28/01/2023
Saint-Bloy contre les historiens, journalistes et autres puritains ! (Première partie)
Léon Bloy, Le désespéré, Deuxième partie – La Grande Chartreuse, pp.177-, éditions GF Flammarion
Léon Bloy dans le vent - Nabe
[XXXIII]
Marchenoir sentit bientôt la nécessité de travailler. Il n'était pas homme à rester longtemps vautré sur une pensée de douleur, quelque atrocement exquise qu'elle lui parût. Il méprisait les Sardanapales et leurs bûchers et il se serait défendu, avec des moignons pleuvant le sang, jusque sur l'arrête la plus coupante du dernier mur de son palais de cristal. Combinaison surprenante du rêveur et de l'homme d'action, on l'avait toujours vu bondir du fond de ses accablements et se déracinait lui-même, du fumier de ses dégoûts, aussitôt qu'il commençait à se sentir bon à paître.
Les deux seuls livres qu'il eût encore publiés : une Vie de sainte Radegonde et un volume critique intitulé Les impuissants, il les avait écrits sur un pal rougi au feu, en plein milieu de la Méduse, sans espérance de rencontrer un éditeur qui le recueillit, avec la crainte continuelle de devenir enragé.
Le premier et le plus important de ces deux ouvrages avait été, sans comparaison, le plus immense insuccès de l'époque. Pavoisée du catholicisme le plus écarlate, cette éloquente restitution de la société Mérovingiennes s'était vue, dés son apparition, envelopper et emmailloter, avec une attention infinie, par les catholiques eux-mêmes, dans des les bandelettes multipliées du silence le plus égyptien. C'était pourtant une chose réellement grande, ce récit hagiographique, tel qu'il avait été conçu et exécuté ! Un tel livre, si la presse eût daigné seulement l'annoncer , était, – à l'heure favorable où Michelet, le vieil évocateur sans conscience de quelques images du passé, laissait, en mourant, le champ libre aux cultivateurs du chiendent de l'histoire exclusivement documentaire. Car on ne voit plus que cela, depuis la mort de ce sorcier : des idolâtres du document, en histoire aussi bien qu'en littérature et dans tous les genres de spéculation, – même en amour, où le sadisme a entrepris, dernièrement, de documenter le libertinage. C'est la pente moderne attestée par le renflement scientifique de la plus turgescente vanité universelle.
Marchenoir, esprit intuitif et d'aperception lointaine, par conséquent toujours aspiré en deçà ou au delà de son temps, ne pouvait avoir qu'un absolu mépris pour cette sciure d'histoire apportée, chaque jour, par les médiocres ébénistes de l’École des Chartes, au panier de la guillotine historique où sont décapités les grands concepts de la Tradition. Il avait donc entrepris de protester contre cette réduction en poussière de tout le passé par la résurrection intégrale d'une société aussi défunte que les sociétés antiques et dont les débris physiques, transformés mille fois depuis dix siècles, ont pu servir à toutes les vérifications géologiques ou potagères du néant de l'homme.
Dans cette Légende d'or de l'histoire de France qu'il s'imaginait toujours entendre chuchoter à son oreille, comme un grand conte plein de prodiges, et qui lui semblait la plus synthétiquement étrange, la plus centralement mystérieuse de toutes les histoires, – rien ne l'avait autant fasciné que cette énorme, terrible et enfantine épopée des temps Mérovingiens. La France préludait, alors, à l'apostolat des monarchies occidentales. Les évêques étaient des saints, dans la main desquels la Gentilité barbare s'assouplissait lentement, comme une cire vierge, pour former, avec la masse hétérogène du monde gallo-romain, les rayons mystiques de la ruche de Jésus-Christ. Du milieu de ce chaos de peuples vagissants, au-dessus desquels planait l'Esprit du Seigneur, on vit s'élever, à travers le brouillard tragique des prolégomènes du Moyen Age, une candide enragée de cierges humains dont les flammes, dardées au ciel, commencèrent, au sixième siècle, la grande illumination du catholicisme dans l'Occident.
Marchenoir avait choisi sainte Radegonde, un de ces luminaires tranquilles et, peut-être, le plus suave de tous. A la clarté de cette faible lampe non encore éteinte, il avait cherché les âmes des anciens morts dans les cryptes les moins explorées de ces très vieux âges. A force d'amoureuse volonté et à force d'art, il les avait tirées à la lumière et leur avait donné les couleurs d'une recommençante vie.
Le plus difficile effort que puisse tenter un moderne, la transmutation en avenir de tout le passé intermédiaire, il l'avait accompli, autant que de tels miracles soient opérables à l'esprit humain toujours opprimé d'images présentes, et il était arrivé à une sorte de vision hypnotique de son sujet, qui valait presque la vision contemporaine et sensible. Cette œuvre, positivement unique, dégageait une si nette sensation de recul que le houlement océanique de trente génération postérieure devenait une conjecture, un thème d'horoscope, une dubitable rêverie de quelque naïf moine gaulois que la rafale de la conquêt aurait poussé sur une falaise de désespérée vaticination.
Les figures angéliques ou atroces de ce siècle, Chilpéric, le monarque aux finesses de mastodonte, et sa venimeuse femelle Frénégonde, la Jésabel d'abattoir ; le chenil grondant des leudes ; les évêques aux impuissantes mains miraculeuses, Gremain de Paris, Grégoire de Tours, Prétextat e Rouen, Médard de Noyon ; quelques pâles troènes poussés, à la grâce de Dieu, dans les cassures, les Galswinthe, les Agnès, les Ragegonde, types rudimentaires de la toute-puissante dame des temps chevaleresques ; enfin l'ultime chalumeau virgilien, l'aphone poète Venantius Fortunatus ; – tous ces trépassés archiséculaires, Marchenoir les avait évoqués si souverainement qu'on croyait les voir et les entendre, dans l'air sonore d'une cristalline matinée d'hiver.
Et ce n''est pas tout encore. Il y avait la fresque des concomitantes aventures de l'univers, peintes dans l'ombre ou dans la pénombre, mais à leur plan rigoureux, pour l'horizonnement de ce vaste drame : Justinien et Bélisaire et toute la gloire de boue du Bas-Empire ; les Goths et les Lombards piétinant le fumier romain en Italie et en Espagne, et la précaire Papauté de ce monde en ruines ; puis, au loin, du côté de l'Asie, l'immense rumeur fauve du réservoir barbare, que chaque oscillation de la planète faisait couler un peu plus du côté de la malheureuse Europe, sans parvenir à l'épuiser, jusqu'à Gengis-Khan, qui retourna, d'un seul coup, sur la civilisation occidentale, cette cuvette de cinquante peuples !
Pour ce livre de trois cents pages, à peine, qui lui avait coûté trois ans, Marchenoir s'était fait savant. Il s'était documenté jusqu'à la racine des cheveux. Mais il pensait que le document est, comme le vin, et, en général, comme toutes les choses qui soûlent, aussi sot maître qu'intelligent serviteur. Il en avait souvent constaté le mutisme et l'infidélité. En conséquence, il l'avait utilisé avec une hauteur pleine de défiance, le rejetant avec dégoût quand il violait, en bégayant, l'intégrité d'une conception générale de l'expérience lui avait démontrée plus sûre ; – méthode de travail qu'un pète-sec à tête vipérine de la Revue des sciences historiques avait fort blâmée et qui l'eût fait conspuer de toute la critique contemporaine, si cet attelage châtré du tape-cul de M. Renan était idoine à répercuter un chef-d’œuvre.
D'ailleurs, la nature hagiographique de son sujet ne pouvait guère attirer à son livre que des lecteurs catholiques ou des admirations religieuses. Or, le rédacteur en chef de la plus considérable feuille catholique de Paris ayant lui-même autrefois, sur les saintes mérovingiennes, une inerme brochure tombée presque aussitôt dans le plus vertical oubli, il devait à sa propre gloire de ne pas accorder le moindre secours de publicité à ce téméraire nouveau venu qui pouvait devenir un supplantateur. Il est vrai qu'à défaut de cette excellente raison d’État littéraire, le mépris infini des catholiques pour toute œuvre d'art eût abondamment suffi. Bref, ce crevant de misère fut absolument privé de tout moyen d'informer le public de l'existence de son livre et les sages conclurent, comme toujours, du néant de la réclame au néant de l’œuvre.
Le fait est que, pour des haïsseurs aussi résolus de la beauté littéraire, Marchenoir était une occasion peu commune. C'était un lépreux de magnificence. Toutes les maladies dégoûtantes ou monstrueuses qui peuvent justifier, analogiquement, l'horreur des chrétiens actuels pour un malheureux artiste : la gale, la teigne, la syphilis, le lupus, la plique, le pian, l'éléphantiasis, il les accumulait, à leurs yeux, dans sa forme d'écrivain.
Ce fut surtout dans son second livre, les Impuissants, que cette flore éclata. Le scandale fut si grand qu'il lui valut un demi-succès. L'auteur commençait à être connu et l'apparition de ce recueil satirique, déjà publié en articles hebdomadaires, dans un petit journal où ils avaient été fort remarqués, démasqua, d'un coup, le polémiste formidable, caché jusqu'alors, pour beaucoup de gens, sous le contemplatif dédaigné, et qu'une dévorante soif de justice contraignait enfin à sortir. Il y eut une petite clameur de huit jours et tel fut le quartier de gloire que Paris voulut bien jeter à cet artiste qui s'exterminait depuis des années. Mais ce livre fut une révélation pour Marchenoir lui-même, qui ne se connaissait pas cette sonorité de gong quand l'indignation le faisait vibrer.
Par l'effet d'une loi spirituelle bien déconcertante, il se trouva que la forme littéraire de cet enthousiaste était surtout consanguine de celle de Rabelais. Ce style en débâcle et innavigable qui avait toujours l'air de tomber d'une alpe, roulait n'importe quoi dans sa fureur. C'étaient des bondissements d'épithètes, des cris à l’escalade, des imprécations sauvages, des ordures, des sanglots ou des prières. Quand il tombait dans un gouffre, c'était pour ressauter jusqu'au ciel. Le mot, quel qu'il fût, ignoble ou sublime, il s'en emparait comme d'une proie et en faisait à l'instant un projectile, un brûlot, une engin quelconque pour dévaster ou pour massacrer. Puis, tout à coup, il redevenait, un moment, la nappe tranquille que la douce Radegonde avait azurée de ses regards.
Quelques-uns expliquaient cela par un abject charlatanisme, à la façon du Père Duchesne. D'autres, plus venimeux, mais no pas plus bêtes, insinuaient la croyance à une sorte de chantage constipé, furieux de ne jamais aboutir. Personne, parmi les distributeurs de viande pourrie du journalisme, n'avait eut l'équité ou la clairvoyance de discerner l'exceptionnel sincérité d'une âme ardente, comprimée, jusqu'à l'explosion, par toutes les intolérables rengaines de la médiocrité ou de l'injustice.
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16/01/2023
Rouffignac et l'essence de l'Eurasie (Claude Bourrinet)
Claude Bourrinet, L'Empire au cœur, Rouffignac et l'essence de l'Eurasie, pp. 327-331, éditions Ars Magna
Connaissez-vous Rouffignac ? La grotte offre aux regards, ajoutés aux bouquetins, chevaux, rhinocéros et bisons, cent cinquante mammouths, soit 40% des gravures ou dessins répertoriés dans des grottes préhistoriques de ce patriarche antédiluvien. Ce qui est encore plus étonnant est qu'il n'existe pas d'ossements datant de la période d'occupation de la grotte dans les vallées périgourdines. Ceux qui les ont représentés sur les parois ne les avaient pas sous les yeux, et n'en avaient que le souvenir, peut-être celui de périples épisodiques dans le Nord de l'Europe, où ces pachydermes, menacés par le réchauffement planétaire, avaient trouvé refuge.
Nous n'en savons pas plus. Mais les figures, probablement tracées par deux ou trois individus en un temps relativement court (au maximum cinquante ans, si l'on s'appuie sur l'hypothèse de trois générations – ce qui n'est pas certain, car ils ont pu tout aussi bien avoir le même âge), possèdent tous les signes d'une essentialisation de l'animal, qui en font plus un concept, une image mentale, qu'une simple mimesis de la réalité. Nous n'avons donc pas affaire à du naturalisme, mais à quelque chose qui se rapproche de l'Idée. Je rappelle que ces créations, qui connaissent une sorte d'apothéose, au fond des boyaux, dans une prolifération couvrant un plafond surplombant un puits abrupte de douze mètres où sont figurés deux visages humains, datent de la fin du paléolithique, du magdalénien, c'est-à-dire de plus de treize mille ans, et qu'il y a autant de durée entre elles et celles de Lascaux qu'avec notre époque.
Le plus impressionnant est la marque évidente, fulgurante, d'un intellectualisme des plus raffinés. Ainsi découvrons-nous une frise de mammouths affrontés étonnamment pensée, avec une symétrie, une occupation de la superficie pariétale, un travail des intervalles, et un tempo qui n'ont rien à envier au Parthénon. Elle manifeste d'une manière spectaculaire le degré de rationalité, d'abstraction, d'anticipation et de projection géométrique dans l'espace dont étaient capables les premiers Européens. Et que dire de leur capacité à tracer au noir de manganèse de grands animaux sans en voir le résultat ! En effet, dans le grand sanctuaire où se trouve le puits, l'écart entre le sol et le plafond était trop réduit pour que les auteurs des figures, couchés sur le dos, pussent les distinguer dans leur intégralité.
Et pourtant, nous, qui bénéficions des travaux de déblaiement des préhistoriens qui ont, il y a cinquante ans, mis en valeur le site, nous apprécions l'harmonie, la grâce, la perfection de la plupart de ces dessins.
Mieux même ! En observant attentivement, nous en constatons la légèreté, une sorte de puissance aérienne, comme si les animaux figurés étaient en lévitation ! Les pattes des mammouths par exemple ne semblent pas subir la pression de leur poids corporel. Nous sommes bien en présence d'idées, d'images mentales, dans la mesure où, par ailleurs, nul ciel, nulle terre, nulle reproduction végétale ne viennent détourner l'attention de l'observateur, dont le regard est attiré par l’éclat et l'énergie des œuvres, et parce que les tracés obéissent à des types, et non à des nécessités de restituer des singularités puisées dans l’observation.
N'est-on pas face à l'Esprit européen dans ce qu'il a de plus pur et de plus lumineux ?
L'icône ne vient-elle pas de l'âme, et l'âme de l'Esprit du Cosmos ?
L'art n'est-il pas une rencontre avec le cœur du Monde ? L'art n'est-il pas au cœur de son être présence de l'être ? Ne vise-t-il pas à nous rendre le réel encore plus proche que ne l'est notre cœur ?
Un cœur qui ne nie pourtant pas la matière. Car la sensation prégnante d'une osmose avec la pâte des parois s'impose, non seulement parce que ceux qui ont gravé ou dessiné se sont servis avec la maîtrise des accidents minuscules de surfaces pour donner relief et vie à leurs œuvres, telle représentation d'un patriarche en majesté gravitant autour d'un petit nodule de silex figurant l’œil, telle oreille de cheval trouvant son ombre dans la convexité d'une bosse, mais aussi parce que les traces de doigts laissées en serpentins alignés sur l'argile nue, ou couvrant certains dessins, comme pour saisir sensuellement la consistance du matériau de support, soulignent un rapport charnel avec la corporéité du monde environnant, avec sa peau, qui est sa plus grande profondeur. Il me plaît d'en faire la comparaison avec les griffades laissées par les ours des cavernes, qui,après une longue hibernation, échauffaient leurs muscles, bien avant que l'Homme de Cro-Magnon ne se glissât dans les ténèbres caverneuses. De l'homme à la bête, il y a cette expérience de la force animale qui s'essaie, et la jouissance de l'existence, que consacre la résistance des choses. Sans conteste, on ne saurait interpréter la raison d'être de ces lignes hermétiques dont des attestations bien plus savantes s'observent dans d'autres grottes. Mais pour celles qui rayent les parois de Rouffignac, je me mets à penser à ces peintres et ces sculpteurs qui touchent, tâtent et essaient la substance qui prendra forme, qu'elle soit pierre, peinture ou bois, comme des amoureux caressant le corps de leur amie, comme un rituel érotique avant la belle et divine fécondation de la matière par l'Esprit.
D'aucuns songeraient à l'art zen du japon, ou à la peinture chinoise. Pourquoi pas ? Pourquoi d'ailleurs ne pas penser que ces derniers arts aient connu l'influence d'une antique civilisation eurasiatique ?
Certes, il est aventureux, dans le cas des dessins et gravures préhistoriques, d'évoquer l'art, qui est une notion relativement récente.
Cependant, la délectation que l'on éprouve en contemplant les créations de nos ancêtres ne laisse aucun doute. Ce n'est pas là une extrapolation abusive, mais une évidence empirique, existentielle : les premiers Européens étaient sensibles à la beauté. Celle-ci éclatait dans les plongées fuligineuses des grottes, à la lueur vacillante de leurs lampes à huile.
N'est-ce pas construire un pont entre et nous, par le Kalos des Grecs ?
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30/12/2022
Les Thèses de la Nouvelle Rome (Raymond Abellio)
Raymond Abellio, La Fosse de Babel, X, 50. Les Thèses de la Nouvelle Rome, pp. 311-313, L’Imaginaire Gallimard
X
Toutes choses passeront. Rien ne demeurera que la mort et la gloire des morts.
Edda islandaise.
50. Les Thèses de la Nouvelle Rome.
La répugnance de l'abbé d'Aquilla à convoquer ses amis en réunion plénière ne tint pas longtemps devant l'insistance de Drameille, qui trouva en plus un allié aussi décidé que lui en la personne de ce second vicaire de la porte de Choisy dont d'Aquilla avait parlé, l'abbé Domenech, que dévorait l'envie de sortir des formes ordinaires de l'action. Ancien prêtre-ouvrier comme d'Aquilla et ayant ressenti, comme ce dernier, devant le communisme, la même fascination exaltante et peureuse, ce Catalan aux yeux de feu, petit et trapu, aux épaules larges et à la nuque courte, état l'image même de ces dévouements sans limites, toujours déçus, auxquels il faut donner beaucoup pour éviter qu'ils se donnent trop ; mais d'Aquilla justement savait donner et savait aussi recevoir. Domenech n'était pas un rebelle c'était un affamé, il ne répondait à la décadence ou l'impureté de l’Église que par un surcroît d'ardeur et de foi. Il s'indignait peu. Ce n'est d'ailleurs jamais par la vaine pompe de ses cérémonies ou le luxe de ses dignitaires qu'une Église se perd mais par la sclérose de ses dogmes, le dessèchement de ses rites, le déracinement de ses symboles, qui appellent eux-mêmes, par compensation, cette splendeur, ce luxe, cette pompe, comme le visage flétri d'une femme hors d'âge appelle des fards excessifs. Domenech n'en était même plus à déplorer l'inefficacité de la morale chrétienne et l'hypocrisie de la société élevée sur cette radieuse utopie. Il voyait l’Église, il voyait la société occidentale emportées par le torrent de l'histoire, et au fond cette fin sans gloire le touchait peu. Et même si, comme d'Aquilla, il avait été longtemps saisi par la fiévreuse grandeur des masses en éveil, qui ignoraient ou insultaient Dieu, il résistait aujourd'hui, et de toutes ses forces, au besoin primitif de se perdre en elles. Ce qu'il cherchait au fond, sans bien le savoir encore, c'était, un peu comme Poliakhine, la participation à quelque gloire invisible suspendue loin du monde et qui, lorsqu'elle s'approcherait de la terre, exigerait le sacrifice et même la mort des précurseurs. Cette espèce est désormais commune. En attendant, Domenech s'interrogeait beaucoup. Les anciens dieux l'avaient déçu mais il cherchait encore les nouveaux. Au sein des masses, il s'était pris à tort pour un germe, une semence. Aujourd'hui, il se disait qu'il lui fallait d'abord s’ensemencer lui-même. Il en était à ce point où le futur rebelle se demande si la discipline est une marque d'humilité, ou de paresse, ou de lâcheté. D'Aquilla ne lui fit faire la connaissance de Drameille que pour le décomprimer un peu.
(...)
Selon Drameille, les Thèses de la Nouvelle Rome devaient comprendre quatre parties : une mystique, où devaient justement être étudiés les problèmes de l’impersonnalité et du vide divins, par quoi seraient dépassés les théologies usuelles ; une symbolique, où serait affirmée et démontrée l'unité transcendante de toutes les religions ; une éthique, qui effacerait la distinction abstraite et banale du bien et du mal, supprimerait toutes les règles et tous les vœux, et les plus apparemment négatives : la guerre et le meurtre, dans la positivité absolue de l'esprit ; une politique enfin, qui créerait les bases du futur « communisme sacerdotale », par dépassement, dans l'histoire et hors de l'histoire, du communisme simplement matériel.
Drameille avait depuis longtemps écarté les divers existentialismes, qui restent dévotionnels. Il n'accueillait pas davantage l'évolutionnisme naïf du P. Teilhard de Chardin. Cette philosophie optimiste de l'avenir était, pour lui, beaucoup trop linéaire. Plaçant l'homme idéal dans l'avenir, elle restait, dans l'actuel, au niveau de l'homme banal.
« On nous parle de seuils successifs, disait Drameille. Le premier aurait été franchi par l'homme quand il a pris conscience de ses instincts. Mais ce n'est pas ce premier seuil, ou un seuil quelconque qui m’intéresse, c'est le dernier, quand l'homme prend conscience de sa conscience et intensifie celle-ci jusqu'à la vision de la structure absolue. Ce seuil-là n'est plus dans l'avenir, mais dans le présent, le présent éternel. Il est diluvien. Quelques hommes déjà l'ont atteint. Pour eux, il n'est plus d'évolution, ni de seuils. »
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