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21/03/2016

Emission n°268 : "Robert Dun, un éveilleur de la conscience européenne" (Méridien Zéro)

 

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26/01/2016

La Dordogne (Jean Raspail)

 

Jean Raspail, Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, Chap. IV, pp. 49-55 , Albin Michel

 

La Dordogne, à Argentat, n'est encore qu'une rivière, mais on peut y périr aussi fatalement dans ses tourbillons qu'au plus fort des tempêtes de l'Atlantique. C'est une rivière qui réserve des surprises de taille. Par là arrivèrent jadis les Vikings chevelus et casqués qui furent les ancêtres de nos comtes et barons. Et par là des marins d'Argentat, emportés par l'appel de la mer et l'apparition magique des grands voiliers de Libourne, disparurent à tout jamais dans les parages du cap Horn. Entre le Horn et la Dordogne, je le sais, ce n'est qu'une affaire d'imagination.

 

Je courais d'une gabare à l'autre, à chaque fois ébahi. Mon cœur battait fiévreusement. Je vis mon père causer à certains de ces marins, tirer de sa poche une gourde d'eau-de-vie qui tourna à la ronde, parler à un patron de gabare qu'un autre était allé chercher, lui compter quelques pièces de sa bourse puis lui serrer chaleureusement la main, enfin m’appeler d'un grand geste joyeux :

- Antoine! Ça te dirait d'embarquer ?

Muet, j'étais, regardant mon père comme un dieu. A peine eus-je la force d'articuler : "Oui!"

- J'ai affaire à Libourne dans quinze jours. Je viendrai te chercher. En attendant, respire l'air du voyage, mon gars...

Pas plus qu'à Argentat mon père n'avait affaire à Libourne.On raconte que l'empereur Napoléon premier, parlant plaisamment de son père à ses frères et sœurs, disait : "Feu le roi notre père" Roi de Patagonie, il me semble que je peux reprendre la formule à mon compte. Ce jour là, mon père scella mon destin.

 

Haute à mes yeux comme un vaisseau, la gabare s’appelait Médéa.

 

- Embarque, mon gars, dit le patron.. Les eaux sont marchandes, on y va.

Et à ses deux fils qui se tenaient prêts aux amarres, à l'avant et à l'arrière :

- Allez! A déborder!

Le courant nous emporta.

 

Entre l'enfance et l'age d'homme, ce n'est qu'affaire d'imagination. Plus tard, au large du Cap Horn, j'ai vu des vagues de trente pieds, des montagnes écumantes se fracasser sur le pont du navire, j'ai franchi le détroit de Magellan qui est un corridor bouillonnant parcouru par des vents en furie, j'ai essuyé dix tempêtes et navigué sur les deux océans au cours de mes quatre conquêtes, mais c'est ce jour-là, voyant disparaître au détour de la rivière le clocher d'Argentat comme si l'Occident tout entier s’effaçait derrière moi, que je suis parti pour de vrai pour l'Amérique. Médéa! Plus tard, j'ai donné ce nom au vaisseau amiral de la flotte royale patagonne...

La traversée fut un rêve éveillé et c'est pourquoi je la nomme ainsi. Ce n'était que le cours d'une rivière mais j'en peuplais les rives à mon gré. Du paysage qui défilait à la vitesse d'un fort courant, je gommais en esprit les villages trop paisibles, les maisons trop heureuses, les troupeaux trop gras dans les près, les cultures trop régulières, tout ce qu'il y avait d'aimable et de doux, pour ne conserver, lorsqu'ils se présentaient, que les falaises calcaires quand nous franchissions des gorges, les donjons en ruine et les bancs de sables déserts semés de bois flottés comme autant d'épaves abandonnées.

La rivière était fort cingleuse et les trois gabariers armés d'une longue perche qu'ils plongeaient dans le flot, couraient sans cesse de l'avant à l'arrière pour maintenir le navire bien droit dans le courant. J'étais assis entre deux madriers, à la proue, me faisant oublier, de telle sorte qu'ignoré de l'équipage tout attentif aux manœuvres, je pouvais m'imaginer commander moi-même aux mouvements du navire.

Sur la fin de la journée, la vallée s'obscurcit d'un coup et l'orage éclata. Dans un fracas de tonnerre, le torrent venu du ciel nous tomba dessus à l’instant précis où la Médéa  s'engageait à travers une série d'écueils, de bancs de sable, de roches émergées entre lesquelles le courant étréci de la rivière se dressait en vagues écumantes. Ce n'était plus la Dordogne, c'était le flot des premiers ages et moi j'étais le premier homme qui se risquait à sa conquête. Des chocs sourds ébranlaient la Médéa. Un moment elle vint dangereusement de travers.

- Bon Diou! cria le patron. Tous aux perches à bâbord, ou on va s'acclaper!

Acclaper, dans leur patois, voulait dire s'échouer, s'écraser. Ruisselant de pluie, transi, terrifié, agrippé à un madrier, je jouissais de ma peur comme d'un cadeau des dieux.

- Arrière toute! ordonnait le commandant de la frégate Duguay-Trouin, tandis qu'un récif venait de surgir à l'avant du navire en pleine bourrasque de neige, à la sortie du deuxième goulet du détroit de Magellan. Mais c'était vingt-cinq ans plus tard. L'âge d'homme n'est qu'imagination d'enfant...

Les trois gabariers s'activaient en silence, peinant à se claquer les muscles sur les perches qui ployaient, essayant plusieurs manœuvres successives jusqu'à ce qu'enfin la gabare, redressée, se coule à nouveau dans le flot du courant. Nous étions sauvés. Alors s'éleva le chant des gabariers, entonné à pleins poumons par leurs joyeuses voix :

Bruches Dordonha, Bruches Malpas,

Los auras pas les gabariers d'Argenat!

 

Je n'ai jamais oublié ce chant et nous l'avons chanté au détroit de Magellan, ainsi que je le racontai si Dieu m'en donne la force et le temps.

En aval du village de Baulieu finit la Dordogne montagnarde.

La gabare amarrée au quai, nous avons soupé de lard sur du pain frotté d'ail et de fromage d’Auvergne arrosé de longues gorgées, à la gourde, de vin blanc coupé à l'eau. J'ai dormi sous une bâche, à l'avant, Ce fut ma première tente royale, dressée au milieu de mes gens. Tardant à m'endormir, je les entendais ronfler, mes marins patagons.

Au matin, quand je m'éveillai, nous avions déjà repris la route. Nous avons navigué plusieurs jours, traversant des villages, Carennac, Souillac, Le Buisson, Lalinde, qui devenaient plus lointains au fur et à mesure que s'élargissait la rivière. Le rocher de Domme ressemblait au cap Froward, terrible promontoire qui marque la seconde entrée du détroit de Magellan. Vinrent le saut de la Gratusse, celui des Pesqueroux, longs chenaux encaissés entre les pentes abruptes noyées dans d'épais feuillages de bois et de taillis, où la Médéa  filait à une vitesse folle au milieu des remous, des vagues et des rochers. Sortis de là, le patron me conta la légende du Coulaubre, un dragon qui hantait la rivière du temps des Romains et fracassait d'un  seul coup de queue tous les naus qui s'aventuraient jusqu'au saut de la Gratusse. L'évêque saint Front, accouru de Vésone, condamna le monstre à l'immersion perpétuelle. Il ne fait plus de mal mais soulève encore d'énormes gerbes d'eau.

A Bergerac prit fin la première partie du voyage. Pour la Médéa, c'était le dernier voyage. Il n'y avait pas de retour. Aucune embarcation n'est capable de remonter les torrents de la haute Dordogne. Les naus d'Argentat ne servaient qu'une seule fois. A peine nés, ils mourraient, leur unique mission accomplie, à la façon de ces insectes mâles qui, dans l'accouplement, meurent aussitôt qu'ils ont donné la vie. Petit garçon solitaire sur un quai de Bergerac, j'ai vu démanteler sous mes yeux le merveilleux navire de mes premières aventures. Les barricaïres du pays s'en étaient emparés en chantant. Dans le fracas des haches et le crissement des scies, ils transformèrent, accroupis sur son propre ventre, la Médéa en tonneaux, en cuves et autres futailles. A ce spectacle qui leur était familier, le patron et ses fils ne manifestaient aucune émotion. Ils s'en étaient allés boire leur chopine. Mais moi, pétrifié sur le quai, recevant dans ma chaire chaque blessure du bois par la hache et l scie, j'assistais, impuissant, à l’assassinat de mes premières espérances.

Au soir, le patron m'a emmené souper à l'estaminet des marins.

Me voyant triste, il m'a dit :

- Mon gars, en trente ans de rivière, c'est ma nonante-troisième Médéa. A la première, j'ai souffert, tout comme toi. Puis je me suis fait une raison. Je ne suis que le patron fantôme d'un navire fantôme. 

Cette phrase aussi, je l'ai retenue. Je suis le roi fantôme d'un royaume fantôme...

Nous avons marché le long du quai et j'ai découvert d'autres navires, cette fois doués de pérennité, grandes gabares à voile qui prenaient le relais jusqu'à Libourne et Bordeaux. Il y en avait une rouge peinte à neuf, avec une petite cabine sur le pont et une voile à rayure blanches et bleues ferlée le long d'un grand mât blanc. Elle s’appelait L'Hirondelle. Un patron, deux matelots et un mousse de mon âge. Le patron connaissait l'Amérique, le cap Horn et les côtes du Chili. Un beau matin de sa jeunesse, sur un quai de Libourne, il n'avait pu résister à l'appel du grand large. De vingt ans de bourlingue il était revenu manchot, une main gelée au passage du cap Horn, dans les hauts, à ferler le grand perroquet, en catastrophe, par une nuit de tempête, le long d'une vergue enrobée de glace comme un sucre d'orge monstrueux. Avec ses économies, il avait acheté L'Hirondelle, qu'il pilotait en fumant sa pipe, ne sortant de son silence que pour répéter, comme un refrain :

- La Dordogne! De la roupie de sansonnet!

C'est à lui que je fus confié. Je dormis comme une souche cette nuit-là. Au matin je me réveillai en pleine mer. Un léger clapot venait battre les flans du navire. Ce n'était que la Dordogne. Pointant la tête hors de l'écoutille, je vis défiler à bonne allure des coteaux plantés de vignobles rectilignes.

- Des vignes! Des vignes! marmonnait le patron. De la roupie de sansonnet!

Nous avons traversé Gardonne, Port-Sainte-Foy, Castillon, petits ports fluviaux aux quais encombrés de barriques de vin que le patron de L'Hirondelle contemplait avec mépris. Puis à Branne, juste en amont de Libourne, courant au largue par bonne brise du nord, voilà bien un quart d'heure que le clocher de Cabara, un petit hameau avant Branne, demeurait immobile à sa place par le travers du mât. il se faisait des mouvements sourds sous la coque et à l'étrave un fort remous comme une double barbe liquide. Puis le clocher de Cabara consentit à se déplacer, mais cette fois en sens inverse. Nous reculions!

- La marée! dit le patron, me décochant son premier sourire. C'est la marée, mon gars! Nous naviguons sur l'Océan, mais il est plus fort que nous. Parés à mouiller, vous autres!

Nous avons soupé à la lueur d'une lampe à huile qui se reflétait sur les boiseries rougeâtres de la cabine.

- Respire un bon coup, mon gars. Tu le sens, l'Océan? Ah! Si j'avais encore mes deux mains, une pour le navire, l'autre pour le marin...

Nous avons passé la nuit là, ancrés u milieu du fleuve. Le lendemain, la marée nous a emportés. Des centaines de mouettes escortaient L'Hirondelle et le patron ne parlait plus de "roupie de sansonnet".

A Libourne, nous nous sommes amarrés au quai de la Vieille-Tour, parmi d'autres gabares fluviales. Mais plus loin, sur le même quai, en aval, étaient alignés de grands trois-mâts qui semblaient emmêler leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles. Des pavillons flottaient dans le vent, la marque des navires que le patron de L'Hirondelle traduisait comme à livre ouvert. 

- La Belle! Un cap-hornier. Fait le guano et le Pérou. Le Duc D'aumale! Les laines d'Australie en quatre-vingts jours par le cap de Bonne-Espérance! Et là! Mais oui! mon gars, c'est là-haut que j'ai perdu ma main. La Reine Blanche! Je peux te le dire, ce n'était pas de la roupie de sansonnet...

Mon père m'attendait sur le quai. Il m'a embrassé comme il ne l'avait jamais fait et nous avons reprit le chemin de La Chèze. C'est ainsi que mon enfance m'a quitté, imprimant dans mon cœur un sceau indélébile...

 

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03/06/2015

La Bande (Michel Clouscard)

 

Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction – critique de la social-démocratie libertaire, Première partie : L'initiation mondaine à la civilisation capitaliste, Chapitre 4 : Troisième niveau initiatique : l'animation machinale – La statue de Pompidou, B. – LA BANDE – LE PARCOURS DE LA MARGINALITE, pp. 61-76, aux éditions Delga

 

L'instruction civique de l'Occident libéral s'est longtemps satisfaite de ces deux institutions : le boy-scout et le club. Ce modèle anglo-saxon initiait parfaitement à la société victorienne, traditionaliste, répétitive. Le chic type devait devenir un gentleman. La maîtrise de soi s'accomplissait en héroïsme hautain du soldat. Alors l'Empire colonial et les guerres hégémoniques des nations.

 

Le boy-scout apprenait à se débrouiller dans la nature. Le civisme naissait de cet affrontement. Pour maîtriser la nature, il faut savoir se soumette à la discipline de groupe. Le boy-scout était armé jusqu'aux dents. Pour une civilité « puéril et honnête ». Toujours prêt. Le club prolongeait cette instruction civique : conservation des bonnes manières, de la virilité d'après le thé, d'après la campagne, d'après le travail, il avait inventé une intimité de gentlemen parfaitement protégé du monde d'en bas et des soucis de l'économie des ménages.

 

La nouvelle instruction civique, la nouvelle préparation au métier de bourgeois va relever d'une stratégie très différente et d'une grande originalité. Le néo-capitalisme a su faire face à la situation. Celle du plus grand désarmement moral de la société bourgeoise. Moment où le rejeton bourgeois est totalement gâté. Alors la « société de consommation » exige une nouvelle « structure d'élevage ». Pour une nouvelle culture de classe.

 

Deux terribles tares rongent la culture de la société traditionnelle, deux signes de la dégénérescence de classe : le débile et le dévoyé. Les deux faces de la même médaille. Tout ce que les parents bourgeois ont caché resplendit sur la face de leurs rejetons. Tout le non-dit de leurs rapports intimes s'inscrit en lettres lumineuses sur le front de l'enfant « difficile », du caractériel.

 

Le gentil Jean de la Lune est devenu mot d'époque : le débile. L'ahuri est un demeuré. Le rejeton geignard, pleureux, peureux, poussif a grandi. C'est un taré. Et il va encore pousser : c'est un raté. La terreur de toujours de toute famille arrivée, le fruit sec, mûrit en série, sans vergogne, dans les serres chaudes de l'éducation libérale-permissive.

 

Le type qui vous dilapide un héritage en cinq sec. Le poids mort qui devient le parasite de la famille. Celui qu'il faut traîner comme un boulet, enfant, adulte, vieillard. (Les enfants demeurés font des vieux agités : il leur en faut du temps, pour s'éveiller, au sexe en particulier!) Le pauvre type que les parents portent à bout de bras. Et qui sera incapable de gérer la boutique quand papa ne sera plus là. Ce qui était le secret des grandes familles : le débile camouflé, planqué dans quelques école privée de la Drôme ou de l'Ardèche, le demeuré, terreur et panique des dynasties bourgeoises, d'étale maintenant au grand jour des classes de rattrapage.

 

L'autre face du caractériel : Jojo l'affreux est devenu un dévoyé. Autre terreur des dynasties bourgeoises. Le mouton noir. Le gosse sournois. Celui qui joue de vilains tours aux chiens et aux chats. Qui en fait voir de vertes et de pas mûres à la bonne et à l'instituteur. Qui vole les parents. Qui les menace. Qui fait des colères terribles. Qui a de sales histoires. Qui commet des indélicatesses. Qu'il faut chasser. Ou qui s'enfuit, un jour, après avoir volé l'argenterie et ouvert le gaz. Contre qui on se cadenasse. Qui finira mal.

 

Ces deux terribles figures de la décadence de classe ont fait un saut quantité-qualité. Cas d'espèces du temps de la société victorienne, ils deviennent des séries prolifiques, banales, au niveau de la société libérale avancée – dans le pourrissement de la société traditionnelle.

 

Telles sont les données socioculturelles. La nouvelle instruction civique va les utiliser au mieux des intérêts du néo-libéralisme. Pour une nouvelle éducation. Pour une nouvelle stratégie idéologique. Elle va se servir de l'échec éducatif de la société traditionnelle pour la promotion des nouvelles valeurs. La dégénérescence de la classe sera le moyen du renouveau de la classe sera le moyen du renouveau de la classe dominante. La dynamique de l'arrivisme va naître de cette décomposition éducative.

 

Extraordinaire culture du négatif, révélatrice du pouvoir de renouvellement de la bourgeoisie. Ce qui tendait à l'empêcher la reproduction de la classe va ua contraire autoriser une radicale mutation. Ce sera la culture par la bande (marginalité) de la bande.

 

C'est un tout nouveau rituel d'initiation. Non plus à la société victorienne, vertueuse, mais au libéralisme, à la libre entreprise, à la magouille, au système D.

 

Il faut déniaiser, dessaler, affranchir l'endormi, l'ahuri. L'enfant trop sage doit être très vite préparé à ces affrontements. Il faut qu'il soit « à la coule ». Qu'il en finisse au plus vite avec ses rêvasseries. De même l'agressivité doit être récupérée, détournée, canalisée. Pour faire des leaders, des chefs, des animateurs.

 

La bande doit établir un équilibre entre ces deux extrêmes. Une norme d'usage doit apparaître par la dynamique de groupe. Une nouvelle culture doit permettre de transformer les défauts personnels en vertus de classe. Le rêveur et l'agressif doivent se corriger mutuellement. Pour ne pas devenir des demeurés ou des dévoyés. Une nouvelle synthèse doit concilier les extrêmes.

 

Ainsi s'opère la sélection. Ainsi seront écartés les incapables, les trop ou pas assez. Ceux qui témoigne d'un système éducatif « sclérosé » figée sur des valeurs dépassées » et qui ne peut plus que fabriquer des ratés. Ratés d'une vertu impossible, ratés de la praxis, alors. Ou caractériels de classe, irrécupérables car incapables de s'adapter, de changer. Trop débiles ou trop violents.

 

De nouveaux leaders doivent surgir. Ceux qui s’avéreront aptes aux mutations les plus brutales. Qui feront preuve d'initiative. Qui sauront composer, participer, s’intégrer. Ceux qui, livrés à eux-mêmes, sauront ne plus répéter un rituel de classe qui a perdu toute efficience. « La sélection naturelle » est terrible dans cette espèce sélectionnée, raffinée par l'histoire : la bourgeoisie. Car elle doit assurer la survie de l'espèce, sa reproduction matérielle et idéologique. La sélection, contre les autres espèces (féodalité, prolétariat), passe par la sélection dans l'espèce. Pour apprendre à maîtriser les autres classes sociales, le bourgeois doit apprendre à maîtriser les autres classes sociales, le bourgeois doit apprendre à supplanter ses concurrents de la bourgeoisie. La culture de classe s'impose cette terrible police : éliminer les individus qui témoignent de fixations culturelles périmées.

 

La bande a quatre fonctions éducatives, quatre vertus initiatiques. Elle doit aider à quitter la tradition (la société victorienne : la morale). Elle doit produire les nouveaux modèles et symboles de émancipation. Elle sélectionne les meilleurs sujets et écarte les scories de classe. Elle prépare à la participation, à l'intégration au système. Elle doit opérer une rupture, éveiller une vocation, proposer un apprentissage.

 

La bande à la même fonction éducative que l'initiation sauvage : rompre le lien ombilical, abandonner l'adolescent à lui-même, pour qu'il apprenne à se débrouiller, et par tous les moyens. Lorsqu'il aura fait ses preuves, il pourra participer à la société adulte. Mais alors que le sauvage ne fait que répéter – symboliquement – le Même, la structure tribale, la bande, elle, assure une mutation. Elle invente de nouvelles valeurs, de nouveaux modèles. Elle est le lieu du devenir, de la mutation interne. En elle, l'essence du capitalisme : la récupération idéologique du progrès.

 

L'Occident libéral a fait du roman d'apprentissage de la bourgeoisie un modèle pédagogique et une norme initiatique. Apprendre à changer, pour continuer ; à bouleverser, pour préserver ; à abandonner, même, pour retrouver. Le dérapage contrôler sera le brevet de bonne conduite. C'est la passation des pouvoirs d'une bourgeoisie traditionaliste à une bourgeoisie libérale et permissive. Comme continuité et renforcement de la classe bourgeoise.

 

La bande est la méditation nécessaire. Entre la société qui se défait et celle qui se refait. Entre la famille en crise et la famille des nouveaux parents (normalisation du permissif). Entre les situations perdues (de la gestion colonialiste) et les nouvelles affaires (du capitalisme monopoliste d’État). Entre les débouchés traditionnels et les nouveaux métiers du tertiaire et du quaternaire. La bande autorise la rupture avec la société traditionnelle et l'intégration à la nouvelle société.

 

Car la bande permet la production d'une empathie spécifique du néo-libéralisme. Elle détourne, récupère les bons sentiments cultivés par la famille traditionaliste. Pour les adapter aux dures réalités de la vie. Certes, à un niveau ludique, symbolique, expérimental. Mais affrontement qui permet de dépasser la naïveté familialiste du petit bien élevé. Sans que cette émancipation tourne mal. Bien qu'elle affronte le mal (symboliquement). Ces preuves faites, la bande devenue adulte se prolonge en relations mondaines. Troisième moment de l'empathie : les vieux copains, devenus de jeunes loups, font équipe et savent aider le congénère qui les a aidés ou qui les aidera.

 

Une affectivité, d'origine familiale, se déverse dans la fraternité de la bande. Pour se prolonger dans les relations « d'affaires », de carrière, de magouille. Certes, selon une évidente entropie. Et selon de terribles mutations de l'affect étymologique. Mais ce sont justement ces deux dernières déterminations de l'empathie qui font l'ascèse sentimentale de la bourgeoisie libérale conquérante. De la famille aux copains, des copains aux relations mondaines (d'affaires) : tel est le parcours des sentiments, leur engendrement et leur finalité. On apprend à vivre. Le roman d'apprentissage est une praxis de classe. Le bourgeois est « sincère » ; il combine le sentiment et l’intérêt de classe selon un équilibre parfait. Le brave petit doit devenir un chic copain. Et celui-ci une relation utile. En fin de parcours, certes, parfois, souvent même, de l'amertume ou du mépris. Mais si l'amitié se meurt, à bout de souffle, usée par le profit, la nouvelle bourgeoisie triomphe, portée par les magouilles de toutes les bandes de vieux copains.

 

L'éducation bourgeois aura garanti sa finalité ; un système de discontinuités autorise l'implacable continuité de la classe sociale. Par la terrible sélection du parcours initiatique. Que d'épreuves surmontées, de discontinuités rajustées, d'abandons assurés, d'intégrations négociées. Pour réussir, quelle accumulation de preuves, de mérites, de vertus.

 

Les élus seront ceux qui ont su combiner empathie individuelle et profit de classe. L'idéologie du capitalisme est une idéologie de la bande, du lobby, du groupe privé, de la secte, de la communauté. La pédagogie de classe initie à cette structure commune au cœur et à l’intérêt. Il faut les deux : tout bourgeois a besoin des autres bourgeois. Pour supplanter d'autres bourgeois. Tout est bande. Tout est culture de la marginalité.

 

Cette empathie est constitutive de la société civile, du libéralisme avancé, de la social-démocratie, de la libération des mœurs. Nous avons reconstitué les trois moments de sa généalogie et, par conséquent, de leurs généalogies. Les bons sentiments s'émancipent par la bande. Pour devenir de usages privés, d'un groupe. Les relations (mondaines) seront l'utilisation publique de ce compromis. C'est la culture de la privatisation du collectif. Le familialisme s'élargit dans le groupe sélectif. Et celui-ci investit la chose publique. Un continuum est assuré : celui de la classe sociale. Car la généalogie de la nouvelle bourgeoisie – celle du néo-libéralisme permissif devenu social-démocratie libertaire – n'est autre que cette progression.

 

Tel est le vécu d'une praxis de classe, la relation entre la famille et la société : la capitalisation du domaine public par l’usage privé, lequel accomplit les intérêts dynastiques.

 

Culture de l'incivisme, stratégie de l'arrivisme. Une bande de bons copains est faite de sacrés loustics. C'est la loi de la bande, de l'empathie, de la marginalité. La communauté marginale s'édifie sur la transgression. Structure de toute bande.

 

La culture de l'incivisme doit aménager un savant mélange de bons sentiments et de contestation subversive. La bande ne doit plus reproduire les valeurs de la société traditionnelle : plus de boy-scouts. Mais elle ne doit pas, non plus, devenir la bande à Manson ou la bande à Baader. Le chic type et le voyou sont les deux pôles de la bande. La nouvelle dynamique de groupe – dynamique du libéralisme, de l'émancipation – doit concilier les deux termes en une synthèse qui permet d’écarter la la naïveté ontologique, familialiste, et le chantage du monde d'en bas sur les fils de famille.

 

C'est un échange de bons procédés pédagogiques. Le voyou affranchit le chic type. En échange, ce dernier le récupère (ou le neutralise). La bande est cette sournoise collaboration de classes, du fils de famille et du sous-prolétaire, du marginal à la bourgeoisie traditionnelle et du marginal au prolétariat. Deux déclassés dont l'association est la dynamique de groupe, celle de la bande. Dynamique de l'arrivisme mondain du libéralisme avancé jusqu'à la social-démocratie libertaire.

 

S'encanailler sans déchoir, jouir sans se compromettre : la bande est l'initiation aux nouvelles mœurs du libéralisme. Elle prépare même aux nouvelles carrières du libidinal, du ludique, du marginal. Faire la vie en faisant carrière. La bande est surtout un nouvel usage, une nouvelle culture – bourgeoise – du monde d'en bas. Celui-ci est policé, neutralisé, exploité. En particulier selon des formes nouvelles de la prostitution clandestine (ainsi la michetoneuse...). On ne se ruine plus pour les cocottes de luxe. La camaraderie sexuelle permet une consommation qui n'est plus tarifée. Pour les filles venues du commun, la reconnaissance dans la bande – selon un statut, un rôle – est une promotion mondaine qui permet les grandes espérances des carrières artistiques ou simplement de grandes vacances. Ou le dîner en ville. En échange, bien sûr... (Mais tout cela ne va-t-il pas de soi ? Nous ne faisons que montre, avec un total manque de tact et la lourdeur d'un sociologue qui se prend au sérieux, ce qui fait le charme discret de la bourgeoisie.)

 

Tout en réalisant la catharsis de ses pulsions et de ses impuissances, le nouveau bourgeois contrôle et neutralise le monde d'en bas. Double normalisation. Double maîtrise, par la bande, du libidinal, du ludique, du marginal. Contrôle de soi et contrôle des autres.

 

Cette culture de l'incivisme fait des parvenus qui n'ont rien de décadent. Ces bourgeois ont affronté le vice et ont su résister. Ils savent même le manipuler. C'est la force du permissif, de la nouvelle élite bourgeoise.

 

Les rites d'initiation ont permis cette sélection. La nouvelle bourgeoisie est une culture « morale » : celle de l'incivisme qui sait jusqu'où il ne faut pas aller trop loin. Ni hors la loi ni dans la loi : les grands libéraux-libertaires sont des malins et des hommes forts. Et des créatures sensibles : la sentimentalité a été l'outil de leur promotion.

 

De l'affrontement du chic type et du voyou doit naître une nouvelle norme, un nouveau système de régulation. C'est le scénario et le pathos de toute bande. Trop de bons sentiments : le voyou les manipule. Trop de subversion : le chic type se perd. Il faut des ponts, des séductions, des fascinations ? Tout un jeu d'échanges, de rencontres, de confusions.

 

Pour que la bande devienne ce qu'elle doit être, elle ne doit tomber ni vers le haut – ni vers le bas – le délit criminel. L'idéal, c'est d'établir cette réciprocité : les bons sentiments comme moyens de la subversion ou celle-ci comme moyen des bons sentiments. Alors l'auditoire bourgeois applaudit des deux mains. Le gauchiste sera le chouchou – et la mascotte – du système. Le nouveau bourgeois aura su confondre l'idéalisme moral et la subversion de la chose publique. L'incivisme est une école d'arrivisme. A condition d'avoir été bien élevé.

 

L'histoire de la bande occidentale et libérale vérifie cette structure. Sa dynamique de groupe commence à la récré et finit çà la manif. De Nanterre, elle vous conduit dans l'Ardèche. Ou à Katmandou. Du canular aux barricades. Des copains (de Jules Romains ou Tissot) à la communauté « sauvage ». Des Tricheurs de Carné à La Chinoise de Godard. De la cafétéria au grand voyage.

 

Il ne s'agit pas icic d'entreprendre l'histoire de la bande du libéralisme. Il faudrait plusieurs volumes. Il nolus suffira d'indiquer les axes essentiels de son développement. Quels sont ses supports ? Quels rôles sociaux, quels statuts, quels modèles privilégiés véhiculent l'incivisme carriériste e la bande ?

 

Essentiellement : ceux de l’intellectuel et de l'artiste. Dans le Frivole et le Sérieux, nous avons définit le système de la marginalité qui permet tout un recyclage des surplus démographiques et culturels de la bourgeoisie. Système très complexe qui doit articuler : dérive de l'accumulation, extension des secteurs de production idéologique et esthétique. Un strict déterminisme explique la production culturelle et esthétique de la nouvelle bourgeoisie.

 

Notre étude de la bande n'est plus qu’un appendice de cette définition scientifique de la marginalité. Elle nous a permis de proposer des figures phénoménologiques illustratives d'une conceptualisation. Et de rendre plus concrets des rapports de production qui devaient d'abord être situés dans la totalité du procès de production, dans l'histoire globale. L'histoire de la bande permet aussi de définir le système de la marginalité dans une perspective très particulière : celle de l'animation idéologique, de l'instruction civique(au sens large), de la pédagogie. Elle montre bien le cheminement de l'idéologie libérale jusqu'à la social-démocratie libertaire. La dynamique de groupe, de la bande, est le lieu même de la production idéologique.

 

Et selon deux rôles sociaux, deux statuts de classe, privilégiés par le néo-capitalisme, car supports de cette production : l’intellectuel et l'artiste. En même temps que ces deux surplus démographiques et culturels se recyclent, se constitue l'idéologie. Ces intellectuels et artistes ont pour fonction d'inventer des modèles qui doivent devenir des usages de masse, ceux de la social-démocratie libertaire.

 

L'histoire de la bande permet de montrer leur prise de pouvoir idéologique : la promotion sociale par la promotion de l'incivisme, de l'idéologie contestataire. L'arrivisme de l’intellectuel est particulièrement exemplaire. Quel parcours ! Indiquons son schéma (d'une bande à une bande).

 

Tout d'abord, l'aimable subversion du canular : les copains (de Jules Romains) s'initient et initient au pouvoir de la nouvelle intelligentsia. Le club s'ouvre à une nouvelle promotion sociale. Par la culture. Un nouveau code ésotérique permet de constituer un clan. Celui-ci met en boîte gentiment, encore, car pas trop sûr de ses arrières – la population inculte.

 

Le boy-scout perd son sérieux. Il en vient à jouer de bons tours aux bonnes gens. Son service civique tourne à la dérision. Mais on en reste là. Le canular aura permis « l'identité » du groupe. On est autre. L’École Normale a fait ses gammes. Celles du terrorisme intellectuel. De l'arrivisme culturel, de la promotion culturelle des nouvelles couches moyennes, émancipées et profiteuses. Le nouveau modèle culturel devra traduire l'arrivisme dans l'appareil culturel le plus élaboré. De là des productions idéologiques ultra-sophistiquées, canulars objectifs et inconscients qui deviendront la Culture. Celles des actuelles vedettes de l'intelligentsia.

 

Culture de clans, de coteries, de bandes, de groupes de pression idéologique. Pour en venir à la bande à Jean Daniel qui a réussi cette performance : être un symbole et un monopole. Les copains, maintenant, se partagent un énorme gâteau : la modernité culturelle de la social-démocratie libertaire. À moi, à toi. De la vraie nouvelle droite (Lévy) à la fausse nouvelle gauche (Touraine). Ou de l'ex-gauchisme à l'ex-droitisme. Culture des ismes qui savent se renvoyer l'ascenseur. Équipe informelle mais profondément homogène, puisque leurs dissemblances sont semblables, homogénéité d'une bonne bande de copains qui fait carrière. Et qui fait la Culture.

 

Et l'artiste ! Quel parcours, lui aussi ! Une bande à part. Dans nos précédents livres, nous avons voulu montrer que son histoire est révélatrice de l'histoire de l'Occident : projection idéologique et esthétisante – fantasmatique – des surplus de classe. De Don Quichotte au Neveu de Rameau, de Flaubert à Artaud, la folie de l'artiste n'est que l'histoire de l'atroce blessure narcissique de celui qui est trop dans l'être de classe. Le laissé-pour compte objectif, le déchet, la bouche – et l'esprit – inutile. Quand il n'y a plus de Croisade ou d'Empire colonial, l'idéalisme subjectif devient absolu. Plus de débouchés pour le cadet, le trop plein de classe. Que reste-t-il ? Saint-Germain-des-Prés. Des bandes d'artistes. Puis le campus. Des bandes d'étudiants. Et quelle concurrence, alors. La névrose – cette surenchère narcissique du narcissisme de classe – ne suffit plus pour faire carrière d'artiste. Car elle est devenue objective, de consommation courante. Il faudra politiser, à outrance. Pour se différencier. Ce sera le gauchisme. Une autre carrière. La bande à Cohn-Bendit.

 

Tels sont les éléments constitutifs de la bande : l’intellectuel et l'artiste ; le chic type et le dévoyé ; le naïf et le malin ; le bourgeois et le sous-prolétaire ; le raté et l'arriviste. Autour d'eux gravitent ceux qui n'ont pas de rôle bien défini, mais qui en définitive proposeront la majorité sociologique, silencieuse. C'est un auditoire devant lequel se joue le drame de la bande. Trois rôle sociaux ordonneront le relationnel du groupe : le rôle du bouffon, de l'emmerdeur, du truand. Trois axes de la dynamique de groupe. Le leader sera celui qui sait manipuler ces rôles et ces personnages. Qui sait réduire les outrances et convaincre la majorité silencieuse. Et l'amener à une cation organisée. Normalisée. Apprentissage au métier d'animateur idéologique, fonction essentielle du néo-capitalisme.

 

Les modalités proprement « psychologiques » de la constitution de la bande importent peu. Simple jeu de contiguïtés, de promiscuités. Ces rencontres se font partout où les structures se défont, là où elles se mettent à traîner. À partir d'un voisinage, en classe, au bistrot, dans une boîte. Il s'agit d'un simple jeu de machines, des rencontres de l'animation machinale.

 

La bande : le lieu de la culture de la marginalité ! Elle produit les modèles de la consommation – transgressive, modèles de la consommation mondaine de la social-démocratie libertaire. Culture du plus grand écart autorisé, de la plus grande différence possible (dans la bourgeoisie). Les extrêmes sont exclus de cette subversion normative. La bande à Manson et la bande à Baader seront des gardes-fous, les limites qu'il ne faut surtout pas franchir. La subversion doit rester de bon goût : contestataire. Lorsque la bande échappe à la normalisation libérale, elle se tourne contre sa finalité qui est de promouvoir la social-démocratie libertaire. Celle-ci, une fois en place, désigne elle-même les frontières du permissif et les excès à exclure. Elle enfouit ainsi dans la vie quotidienne ses nouveaux privilégiés. La fureur des extrêmes lui permet de banaliser son incivisme. Et même de le proposer comme modèle civique. La libéralisation du néo-capitalisme deviendra la liberté.

 

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