de façon cohérente et définitive. Ils ont bien eu une sorte de théoricien en la personne d'André le Chapelain, auteur d'un Tractatus de Amore écrit vers 1184, peut-être à la cour de Champagne, peut-être à Paris. Mais son ouvrage, codification tardive d'une pratique vieille alors de près d'un siècle, est d’interprétation douteuse. Tout ce que l'on peut faire, en réalité, est de dégager empiriquement de l’œuvre des troubadours une sensibilité et une éthique amoureuse et mondaine communes, tout en sachant qu'elles ne connaissent pas d'expression en dehors de la poésie qui en est le véhicule. C'est pourquoi commencer par en faire l'exposé, comme on y est contraint ici pour des raisons de clarté, ne peut être qu'un artifice qui conduit fatalement à durcir le trait et à gommer des nuances.

 

La courtoisie est une conception à la fois de la vie et de l'amour. Elle exige la noblesse du cœur, sinon de la naissance, le désintéressement, la libéralité, la bonne éducation sous toutes ses formes. Être courtois suppose de connaître les usages, de se conduire avec aisance et distinction dans le monde, d'être habile à l'exercice de la chasse et de la guerre, d'avoir l'esprit assez agile pour les raffinements de la conversation et de la poésie. Être courtois suppose le goût du luxe en même temps que la familiarité détachée à son égard, l'horreur et le mépris de tout ce qui ressemble à la cupidité, à l'avarice, à l'esprit de lucre. Qui n'est pas courtois est vilain, mot qui désigne le paysan, mais qui prend très tôt une signification morale. Le vilain est âpre, avide, grossier. Il ne pense qu'à amasser et à retenir. Il est jaloux de ce qu'il possède ou croit posséder : de son avoir, de sa femme.

 

Mais nul ne peut être parfaitement courtois s'il n'aime, car l'amour multiplie les bonnes qualités de celui qui l'éprouve et lui donne même celles qu'il n'a pas. L'originalité de la courtoisie est de faire à la femme et à l'amour une place essentielle. C'est une originalité au regard des positions de l’Église comme au regard des mœurs du temps. L'amant courtois fait de celle qu'il aime sa dame, sa domna (domina). C'est-à-dire sa suzeraine au sens féodal. Il se plie à tous ses caprices et son seul but est des mériter des faveurs qu'elle est toujours en droit d'accorder ou de refuser librement.

 

L'amour courtois, ou fin'amor, « amour parfait », repose sur l'idée que l'amour se confond avec le désir. Le désir, par définition, est désir d'être assouvi, mais il sait aussi que l'assouvissement consacrera sa disparition comme désir. C'est pourquoi l'amour tend vers son assouvissement et en même temps le redoute, car il consacrera sa disparition en tant que désir. Et c'est ainsi qu'il y a perpétuellement dans l'amour un conflit insoluble entre le désir et le désir du désir, entre l'amour et l'amour de l'amour. Ainsi s'explique le sentiment complexe qui est propre à l'amour, mélange de souffrance et de plaisir, d'angoisse et d'exaltation. Pour désigner ce sentiment, les troubadours ont un mot, le joi, diffèrent du mot joie (joya, fém.) par lequel on le traduit généralement faute de mieux. Jaufré Rudel écrit par exemple :

 

D'aquest amor suy cossiros

Vellan e pueys somphnan dormen,

Quar lai ay joy meravelhos.

 

Cet amour me tourmente

quand je veille et quand endormi, je songe :

c'est alors que mon joi est extrême.

 

Cette intuition fondamentale a pour conséquence que l'amour ne doit être assouvi ni rapidement ni facilement, qu'il doit auparavant mériter de l'être, et qu'il faut multiplier les obstacles qui exacerberont le désir avant de le satisfaire. D'où un certain nombre d'exigences qui découlent toutes du principe que la femme doit être, non pas inaccessible, car l'amour courtois n'est pas platonique, mais difficilement accessible. C'est ainsi qu'il ne peut théoriquement y avoir d'amour dans le mariage, où le désir, pouvant à tout moment s'assouvir, s'affadit et où le droit de l'homme au corps de la femme lui interdit de voir en elle au sens propre une maîtresse dont il faut mériter les faveurs librement consenties. On doit donc en principe aimer la femme d'un autre, et il n'est pas étonnant que la première qualité de l'amant soit la discrétion et que ses pires ennemis soient les jaloux médisants qui l'épient pour le dénoncer au mari, les lauzengiers. D'autre part la dame doit être d'un rang social supérieur à son soupirant de manière à calquer les rapports amoureux sur les rapports féodaux et à éviter que les deux partenaires soient tentés, elle d'accorder ses faveurs par intérêt, lui d'user de son autorité sur elle pour la contraindre à lui céder.

 

Mais il ne faut exagérer l'importance de ces règles, qui sont au demeurant moins présentes chez les poètes eux-mêmes que chez les glossateurs, ou qui ne le sont, cum grano salis, que dans un genre spécialisé dans la casuistique amoureuse comme le jeu-parti. Elles sont la conséquence la plus visible mais non la conséquence essentielle, de la confusion de l'amour et du désir. L'essentiel est le tour très particulier que cette confusion donne à l'érotisme des troubadours. Il y a chez eux un mélange d'effroi respectueux et de sensualité audacieuse devant la femme aimée, qui donne à leur amour les traits d'un amour adolescent : une propension – revendiquée – au voyeurisme, un goût pour les rêves érotiques, qui épuisent le désir sans l'assouvir, une imagination fiévreuse et précise du corps féminin et des caresses auxquelles il invite en même temps qu'un refus d'imaginer la partie la plus intime de ce corps et une répugnance à envisager la consommation même de l'acte sexuel. Ce corps, que le poète « mourra de ne pouvoir toucher nu », ce corps « blanc comme la neige de Noël », « blanc comme la neige après le gel » (toutes ces formules sont de Bernard de Ventadour), ce corps est, comme la neige, brûlant et glacial, ou glaçant.

 

La poésie des troubadours

 

En attendant d'être célébrées, dans un esprit un peu diffèrent, par les romans, courtoisie et fin'amor trouvent leur expression unique dans la poésie lyrique des troubadours de langue d'oc, et plus tard des trouvères de langue d'oïl, c'est-à-dire de ceux qui « trouvent » (trobar en langue d'oc), qui inventent des poèmes. C'est une poésie lyrique au sens exact du terme, c'est-à-dire une poésie chantée, monodique, dont chaque poète compose, comme le dit l'un d'eux, los moz e'l so, les paroles et la musique.

 

Le genre essentiel en est la chanson (canso, terme bientôt préféré à celui de vers employé par les premiers troubadours), expression de ce qu'on a appelé le « grand chant courtois ». La canso est un poème de quarante à soixante vers environ, répartis en strophes de six à dix vers, et terminé généralement par un envoi (tornada) qui répète par les rimes et la mélodie la fin de la dernière strophe.

 

(…)

 

De façon générale, de même que l'amour doit tendre vers une perfection idéale sans être affecté par les circonstances et les contingences, de même la chanson qui l'exprime et le reflète doit tendre vers une perfection abstraite qui ne laisse aucune place à l'anecdote. C'est ainsi que l'usage de commencer toute chanson par une évocation de la nature printanière – usage remontant sans doute aux racines mêmes du lyrisme roman et qui était l'occasion de brèves descriptions charmantes à nos yeux –, cet usage passe de mode et est raillé au XIIIe siècle, parce que, comme l'expliquent abondamment les trouvères, le véritable amoureux aime en toute saison, et non pas seulement au printemps.

 

Les origines

 

Comme celle des chansons de geste, bien que pour des raisons différentes, la naissance du lyrisme courtois a retenu, parfois de façon excessive, l'attention des érudits. Les caractères de la courtoisie et de la fin'amor, la sophistication de cette poésie, interdisent, on l'a dit, d'y voir l'émergence pure et simple d'une poésie populaire antérieure. Le point de vue fondamentalement masculin sur l'amour qui est celui de la courtoisie, la soumission de l'amant à sa dame l’excluent presque à eux seuls. Dans la plupart des civilisations, et en tout cas tout autour du bassin méditerranéen, le lyrisme amoureux le plus ancien est en effet attribué aux femmes et jette sur l'amour un regard féminin. On verra plus loin que ce que l'on peut savoir du premier lyrisme roman est conforme à cette situation générale.

 

Certains ont à l'inverse nié toute solution de continuité entre la poésie latine et le lyrisme courtois. Celui-ci ne serait que la transposition de la langue vulgaire de la poésie latine de cour qui est pratiquée dés le Vie siècle par l'évêque de Poitiers Venance Fortunat, lorsqu'il célèbre les nobles épouses des princes, qui est au Xie siècle celle de Strabon, d'Hildeber de Lavardin, de Baudri de Bourgueil, qui, vers la même époque, est cultivée par les clercs es écoles de Chartres, à la louange parfois des dames de la ville. Ce qui, chez les troubadours, échappe à cette exaltation platonique des dames, et en particulier les chansons grivoises du premier troubadour, Guillaume IX, serait à mettre au compte de l'inspiration ovidienne des clercs vagants ou goliards. Il est bien vrai qu'une certaine influence de la rhétorique médio-latine et que des réminiscences ovidiennes sont sensibles chez les troubadours. Mais il suffit de les lire pour mesurer combien leur ton diffère de celui de la poésie latine, où l'on ne trouve guère cette gravité passionnée qui fait de l'amour le tout de la vie morale et de la vie tout court. En outre, les centres de Chartres et d'Angers sont bien septentrionaux pour avoir joué un rôle déterminant dans la naissance d'une poésie en langue d'oc. En dehors de celle des goliards, la poésie latine était lue, et non chantée. Enfin, à de rares exceptions près, les troubadours étaient loin de posséder une culture latine suffisante pour mener à bien une telle entreprise d'adaptation.

 

On a souvent soutenu, depuis longtemps et non sans arguments, que la poésie courtoise et la fin'amor avaient une origine hispano-arabe. Dés le début du XIe siècle, les poètes arabes d'Espagne comme Ibn Hazm, qui écrit vers 1020 son Collier de la Colombe, – et un siècle avant eux déjà Ibn Dawud avec son Livre de la Fleur – célèbrent un amour idéalisé, dit amour odhrite, qui n'est pas sans analogie avec ce que sera la fin'amor. Belles capricieuses et tyranniques, amants dont les souffrances revêtent la forme d'un véritable mal physique pouvant conduire à la mort, confidents, messagers, menaces du gardien ou du jaloux, discrétion et secret, une atmosphère printanière : tout l'univers amoureux et poétique des troubadours est là, bien que les différences entre les deux civilisations fassent sentir leurs effets de façon non négligeable. Mais l'argument le plus fort peut-être repose sur la similitude des formes strophiques dans les deux poésies. Une influence de l'une sur l'autre n'est pas historiquement impossible. En Espagne, les deux civilisations étaient au contact l'une de l'autre. La guerre même de reconquista favorisait les rencontres, et l'on sait très précisément que dans les deux camps on avait du goût pour les captives chanteuses.

 

Mais alors pourquoi la poésie des troubadours a-t-elle fleuri au nord et non au sud des Pyrénées ? Quant à le strophe du muwwashah et du zadjal andalous, utilisée plus tard par les troubadours, elle est ignorée des Arabes jusqu'à leur arrivée en Espagne. De là à conclure qu'elle a été empruntée par eux aux chrétiens mozarabes et que c'est elle qui imite une forme ancienne du lyrisme roman, reprise ensuite indépendamment par les troubadours, il y a un pas qui a été franchi d'autant plus facilement par certains savants qu'ils disposaient de deux arguments en faveur de cette hypothèse. D'une part, la pointe finale (khardja) qui termine le muwwashah est parfois en langue romane – et c'est ainsi, nous y reviendrons, par le détour de la poésie arabe que nous sont connus les plus anciens fragments du lyrisme roman. Si les Arabes empruntent des citations à la poésie indigène, ils peuvent aussi lui avoir emprunté des formes strophiques. D'autre part, dés avant les troubadours, ce type strophique se trouve dans la poésie liturgique latine, qui n'avait guère de raison de s'inspirer de la poésie érotique arabe, par exemple dans les tropes de Saint-Martial de Limoges.

 

En réalité, aucune de ces hypothèses n'est démontrable. Aucune d'ailleurs n'est exclusive des autres : le jeu des influences a certainement été complexe. Il convient aussi, bien entendu, de tenir compte d'autres facteurs, par exemple des conditions socio-historiques : cadre particulier de la vie castrale dans lequel les jeunes nobles faisaient leur apprentissage militaire et mondain ; aspirations et revendications de cette catégorie des « jeunes », exclus longtemps et parfois définitivement des responsabilités et du mariage (George Duby) – et l'on peut remarquer l'emploi insistant et particulier du mot « jeunesse » dans la poésie des troubadours ; conséquences dans le domaine culturel des attitudes de rivalité et de mimétisme de la petite et de la grande noblesse (Erich Köhler, dont les analyses s'appliquent mieux au roman courtois qu'à la poésie lyrique). Tous ces éléments doivent être pris en considération, à condition de ne pas y chercher de déterminismes simplificateurs.

 

Des troubadours aux trouvères

 

Qui étaient les troubadours ? Certains étaient de grands seigneurs, comme Guillaume IX, Dauphin d'Auvergne, Raimbaud d'orange ou même Jaufré Rudel, « prince de Blaye ». D'autres étaient des hobereaux, comme Certrand de Born, Guillaume de Saint-Didier, Raymond de Miraval, les quatre châtelains d'Ussel. D'autres de pauvres hères, comme Cercamon, le plus ancien après Guillaume IX, dont le sobriquet signifie « celui qui court le monde », ou son disciple Marcabu, un enfant trouvé surnommé d'abord « Pain perdu », ou encore les enfants de la domesticité d'un château commer Bernard de Ventadour. D'autres, des clercs, certains défroqués, comme Peire Cardenal ; qui parvenu à l'âge d'homme quitta pour se faire troubadour la « chanoinie » où on l'avait fait entrer petit enfant, mais d'autres pas, comme le Moine de Montaudon, qui faisait vivre son couvent de cadeaux qu'il recevait pour prix de ses chansons. D'autres étaient des marchands, comme Folquet de Marseille, qui, par repentir d'avoir chanté l'amour, se fit moine, devint abbé du Thoronet, puis évêque de Toulouse. D'autres, comme Gaucelm Faiditz, étaient d'anciens jongleurs, tandis qu'inversement des nobles déclassés se faisaient jongleurs, comme, paraît-il, Arnaud Daniel. De château en château, à telle cour, auprès de telle dame ou de tel mécène, tout ce monde se rencontrait, échangeait des chansons, se citait et se répondait de l'une à l'autre, disputait des questions d'amour ou de poétique, dans les poèmes dialogués que sont les jeux partis ou s’invectivait dans les sirventès polémiques.

 

Comment connaissons-nous la personnalité et la vie des troubadours ? En partie par les manuscrits qui nous ont conservé leurs chansons – les chansonniers. Ce sont des anthologies dans lesquelles les œuvres de chaque troubadour sont souvent précédées d'un récit de sa vie (vida), commentaire (razo) qui prétend en éclairer les allusions en relatant les circonstances de leur composition. Certaines vidas sont à peu près véridiques. D'autres sont presque inventées de toutes pièces à partir des chansons elles-mêmes. Ce ne sont pas les moins intéressantes. Elles nous montrent dans quel esprit on lisait les troubadours à l'époque où elles ont été copiés, c'est-à-dire dans le courant ou vers la fin XIIIe siècle. Cet esprit, celui de l'anecdote autobiographique, paraît bien éloigné de l'idéalisation généralisatrice à laquelle aspire la poésie des troubadours.

 

C'est que les temps avaient changé. Le courtoisie elle-même avait changé en passant en France du Nord et, au début du XIIIe siècle, lors de la croisade albigeoise, la France du Nord devait imposer rudement le changement aux cours méridionales.

 

Le lyrisme courtois s'acclimate en France du Nord vers le milieu du XIIe siècle. Le symbole, sinon la cause, de cette expansion est le mariage en 1137 d'Aliénor d'Aquitaine, la petite fille du premier troubadour, avec le roi de France Louis VII le Jeune, puis, après sa répudiation en 1152, avec le roi d'Angleterre Henri II Plantagenêt. L'une des deux filles nées de son premier mariage, Marie, devenue comtesse de Champagne, sera peut-être la protectrice d'André le Chapelain et surtout celle de Chrétien de Troyes. L'esprit courtois atteint ainsi toutes les grandes cours francophones.

 

Emules des troubadours, les trouvères se distinguent cependant par plusieurs traits de leurs modèles. Dans le cadre du grand chant courtois, ils se montrent généralement plus réservés, plus pudibonds même. Usant avec une habileté très délibérée de toutes les ressources de la versification et de la rhétorique (Roger Dragonetti, La Technique poétique des trouvères dans la chanson courtoise, Bruges, 1960), ils gomment plus leurs effets que les troubadours et ne recourent guère au style âpre, flamboyant, paradoxal et tendu cher aux méridionaux. Le trobar clus, qui même dans le Sud n'a été en fait qu'une mode passagère, leur est inconnu. En revanche, leurs mélodies nous sont plus souvent parvenues que celles des troubadours, et les derniers d'entre eux, comme Adam de la Halle dans les années 1280, feront faire des progrès décisifs, à la polyphonie, entraînant d'ailleurs du même coup l'éclatement inéluctable de la synthèse du texte et de la musique sur laquelle reposait le lyrisme courtois.

 

Il faut ajouter que les conditions mêmes de la vie littéraire sont diffèrentes. Certes, on trouve parmi les trouvères le même éventail social que chez les troubadours. Il y a parmi eux des princes, comme le comte Thibaud IV de Champagne, roi de Navarre, poète fécond et subtil, ou Richard Cœur-de-lion, qui n'a laissé à vrai dire qu'une chanson, et d'assez grands seigneurs, ou au moins des personnages de premier plan, comme Conon de Béthume ou Gace Brulé. Mais la proportion des nobles dilettantes, auteurs chacun de quelques chansons parce que cela fait partie du jeu social, est plus faible que dans le Sud ; un signe en est que, pour une production globale à peu près égale, nous ne connaissons les noms que de deux cents trouvères environ contre quatre cent cinquante troubadours. Surtout, quelle que soit l'importance des grandes cours lettrées comme celle de Champagne, la plupart des trouvères, à partir de la fin du XIIe siècle, appartiennent au milieu littéraire des riches villes commerçantes du Nord de la France, en particulier d'Arras.

 

Dans plusieurs de ces villes apparaissent au XIIIe siècle des sociétés littéraires qui organisent des concours de poésie. La plus illustre est le Puy d'Arras, lié à une confrérie nommée de façon significative Confrérie des jongleurs et bourgeois d'Arras et dominé par les grandes familles commerçantes de la ville. Ces poètes urbains, qui peuvent être aussi bien des bourgeois que des clercs, des jongleurs ou des nobles, continuent bien entendu à pratiquer le grand chant courtois. Mais sans retomber dans l'erreur ancienne qui serait de vouloir définir une littérature « bourgeoise » au XIIIe siècle, il faut bien reconnaître qu'ils ont un goût marqué, et presque inconnu des troubadours, pour des genres lyriques qui constituent une sorte de contrepoint parfois comique et grivois de la courtoisie ou qui paraissaient hériter d'une tradition antérieure à elle.

 

C'est pourquoi nous avons attendu d'en venir aux trouvères pour aborder les genres lyriques non courtois, bien que certains paraissent descendre des formes primitives de la poésie romane...

29/08/2022

L'écriture de Charles de Gaulle et le destin de la France (Dominique de Roux)

Dominique de Roux, L'écriture de Charles de Gaulle, Au-delà du déclin, pp. 32-37, Éditions du Rocher

 

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Quel mensonge ? Le mensonge qui jusqu'à la fin permettra à la parole de l'emporter sur l'être, que la lettre n'en finisse plus de l'emporter sur l'esprit, ni la honte sur la désespérance. A la limite, et en attendant que l'heure finale vienne, l'action n'est que le combat désespéré de celui qui se bat non pour vaincre mais pour continuer. A la limite, l'être c'est le courage de l'être. On songe pour une dernière fois aux Antimémoires d'André Malraux, au passage où il revient à la parole sacrée du Bhagavad Gîta : « Arjuna regarde ceux qui vont mourir, et Krishana lui rappelle que si la grandeur de l'homme est de se délivrer du destin, la grandeur du guerrier n'est pas de se délivrer du courage. »

 

Personnage symbolique, mémoires, avant de mourir, revoir une jeunesse française, phrase suspendue, avant les Grandes Invasions, l'heure est passée, le mensonge, se délivrer du destin ne pas se délivrer du courage : ce sont là, entre autres, entre des milliers d'autres, vivants et morts agonisants entre la vie et la mort, les signes, la liturgie de cette prédestination dont Charles de Gaulle n'en finit plus d'écrire le Livre de l'Absence, l'immortalité de la mort en attendant la mort de l'immortalité.

 

En dernière analyse, le problème de l'écriture de Charles de Gaulle apparaît non pas comme celui des rapports tragiques entre la parole et l'action, mais comme le cheminement prophétique de cette écriture à travers les mots qui la constituent et qu'elle dévaste, qui la font être et qu'elle illumine jusqu'au paroxysme avant qu'il ne la lui faille chaque fois rendre au néant, au rien de leur subordination infinie. Saisir, dans sa marche même, la dialectique opposant, dans cette écriture, cette écriture elle-même, en tant que signification immédiatement saisissable, aux mots dont elle se saisit et se dessaisit, c'est approcher le secret de de cette prédestination qui en fait l'horizon de sa rencontre avec l'histoire, y établit le champ clos de sa dévotion tragique envers le néant nécessaire des choses qui ne sont qu'en tant que dépassement, et, si comme le dit Hegel « ce que nous sommes, nous le sommes historiquement », parvient, ou parviendra, à l'heure voulue, au pouvoir d'être, elle-même, de par elle-même, le destin. L'écriture de Charles de Gaulle c'est l'écriture du destin.

 

Quel destin ? Une intelligence prophétique de l'Histoire, prenant à son compte les armes de la liberté la plus grande, assumant le devoir et la tragédie de la Grande Politique, ne saurait s'interroger ni ne peut s'accomplir que par une vision de le fin du monde, en tant que vision finale et action finale d'un monde. Une certaine idée de la France, qu'elle concerne une écriture, une certaine action, une certaine destinée, une certaine mission, mettra toujours en cause une certaine idée de l'Histoire universelle. Si la France a un destin, une vocation, une mission essentielle, l'histoire doit s'en trouver concernée et, plus encore, déterminée, à la fois dans sa marche vers la fin et dans l'accomplissement visible ou invisible de cette marche. Si l'histoire est l'histoire à sa fin, si la France a une destinée historique absolue, elle ne saurait concerner que la fin de l'histoire. Aussi peut-on dire : si dans sa démarche la plus profonde, l'écriture de Charles de Gaulle concerne une vision de la France, celle-ci se trouve posée secrètement en termes d'Apocalypse, et sa Grande Politique, et qui vise à lui donner ses armes, se pose alors en volonté de puissance.

 

Mais entre la vision d'une politique et les armes de sa puissance, il y a toujours l'ombre dont l'écriture rend compte sans trêve, l'ombre qui à la fois porte cette vision vers les armes de sa projection historique et ne cesse de les séparer, cette ombre, dont le nom est successivement le possible et l'impossible, « ... toute la vertu du monde ne prévaut point contre le feu » (La France et son armée). Aussi, la tragédie historique de l'aventure gaulliste est-elle peut-être tout entière dans l'inadéquation régnant entre le grand dessein d'un homme prédestinée et la substance même de son œuvre. Que celui-ci se fasse une certaine idée de la France n'implique pas, fatalement, qu'une certaine France historique en vienne à se faire une même idée d'elle-même ni du destin de Charles de Gaulle, et encore moins de sa prédestination. Mais qu'est-ce qu'une écriture sans l'ombre qu'elle porte en elle ? Et qu'est-ce que l'ombre intérieure de cette écriture sans l'ombre de cette ombre sur le front de l'écriture à travers laquelle se fait l'histoire dont toute écriture n'est que l'ombre ?

 

Car tout est dans le dédoublement.

La terre promise de Satan et la littérature française (Papini)

Papini, Le Diable, X. Le Diable et la littérature, 63. La terre promise de Satan, pp.220-227, aux édition Flammarion (1954)

 

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On a copieusement écrit, depuis Jules César, sur la « douce France », mais personne, je crois, n'a fait, sur ce pays, l'étrange découverte que j'énonce ici : La France est la terre promise du Satanisme.

 

Et je donne pas à cette expression un sens vulgaire, pittoresque et anecdotique. Je l'entends et je l'emploie dans un sens plus juste et plus profond : une complaisance parfaitement consciente du mal pour le mal, un goût pour la perversion cruelle, une théorie et une pratique de la révolte contre Dieu et contre toute loi morale, particulièrement la loi chrétienne.

 

Ce qui m'importe surtout, c'est l’épanouissement intellectuel ou, pour mieux dire, cérébral, de cette passion satanique ; mais il ne serait pas difficile de retrouver dans l'Histoire de France des exemples de « satanisme en action « , de férocité acharnée et triomphante. On pourrait rappeler les faits (nullement légendaires) de Gilles de Raiz et, en des temps plus récents, les supplices atroces de Damiens et de Ravaillac, les brigandages sanguinaires de Cartouche et de Mandrin et, pendant la Révolution, les massacres de septembre, les noyades de la Loire et les carnages de Lyon. Des horreurs du même genre, et peut-être même plus épouvantables, peuvent se retrouver dans les chroniques rouges et noires d'autres pays, mais ce qui est propre à la France, c'est la justification philosophique, la délectation littéraire, la glorification poétique de la cruauté pour la cruauté, du mal pour le mal, du crime gratuit et parfait.

 

J'aime immensément la France, son art, sa littérature et sa civilisation ; je n'ai donc aucune intention de la calomnier. Et, pour montrer que je ne parle ni par hasard ni par jeu, je vais être contraint de produire une longue énumération de noms et d'ouvrages.

 

Le premier écrivain qui ait énoncé d'une façon insistante, et même prolixe, la théorie de la supériorité du mal sur le bien et celle de la beauté de la cruauté, est un Français, le fameux marquis de Sade. Ses contemporains, nourris des sophismes de Rousseau, pensaient que le secret du bonheur et de la bonté consistait à suivre la nature. Le marquis de Sade les prit au mot et, avec une dialectique infernale, il démontra que dans la nature vivante on trouve constamment des exemples de luttes féroces, d'assassinats, de luxure. Dans ses romans et ses dialogues, dans ses œuvres de méditation, Sade se propose de montrer la légitimité des tourments et des meurtres, la supériorité du vice et du péché sur la vertu, le ridicule de tout principe moral, la volupté de faire souffrir ses semblables. Ces théories inhumaines et antichrétiennes ont été associées par lui, presque toujours, aux plaisirs sexuels ; mais, en réalité, sa conception de la vie comme exercice et satisfaction du mal dépasse, à l'évidence, les limites d'une simple luxure criminelle : c'est quelque chose de plus vaste et de plus général. La vraie substance du sadisme est le satanisme dans sa signification la plus radicale.

 

L'influence de Sade, bien que souterraine, a été profonde et est allée croissant de plus en plus.

 

Un contemporain du « divins marquis », Laclos, a pris comme personnage de ses Liaisons dangereuses (1782°, une femme vraiment satanisante : c'est la marquise de Marteuil, une sadique moins vulgaire, mais plus subtilement perverse que certaines héroïnes horribles des romans de Sade.

 

Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir (1830) de Stendhal, a lui aussi des reflets sataniques dans son sinistre machiavélisme d'ambitieux sans scrupules. Mais de tels reflets deviennent de plus en plus nets chez d'autres héros de la littérature française du XIXe siècle. Le Vautrin de Balzac, avant sa dernière et tardive incarnation, est une des plus célèbres manifestations du satanisme littéraire français : le mystérieux criminel personnifie la tendance au crime pour le crime, la vengeance diabolique contre le monde et la société. De ses discours à Rubempré et à Rastignac, on pourrait tirer un bréviaire de cynisme arrogant et démoniaque.

 

Il serait facile de retracer, dans les œuvres secondaires du romantisme français, d'autres incarnations du monstre sadique, qui ne sont pas non plus sans parenté avec les créations byroniennes, mais je ne veux mentionner ici, pour m'en tenir à des exemples manifestes, que les figures les plus significatives.

 

L'inspiration satanique serpente et affleure continuellement chez Baudelaire et, non seulement dans les Litanies de Satan des Fleurs du Mal, mais aussi dans certains apologues froids et cruels des Petits poèmes en proses : qu'on se rappelle, par exemple, la fantaisie cruelle du Vitrier. Baudelaire n'a pas eu seulement Sade pour maître, mais Edagr Poe dans L'Instinct de la Perversité.

 

Un écrivains catholique, mais non pas toujours conformistes, Barbey d'Aurevilly, a écrit un volume entier de nouvelles Les Diaboliques, et l'une des plus célèbres porte ce tire significatif : Le bonheur dans le crime.

 

Le poète épqiue du Satanisme français est l'infortuné Isidore Ducasse qui, très jeune encore, publia ses Chants de Maldoror (1869) sous le nom imaginaire de comte de Lautréamont. Ce poème en prose – considéré comme le bréviaire du Surréalisme – est une vraie sarabande de visions sataniques. Ducasse a une querelle personnelle avec Dieu et il le présente comme l'auteur ou l'inspirateur de turpitudes fantastiques, de barbaries éhontés, d'abominations atroces. Ce monde infernal d'un visionnaire arrogant et sacrilège fait du faux Lautréamont le plus grand héritier et continuateur du satanisme de type sadique.

 

L'odieux héros du mal, pour le mal reparaît, avec une violence moindre, mais unie à des intentions polémiques et satiriques, chez Villiers de l'Isle Adam, l'auteur de Contes cruels. Son Tribulat Bonhomet, « le tueur de cygnes », l'ennemi sadique de la beauté, de la liberté, de la vie, est un des ancêtres du burlesque mais bestial et féroce Ubu Roi de Jarry.

 

Le dernier poème de Raimbaud est Une Saison en enfer (1873) et, comme il fallait s'y attendre, le poète dialogue sans crainte avec le Roi des Ténèbres. « Tu resteras hyène.... », se récrie le Démon, qui me couronna de si aimables pavots. –« Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux ». – Ah ! J'en ai trop pris : mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! » Et ce poème ne couvre qu'un petit nombre de feuillets de son « carnet de damné ».

 

Un satanisme plus volontaire et, peut-on dire, du genre pédant a laissé des traces évidentes chez un écrivain célèbre qui, à la fin de sa vie, devint même catholique : le Huysmans d' À rebours et de Là-bas. Mais on trouve dans Les caves du Vatican de Gide un texte satanique plus authentique et plus original, avec sa théorie vraiment diabolique du « crime gratuit » accompli par son héros Lafcadio. Dans le dernier livre qu'ait écrit Gide, on relève cette étrange confession : « Si je croyais au Diable (j'ai fait parfois semblant d'y croire : c'est si commode!) je dirais que je pactise aussitôt avec lui ».

 

Mais l'attraction démoniaque est, en France, si vive et si tenace qu'elle n'épargne même pas, nous l'avons dit, les écrivains catholiques. Georges Bernanos qui devint célèbre avec son roman Sous le soleil de Satan (1926), est obsédé par les incubes et par les malices diaboliques tout au long de son œuvre. François Mauriac, le grand casuiste du péché, a créé, dans ses infernales histoires de famille, des personnages que domine une sauvage passion du mal.

 

Le pessimisme misogyne d'Henry de Montherlant est souvent imprégné d’esprit satanique, particulièrement dans Le Démon du Bien. Qu'il suffises de citer quelques lignes de ce livre où se trouve proclamée la supériorité de Satan : «Par tout ce que nous connaissons de Dieu, par les paroles, les sentiments, les actes, que lui ont prêtés toutes les religions, dans les siècles des siècles, nous savons que Dieu est bête. Le Démon étant son antithèse, on pouvait donc le croire intelligent ; et d'ailleurs il en multiplie les preuves ».

 

Le Diable n'apparaît pas dans L’Étranger de Camus (1942), mais son effrayant protagoniste Meursault, chez qui indifférence cynique aboutit au crime inutile et à un défi désespéré contre tout ce qui est humain, est la personnification la plus horrible du satanisme existentialiste. Bien que Meursault se meuve dans la banalité des scènes et des faits réalistes habituels au lieu de la sarabande fantasmagorique et romantique des Chants de Maldoror, « l'étranger » de Camus est encore plus démoniaque que le héros de Lautréamont et le Lactafio de Gide.

 

Satan apparaît seulement comme une ombre dans Le Diable et le Bon Dieu (1931) de J.-P. Sartre, mais Gotz, le condottière sans scrupules ni pitié, qui tente en vain de se convertir au bien, appartient à la famille des héros malfaisants et féroces qui sont sortis du giron obscène du marquis de Sade.

 

Le cartésien et mallarméen Paul Valéry ne s'est pas non plus tenu à l'abri de la fascination qui entraîne l'esprit français moderne vers le Diable. Dans son drame inachevé, publié en 1946, Mon Faust, il ne se contente pas de faire discourir le vieux Méphistophélès avec l'ironie goethéenne, mais introduit trois démons répugnants et vociférants, Belial, Astaroth, Goungoune qui vantent à plaisir leurs pouvoirs immondes et leurs rôles extravagants dans l'entreprise commune de la persécution quotidienne.

 

On pourrait trouver aussi, dans d'autres littératures, celles, en particulier, d'Angleterre, d'Allemagne et de Russie, des personnages plus ou moins consciemment sataniques ; mais aucune littérature ne manifeste, avec une continuité aussi insistante et pendant près de deux siècles, et chez tant d'écrivains tellement différents, le thème infernal de la malfaisance volontaire.

 

Quelles sont donc les causes qui font de la France, comme je l'ai dit tout d'abord, la terre promise du Satanisme ?

 

Il y a d'abord une cause ancienne, dans cette vague sympathie pour le péché et pour le crime qui se fait jour dans les ouvrages de Villon et Rabelais.. La polémique antireligieuse, surtout depuis le XVIIIe siècle, a encouragé et renforcé ces tendances, par hostilité à la morale chrétienne, et elle a été favorisée par l'esprit de fronde et de moquerie qu'on trouve si constamment chez les écrivains français et qui ne s'est point épuisé dans la verve de Diderot ou dans l'ironie de Renan. Cette liberté intellectuelle de jugement et de parole, qui est un des éléments les plus admirables de la littérature française, a entraîné beaucoup d'esprits jusqu'à l'admiration et l'apologie du grand Adversaire.

 

Mais il y a peut-être une autre cause, moins visible parce que plus profonde. La France est dominée depuis le XVIIe siècle par l'esprit critique qui tend à isoler les idées pures, poussées à l'extrême. Quand la foi en Dieu ou dans le Bien a vacillé et s'est presque éteinte – au XVIIIe siècle et après le Romantisme – les esprits français les plus inquiets et les plus téméraires se mirent à rechercher un produit de remplacement dans l'absolu des idées opposées, c'est-à-dire dans Satan et dans le mal. Cette analyse, étant donné l'amour des Français pour la rigueur de l'idée pure, ne s'est pas limitée aux seuls fantasmes poétiques, elle s'est poursuivie très logiquement jusqu'aux conséquences extrêmes, c'est-à-dire jusqu'à la théorie et à la pratique du Satanisme.

 

Le mot de l'énigme se trouve peut-être dans cette pensée lumineuse de Huysmans : «  Comme il est très difficile d'être un saint, il reste à devenir un satanique, l'un des deux extrêmes. L'exécration de l'impuissance, la haine du médiocre, c'est, peut-être, l'une des plus indulgentes définitions du Diabolisme. »

 

« On peut avoir l’orgueil de valoir, en crimes, ce qu'un saint vaut en vertus. »

 

Le désir d'une perfection à rebours, dû au penchant cartésien à bien distinguer et à bien définir, serait donc l'excuse logique de cette jalousie orgueilleuse qui a précipité tant d'esprits dans le sillage de Lucifer.