26/10/2022
Le Libéralisme et le postmoderne (Alexandre Douguine)
Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique – La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre 2 – Le libéralisme et ses métamorphoses, Le Libéralisme et le postmoderne, pp. 49-51, Ars Magna Éditions
En passant de l'opposition formelle aux idéologies alternatives à une nouvelle phase d’autodiffusion à l'échelle mondiale, l'idéologie libérale change de statut. A l'époque moderne le libéralisme avait toujours coexisté avec le non-libéralisme et faisait donc l'objet d'un choix. Comme dans les technologies informatiques modernes, où on peut théoriquement choisir un ordinateur avec le système d'exploitation Microsoft, Mac Os ou Linux. Après avoir vaincu ses adversaires, le libéralisme a acquis le monopole de la pensée idéologique, il est devenu la seule idéologie et n'en admet aucune autre. On peut dire que du niveau du programme il est passé au niveau du système d'exploitation, il est devenu quelque chose d'allant de soi. Notez qu'en entrant dans un magasin pour choisir un ordinateur, la plupart du temps nous ne précisons pas : « Donnez-moi un ordinateur avec le logiciel de l'entreprise Microsoft ». Nous disons simplement : « Donnez-moi un ordinateur ». Et par défaut on nous vend le vend avec le système d'exploitation de l'entreprise Microsoft. De même avec le libéralisme : il s'introduit en nous de lui-même, comme quelque chose de communément admis, qu'il semble ridicule et stupide de contester.
Le contenu du libéralisme change, en passant du niveau du discours à celui de langue. Le libéralisme devient non pas le libéralisme au sens propre, mais un sous-entendu, un accord tacite, un consensus. Cela correspond au passage de l’Époque moderne au postmoderne. Dans le postmoderne le libéralisme, conservant et même renforçant son influence, apparaît de moins en moins souvent comme une philosophie politique raisonnée et librement acceptée, il devient inconscient, compris, instinctif. Un tel libéralisme instinctif prétendant se transformer en une « matrice » de la période contemporaine dont la majorité serait inconsciente, acquiert peu à peu des traits grotesques. Les figures grotesques de la culture postmoderne naissent des principes classiques du libéralisme devenu une subconscience (« la subconscience de réserve mondiale », par analogie avec le dollar, « devise de réserve mondiale »). Il s'agit d'ores et déjà d'une sorte de post-libéralisme classique, mais le conduisant vers des conclusions extrêmes.
Ainsi se présente le panorama du grotesque post-libéral :
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l'individu n'apparaît plus comme la mesure des choses, au profit du post-individu, du « dividuum », la combinaison accidentelle ludique et ironique des parties de l'homme (ses organes, ses clones, ses simulacres, voire même ses cyborgs et ses mutants) ;
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la propriété privée est déifiée, elle se « transcendantalise », et se transforme de ce que la personne possède, en ce qui possède la personne elle-même ;
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l'égalité des possibilités se transforme en égalité de la contemplation des possibilités (la « société du spectacle » - Guy Debord) ;
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la foi en le caractère contractuel de toutes les institutions politiques et sociales se transforme en une assimilation du réel au virtuel, le monde devient une maquette technique ;
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toutes les formes extra-individuelles de l'autorité en général disparaissent, et n'importe quel individu est libre de penser du monde tout ce qu'il jugera bon (la crise de la rationalité généralisante) ;
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le principe de la division des pouvoirs se transforme en idée de référendum électronique permanent (le parlement électronique), où chaque utilisateur de l'internet vote à chaque instant au sujet de n'importe quelle décision, ce qui amène à la multiplication des pouvoirs jusqu'au nombre de citoyens isolés (chacun est en soi une « branche du pouvoir ») ;
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la « société civile » remplace entièrement par elle-même l’État et se transforme en un melting pot cosmopolite mondial ; - on passe de la thèse de « l'économie est le destin » à la thèse le « code numérique est le destin », puisque le travail, l'argent, le marché, la production, et la consommation, tout devient virtuel.
Certains libéraux et néoconservateurs eux-mêmes ont été saisis d'effroi à l'idée de cette perspective ouverte au vu des résultats de la victoire idéologique du libéralisme, lors du passage du post-libéralisme et au postmoderne. Ainsi, Fukuyama, l'auteur de la thèse de « la fin de l'histoire » libérale au cours des dernières décennies appellent l'Occident et les États-Unis à « faire marche arrière » et à s'attacher sur la phase précédente du libéralisme « démodé » classique – avec le marché, l’État-nation et l'habituelle rationalité scientifique pour éviter le glissement vers l'abîme post-libéral. Mais en cela il se contredit lui-même : la logique du passage du libéralisme ordinaire au libéralisme du postmoderne n'est ni arbitraire ni volontariste, elle est inscrite dans la structure même de l'idéologie libérale, puisque la libération graduelle de la personne de tout de ce qui n'est pas elle (de tous les idéaux et valeurs extra-individuels et supra-individuels), ne peut tôt ou tard que conduire à la libération de la personne d'elle-même. Et la crise la plus terrible de l'individu commence non pas, quand il lutte contre les idéologies alternatives niant la personne en tant que valeur supérieure, mais quand il remporte une victoire convaincante et irréversible.
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Les paradoxes de la Liberté – La métaphysique de la machine à laver (Alexandre Douguine)
Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique – La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Partie II – La fin des idéologies classiques et leurs métamorphoses, Chapitre V – Qu'est-ce que le conservatisme ?, Les paradoxes de la Liberté, pp. 85-86, Ars Magna Éditions
Ainsi arrive le postmoderne. Que peut-on lui opposer ? Et peut-on lui dire non ? Il s'agit d'une question de fond.
D'ailleurs, en partant de cette même thèse libérale selon laquelle l'homme est libre, on sous-entend qu'il est toujours libre de dire non à tout ce que à quoi il souhaiterait dire non.
Or, ici, se trouve un moment dangereux de la philosophie de la liberté qui, sous l'égide de l'absolutisation de la liberté; commence à retirer à la liberté elle-même la liberté de dire non.
Le modèle libéral occidental répond alors: vous voulez vous opposer à nous ? Faites-le, vous en avez le droit, mais vous ne pourrez pas désinventer la machine à laver. La machine à laver constitue l'argument absolu des partisans du progrès.
En fait, tout le monde veut en posséder une, les Africains, les Indiens, les conservateurs, les orthodoxes. Les communistes aussi, en vertu d'une autre logique, évoquaient la nécessité et le caractère irréversible du changement des formes de production. Ils estimaient que le socialisme arriverait après le capitalisme. Le socialisme est arrivé bien que nous n'ayons pas eu de capitalisme, est resté un certain temps, a anéanti une grande quantité d'individus avant de disparaitre. Il en est de même avec les machines à laver.
Et si on réfléchit à la métaphysique de la machine à laver, si on pense à quel point elle se trouve en accord avec les véritables valeurs d'un système philosophique, alors on arrive à la conclusion que, dans l'ensemble la vie humaine est possible même sans machine à laver et peut même être tout à fait heureuse. Mais pour la société occidentale il s'agit d'une situation horrible, presque sacrilège.
On peut tout comprendre, mais comment vivre sans machine à laver ? Il s'agit d'une véritable affirmation antiscientifique: la vie sans machine à laver est impossible. Elle n'existe pas. La machine à laver est la vie. Voilà en quoi consiste l'action de la force de l'argument libéral qui affiche son côté totalitaire.
Dans toute libération il y a toujours un élément de contrainte, c'est là le paradoxe de la liberté. Il y a contrainte ne serait-ce qu'à penser que la liberté constitue la valeur suprême. Imaginez qu'un individu dise : la liberté est la valeur suprême. Un autre réplique : pas du tout. Alors le premier répond : Tu es contre la liberté ? Je suis prêt à tuer pour la liberté.
Le libéralisme comporte l'idée selon laquelle il ne peut y avoir d'alternative à lui-même. Il y a ici une certaine vérité. Si le logos, la rationalité, a pris le chemin de la liberté, si le logos social s'est lancé dans l'aventure de la libération totale, où le premier mouvement dans cette direction a-t-il eu lieu ?
Il convient de le chercher non pas à l'époque où sont apparus Descartes, Nietzsche, ou au XXe siècle mais quelque part chez les présocratiques. Heidegger a vu ce moment dans la conception de la physis, ainsi que de façon plus marquée dans l'enseignement de Platon sur les idées. Mais l'important est ailleurs : le mouvement du logos vers la liberté n'est pas dû au hasard et malgré tout, il est possible de lui dire non.
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« La Liberté par rapport à » (Alexandre Douguine)
Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique – La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre 2 – Le libéralisme et ses métamorphoses, « La liberté par rapport à », pp. 39-41, Ars Magna Éditions
Tous les principes de la philosophie du libéralisme et ce nom lui-même sont fondés sur la thèse de la « liberté » – « liberty ». De plus, les philosophes libéraux eux-mêmes (en particulier, John Stuart Mill) soulignent que la « liberté » qu'ils défendent est une notion strictement négative. Qui plus est, ils établissent une distinction entre la liberté par rapport à (quelque chose) et la liberté de (faire quelque chose), en proposant d'utiliser pour ces eux concepts deux mots différents en anglais : « liberty » et « freedom ». « Liberty » sous-entend la liberté par rapport à quelque chose, d'où tire précisément son origine le terme « libéralisme ». Les libéraux se battent bel et bien pour cette liberté qu'ils défendent. Quant à la « liberté de », c'est-à-dire le sens et le but de la liberté, les libéraux gardent le silence, estimant que chaque individu peut lui-même trouver une application à cette liberté – tout comme n'en chercher aucune application. Il s'agit d'une question de choix privé, qui n’apparaît pas comme une valeur politique ou idéologique.
Au contraire, la « liberté par rapport à » est décrite en détail et revêt un caractère dogmatique. Les libéraux proposent donc de se libérer :
- de l’État et de son contrôle sur l'économie, la politique, la société civile,
- de l'église et de ses dogmes,
- des systèmes de groupes sociaux constitués (ordres),
- de toute forme d'économie communautaire,
- de toute tentative de redistribuer, fût-ce par des instances de l’État ou de la société, les résultats du travail matériel ou immatériel (selon la formule du libérale Philippe Nemo, disciple de Hayek : « la justice sociale est profondément amorale »),
- de l'appartenance ethnique,
- de toute identité collective.
On peut penser avoir affaire à quelque version de l'anarchisme mais cela n'est pas tout à fait le cas. Les anarchistes, du moins tels que Proudhon, posent comme alternative à l’État le travail libre en communauté avec collectivisation complète de ses produits et se prononcent fermement contre la propriété privée, tandis que les libéraux, au contraire, voient dans le marché et la propriété privée sacrée le gage de la réalisation de leur modèle socio-économique optimum. En outre, considérant théoriquement que l’État doit tôt ou tard dépérir, après avoir cédé la place au marché, mondial et à la société civile mondiale, les libéraux, en vertu de considérations pragmatiques, soutiennent que l’État, s'il est de nature démocrate bourgeoise, contribue au développement du marché, garantit à « la société civile » sécurité et protection contre ses voisins agressifs, prévenant ainsi « la guerre de tous contre tous » (T.Hobbes).
Pour le reste, les libéraux vont assez loin, niant pratiquement toutes les institutions sociopolitiques traditionnelles, jusqu'à la famille ou l'appartenance sexuelle. Dans les cas extrêmes les libéraux se prononcent non seulement pour la liberté de l'avortement, mais aussi pour la liberté de l'appartenance sexuelle (en soutenant les droits des homosexuels, des transsexuels, etc.). La famille, du même que les autres formes de lien social, sont considérées comme des phénomènes purement contractuels qui, tout comme comme les autres « entreprises », sont conditionnés par des accords juridiques.
En somme, le libéralisme insiste non seulement sur la « liberté par rapport » aux Traditions, au sacré (si on évoque les formes passées de la société traditionnelle), mais aussi sur « la liberté par rapport » aux socialisations et aux redistributions, sur lesquelles mettent l'accent les idéologies politiques de gauche – socialiste et communiste – (si l'on considère les formes politiques contemporaines du libéralisme ou prétendant même le remplacer).
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