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05/02/2023

Nerval et la Tradition primordiale : le culte d'Isis (Première partie)

Gérard de Nerval, Les Filles du feu ; Les Chimères, Isis, I., pp. 240-254, Folio Classique

 

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I.

 

Avant l'établissement du chemin de fer de Naples, à Résina, une course à Pompéi était tout un voyage. Il fallait une journée pour visiter successivement Herculanum, le Vésuve, – et Pompéi, situé à deux milles plus loin ; souvent même on restait sur les lieux jusqu'au lendemain, afin de parcourir Pompéi pendant la nuit, à la clarté de la lune, et de se faire ainsi une illusion complète. Chacun pouvait supposer en effet que, remontant le cours des siècles, il se voyait tout à coup admis à parcourir les rues et les places de la ville endormie ; la lune paisible convenait mieux peut-être que l'éclat du soleil à ces ruines, qui n'excitent tout d'abord ni l'admiration ni la surprise, et où l'antiquité se montre pour ainsi dire dans un déshabillé modeste.

 

Un des ambassadeurs résidant à Naples donna, il y a quelques années, une fête assez ingénieuse. – Muni de toutes les autorisations nécessaires, il fit costumer à l'antique un grand nombre de personnes ; les invités se conformèrent à cette disposition, et, pendant un jour et une nuit, l'on essaya diverses représentations des usages de l'antique colonie romaine. On comprend que la science avait dirigé la plupart des détails de la fête ; des chars parcouraient les rues, des marchands peuplaient les boutiques ; des collations réunissaient, à certaines heures, dans les principales maisons, les diverses compagnies des invités. Là, c'était l'édile Pansa, là Salluste, là Julia-Felix, l'opulente fille de Scaurus, qui recevaient les convives et les admettaient à leurs foyers. – La maison des Vestales avait ses habitantes voilées ; celle des Danseuses ne mentait pas aux promesses de ses gracieux attributs. Les deux théâtres offrirent des représentations comiques et tragiques, et sous les colonnades du Forum des citoyens oisifs échangeaient les nouvelles du jour, tandis que, dans la basilique ouverte sur la place, on entendait retentir l'aigre voix des avocats ou les imprécations des plaideurs. – Des toiles et des tentures complétaient, dans tous les lieux où de tels spectacles étaient offerts, l'effet de décoration, que le manque général des toitures aurait pu contrarier ; mais on sait qu'à part ce détail, la conservation de la plupart des édifices est assez complète pour que l'on ait pu prendre grand plaisir à cette tentative palingénésique. – Un des spectacles les plus curieux fut a cérémonie qui s'exécuta au coucher du soleil dans cet admirable petit temple d'Isis, qui, par sa parfaite conservation, est peut-être la plus intéressante de toutes ces ruines.

 

Cette fête donna lieu aux recherches suivantes, touchant les formes qu'affecta le culte égyptien lorsqu'il en vint à lutter directement avec la religion naissante du Christ.

 

Si puissant et si séduisant que fût ce culte régénéré d'Isis pour les hommes énervés de cette époque, il agissait principalement sur les femmes. – Tout ce que les étranges cérémonies et mystères des Cabires et des dieux d’Éleusis, de la Grèce, tout ce que les bacchanales du Liber Pater et de l'Hébon de la Campanie avait offert séparément à la passion de merveilleux et de la superstition même se trouvait, par un religieux artifice, rassemblé dans le culte secret de la déesse égyptienne, comme en un canal souterrain qui reçoit les eaux d'une foule d'affluents.

 

Outre les fêtes particulièrement mensuelles et les grandes solennités, il y avait deux fois par jour assemblée et office publics pour les croyants des deux sexes. Dés la première heure du jour, la déesse était sur pied, et celui qui voulait mériter ses grâces particulières devait se présenter à son lever pour la prière du matin. – Le temple était ouvert avec grande pompe. Le grand-prêtre sortait du sanctuaire accompagné de ses ministres. L'encens odorant fumait sur l'autel ; de doux sons de flûte se faisaient entendre. – Cependant la communauté s'était partagée en deux rangs, dans le vestibule, jusqu'au premier degré du temple. – La voix du prêtre invite à la prière, une sorte de litanie est psalmodiée, puis on entend retentir dans les mains de quelques adorateurs les sons éclatants du sistre d'Isis. Souvent une partie de l'histoire de la déesse est représentée au moyen de pantomimes et de danses symboliques. Les éléments de son culte sont présentés avec des invocations du peuple agenouillé, qui chante ou qui murmure toutes sortes d'oraisons.

 

Mais si l'on avait, au lever du soleil, célébré les matines de la déesse, on ne devait pas négliger de lui offrir ses salutations du soir et de lui souhaiter une nuit heureuse, formule particulière qui consistait une des parties importantes de la liturgie. On commençait par annoncer à la déesse elle-même l'heure du soir.

 

Les anciens ne possédaient pas, il est vrai, la commodité de l'horloge, sonnante ni même de l'horloge muette ; mis ils suppléaient, autant qu'ils ne le pouvaient, à nos machines d'acier et de cuivre par des machines vivantes, par des esclaves chargés de crier l'heure d'après la clepsydre et le cadran solaire ; – il y avait même des hommes qui, rien qu'à la longueur de leur ombre, qu'ils savaient estimer à vue d’œil, pouvaient dire l'heure exacte du jour ou du soir. – Cet usage de crier les déterminations du temps était également admis dans les temples. Il y avait des gens pieux à Rome qui remplissaient auprès de Jupiter capitolin ce singulier office de lui dire les heures. – Mais cette coutume était principalement observée aux matines et aux vêpres de la grande Isis, et c'est de cela que dépendait l'ordonnance de la liturgie quotidienne.

30/01/2023

Sainte Julienne, mystique de la Fête-Dieu

Jean-François Pacco, Destines extraordinaires en province de Namur, Julienne de Cornillon voyait une lune à demi-cachée, pp. 19-20, Les éditions namuroises

 

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Fosses-la-Ville, Namur. Elle habitait Liège, mais ses concitoyens l'obligèrent à se réfugier dans des terres sambriennes plus hospitalières.

 

Julienne de Cornillon est née, de riches agriculteurs, en 1192 ou 1193, à Retinnes, dans le Pays de Herve. Elle fut confiée au couvent des sœurs augustiniennes du Mont Cornillon, sur les hauteurs de Liège, pour y être élevée. Le couvent dirigeait une léproserie. Elle étudia le latin, le français, et lisait les textes de saint Augustin et saint Bernard. Elle aimait ce dernier, dont elle connaissait les sermons par cœur.

 

Dés son adolescence, elle était portée vers la dévotion eucharistique. A partir de 1209n elle eut de fréquentes visions mystiques. L'une revint à plusieurs reprises, une lune rayonnante mais incomplète, une bande noire la divisant en deux. Julienne resta longtemps sans la comprendre et sans en parler.

 

En 1222n elle fut élue prieure du monastère. La vision continuait de la tourmenter. Après des années, Jésus lui en fit comprendre la signification. La lune symbolisait la vie de l’Église sur terre, la ligne opaque l'absence d'une fête liturgique, où l'on pourrait adorer l'Eucharistie. Julienne se mit à œuvrer pour l'établissement de cette fête. Elle en parla à la bienheureuse Eve de Liège, recluse.

 

Les deux amies entreprirent des démarches d'instauration de la Fête-Dieu. Le prince-évêque Robert de Thourote s'engagea à officialiser le culte. Tombé malade à Fosses-la-Ville, Robert en fit célébrer l'office en sa présence, en la collégiale de Fosses, en 1246. Il mourut peu après, sans avoir pu publier son mandement.

 

Les bourgeois de liège s'opposaient à la fête, car cela signifiait un jour de jeûne en plus pour la population. Certains religieux considéraient que cela ne méritait pas de telles dépenses. Après la mort de Robert. Julienne et quelques compagnes, se sentant persécutées, quittèrent leur couvent. Elles trouvèrent asile en plusieurs abbayes, passant par le Val Benoît et Huy. Mais celles-ci étaient trop proches de Liège.

 

En 1255, elles arrivèrent en celle du Val-Saint-Georges à Salzinnes (Namur), où Julienne fut accueillie par la supérieure, Imène. Deux ans plus tard, une émeute contre la comtesse de Namur Marie de Brienne fit fuir à nouveau Julienne. Celle-ci se réfugia comme recluse à Fosses, où elle passa les derniers temps de sa vie. Une tradition orale dit qu'elle habita une petite pièce attenante au transept de la collégiale. En 1946, on y a peint, en caractères gothiques, le texte « Ci vécut Julienne, vierge de Cornillon, confidente du Père sur la fête du Saint Corps du Christ. »

 

Certains auteurs, expliquent Isabelle Devillers et Jean Lecomte, ont écrit que le réclusoir se trouvait ailleurs à Fosses, et que Julienne gagnait la collégiale par un souterrain. « Ce sont des racontars, mais les légendes ont la vie dure », commentent-ils.

 

Julienne mourut le 5 avril 1258 à Fosses et fut inhumée à Villers-La-Ville. Eve continua les démarches. Jacques Pantaléon de Troyes, archidiacre de Liège devenu pape sous le nom d'Urbain IV, institua la Fête-Dieu pour l’Église universelle, par une bulle signée le 11 août 1264 à Orvieto.

 

En 1723, le réclusoir fut transformé en sacristie et fut muni d'une cheminée. On lui donna alors son aspect actuel.

 

L'abbaye de Salzinnes fut détruite à la Révolution. E, 1750, l'écrivain Saumery, qui la visita, expliquait qu'on voyait encore la chambre où priait sainte Julienne.

28/01/2023

Saint-Bloy contre les historiens, journalistes et autres puritains ! (Première partie)

Léon Bloy, Le désespéré, Deuxième partie – La Grande Chartreuse, pp.177-, éditions GF Flammarion

 

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Léon Bloy dans le vent - Nabe

[XXXIII]

 

Marchenoir sentit bientôt la nécessité de travailler. Il n'était pas homme à rester longtemps vautré sur une pensée de douleur, quelque atrocement exquise qu'elle lui parût. Il méprisait les Sardanapales et leurs bûchers et il se serait défendu, avec des moignons pleuvant le sang, jusque sur l'arrête la plus coupante du dernier mur de son palais de cristal. Combinaison surprenante du rêveur et de l'homme d'action, on l'avait toujours vu bondir du fond de ses accablements et se déracinait lui-même, du fumier de ses dégoûts, aussitôt qu'il commençait à se sentir bon à paître.

 

Les deux seuls livres qu'il eût encore publiés : une Vie de sainte Radegonde et un volume critique intitulé Les impuissants, il les avait écrits sur un pal rougi au feu, en plein milieu de la Méduse, sans espérance de rencontrer un éditeur qui le recueillit, avec la crainte continuelle de devenir enragé.

 

Le premier et le plus important de ces deux ouvrages avait été, sans comparaison, le plus immense insuccès de l'époque. Pavoisée du catholicisme le plus écarlate, cette éloquente restitution de la société Mérovingiennes s'était vue, dés son apparition, envelopper et emmailloter, avec une attention infinie, par les catholiques eux-mêmes, dans des les bandelettes multipliées du silence le plus égyptien. C'était pourtant une chose réellement grande, ce récit hagiographique, tel qu'il avait été conçu et exécuté ! Un tel livre, si la presse eût daigné seulement l'annoncer , était, – à l'heure favorable où Michelet, le vieil évocateur sans conscience de quelques images du passé, laissait, en mourant, le champ libre aux cultivateurs du chiendent de l'histoire exclusivement documentaire. Car on ne voit plus que cela, depuis la mort de ce sorcier : des idolâtres du document, en histoire aussi bien qu'en littérature et dans tous les genres de spéculation, – même en amour, où le sadisme a entrepris, dernièrement, de documenter le libertinage. C'est la pente moderne attestée par le renflement scientifique de la plus turgescente vanité universelle.

 

Marchenoir, esprit intuitif et d'aperception lointaine, par conséquent toujours aspiré en deçà ou au delà de son temps, ne pouvait avoir qu'un absolu mépris pour cette sciure d'histoire apportée, chaque jour, par les médiocres ébénistes de l’École des Chartes, au panier de la guillotine historique où sont décapités les grands concepts de la Tradition. Il avait donc entrepris de protester contre cette réduction en poussière de tout le passé par la résurrection intégrale d'une société aussi défunte que les sociétés antiques et dont les débris physiques, transformés mille fois depuis dix siècles, ont pu servir à toutes les vérifications géologiques ou potagères du néant de l'homme.

 

Dans cette Légende d'or de l'histoire de France qu'il s'imaginait toujours entendre chuchoter à son oreille, comme un grand conte plein de prodiges, et qui lui semblait la plus synthétiquement étrange, la plus centralement mystérieuse de toutes les histoires, – rien ne l'avait autant fasciné que cette énorme, terrible et enfantine épopée des temps Mérovingiens. La France préludait, alors, à l'apostolat des monarchies occidentales. Les évêques étaient des saints, dans la main desquels la Gentilité barbare s'assouplissait lentement, comme une cire vierge, pour former, avec la masse hétérogène du monde gallo-romain, les rayons mystiques de la ruche de Jésus-Christ. Du milieu de ce chaos de peuples vagissants, au-dessus desquels planait l'Esprit du Seigneur, on vit s'élever, à travers le brouillard tragique des prolégomènes du Moyen Age, une candide enragée de cierges humains dont les flammes, dardées au ciel, commencèrent, au sixième siècle, la grande illumination du catholicisme dans l'Occident.

 

Marchenoir avait choisi sainte Radegonde, un de ces luminaires tranquilles et, peut-être, le plus suave de tous. A la clarté de cette faible lampe non encore éteinte, il avait cherché les âmes des anciens morts dans les cryptes les moins explorées de ces très vieux âges. A force d'amoureuse volonté et à force d'art, il les avait tirées à la lumière et leur avait donné les couleurs d'une recommençante vie.

 

Le plus difficile effort que puisse tenter un moderne, la transmutation en avenir de tout le passé intermédiaire, il l'avait accompli, autant que de tels miracles soient opérables à l'esprit humain toujours opprimé d'images présentes, et il était arrivé à une sorte de vision hypnotique de son sujet, qui valait presque la vision contemporaine et sensible. Cette œuvre, positivement unique, dégageait une si nette sensation de recul que le houlement océanique de trente génération postérieure devenait une conjecture, un thème d'horoscope, une dubitable rêverie de quelque naïf moine gaulois que la rafale de la conquêt aurait poussé sur une falaise de désespérée vaticination.

 

Les figures angéliques ou atroces de ce siècle, Chilpéric, le monarque aux finesses de mastodonte, et sa venimeuse femelle Frénégonde, la Jésabel d'abattoir ; le chenil grondant des leudes ; les évêques aux impuissantes mains miraculeuses, Gremain de Paris, Grégoire de Tours, Prétextat e Rouen, Médard de Noyon ; quelques pâles troènes poussés, à la grâce de Dieu, dans les cassures, les Galswinthe, les Agnès, les Ragegonde, types rudimentaires de la toute-puissante dame des temps chevaleresques ; enfin l'ultime chalumeau virgilien, l'aphone poète Venantius Fortunatus ; – tous ces trépassés archiséculaires, Marchenoir les avait évoqués si souverainement qu'on croyait les voir et les entendre, dans l'air sonore d'une cristalline matinée d'hiver.

 

Et ce n''est pas tout encore. Il y avait la fresque des concomitantes aventures de l'univers, peintes dans l'ombre ou dans la pénombre, mais à leur plan rigoureux, pour l'horizonnement de ce vaste drame : Justinien et Bélisaire et toute la gloire de boue du Bas-Empire ; les Goths et les Lombards piétinant le fumier romain en Italie et en Espagne, et la précaire Papauté de ce monde en ruines ; puis, au loin, du côté de l'Asie, l'immense rumeur fauve du réservoir barbare, que chaque oscillation de la planète faisait couler un peu plus du côté de la malheureuse Europe, sans parvenir à l'épuiser, jusqu'à Gengis-Khan, qui retourna, d'un seul coup, sur la civilisation occidentale, cette cuvette de cinquante peuples !

 

Pour ce livre de trois cents pages, à peine, qui lui avait coûté trois ans, Marchenoir s'était fait savant. Il s'était documenté jusqu'à la racine des cheveux. Mais il pensait que le document est, comme le vin, et, en général, comme toutes les choses qui soûlent, aussi sot maître qu'intelligent serviteur. Il en avait souvent constaté le mutisme et l'infidélité. En conséquence, il l'avait utilisé avec une hauteur pleine de défiance, le rejetant avec dégoût quand il violait, en bégayant, l'intégrité d'une conception générale de l'expérience lui avait démontrée plus sûre ; – méthode de travail qu'un pète-sec à tête vipérine de la Revue des sciences historiques avait fort blâmée et qui l'eût fait conspuer de toute la critique contemporaine, si cet attelage châtré du tape-cul de M. Renan était idoine à répercuter un chef-d’œuvre.

 

D'ailleurs, la nature hagiographique de son sujet ne pouvait guère attirer à son livre que des lecteurs catholiques ou des admirations religieuses. Or, le rédacteur en chef de la plus considérable feuille catholique de Paris ayant lui-même autrefois, sur les saintes mérovingiennes, une inerme brochure tombée presque aussitôt dans le plus vertical oubli, il devait à sa propre gloire de ne pas accorder le moindre secours de publicité à ce téméraire nouveau venu qui pouvait devenir un supplantateur. Il est vrai qu'à défaut de cette excellente raison d’État littéraire, le mépris infini des catholiques pour toute œuvre d'art eût abondamment suffi. Bref, ce crevant de misère fut absolument privé de tout moyen d'informer le public de l'existence de son livre et les sages conclurent, comme toujours, du néant de la réclame au néant de l’œuvre.

 

Le fait est que, pour des haïsseurs aussi résolus de la beauté littéraire, Marchenoir était une occasion peu commune. C'était un lépreux de magnificence. Toutes les maladies dégoûtantes ou monstrueuses qui peuvent justifier, analogiquement, l'horreur des chrétiens actuels pour un malheureux artiste : la gale, la teigne, la syphilis, le lupus, la plique, le pian, l'éléphantiasis, il les accumulait, à leurs yeux, dans sa forme d'écrivain.

 

Ce fut surtout dans son second livre, les Impuissants, que cette flore éclata. Le scandale fut si grand qu'il lui valut un demi-succès. L'auteur commençait à être connu et l'apparition de ce recueil satirique, déjà publié en articles hebdomadaires, dans un petit journal où ils avaient été fort remarqués, démasqua, d'un coup, le polémiste formidable, caché jusqu'alors, pour beaucoup de gens, sous le contemplatif dédaigné, et qu'une dévorante soif de justice contraignait enfin à sortir. Il y eut une petite clameur de huit jours et tel fut le quartier de gloire que Paris voulut bien jeter à cet artiste qui s'exterminait depuis des années. Mais ce livre fut une révélation pour Marchenoir lui-même, qui ne se connaissait pas cette sonorité de gong quand l'indignation le faisait vibrer.

 

Par l'effet d'une loi spirituelle bien déconcertante, il se trouva que la forme littéraire de cet enthousiaste était surtout consanguine de celle de Rabelais. Ce style en débâcle et innavigable qui avait toujours l'air de tomber d'une alpe, roulait n'importe quoi dans sa fureur. C'étaient des bondissements d'épithètes, des cris à l’escalade, des imprécations sauvages, des ordures, des sanglots ou des prières. Quand il tombait dans un gouffre, c'était pour ressauter jusqu'au ciel. Le mot, quel qu'il fût, ignoble ou sublime, il s'en emparait comme d'une proie et en faisait à l'instant un projectile, un brûlot, une engin quelconque pour dévaster ou pour massacrer. Puis, tout à coup, il redevenait, un moment, la nappe tranquille que la douce Radegonde avait azurée de ses regards.

 

Quelques-uns expliquaient cela par un abject charlatanisme, à la façon du Père Duchesne. D'autres, plus venimeux, mais no pas plus bêtes, insinuaient la croyance à une sorte de chantage constipé, furieux de ne jamais aboutir. Personne, parmi les distributeurs de viande pourrie du journalisme, n'avait eut l'équité ou la clairvoyance de discerner l'exceptionnel sincérité d'une âme ardente, comprimée, jusqu'à l'explosion, par toutes les intolérables rengaines de la médiocrité ou de l'injustice.