25/01/2024
De l'Empire d'Arthur à l'Empire du Graal (Pierre Ponsoye)
Pierre Ponsoye, L'Islam et le Graal – Étude sur l 'ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach, IX De l'Empire d'Arthur à l'Empire du Graal, pp. 171-180, aux éditions Arché Milano (1976)
Arthur, l'illustre roi des Bretons du VIe siècle, est passé très vite de l'histoire à la légende, si même, pour lui, elles se sont jamais distinguées. Bientôt après sa disparition, dit Henri Martin, il « n'est plus seulement un héros nationale ; c'est le « fils de la nuée », d'Uter à tête de Dragon, « roi des ténèbres », être mystérieux et voilé, ordonnateur des batailles, supérieur à Hu lui-même, d'Uter qui a pour bouclier l'arc-en-ciel, et qui a pris la forme de la nuée pour engendrer son fils. Arthur a reçu de son père la grande épée : il parcourt l'univers en vainqueur ; il est proclamé empereur du monde. Enlevé au ciel après qu'il a été mortellement blessé à la bataille de Camlan, il réside dans la constellation qui porte son nom (le Chariot d'Arthur, la Grande Ourse) : il en redescendra un jour sur la terre. Il est devenu le type même du génie héroïque des Celtes, type élevé jusqu'à la substitution d'Arthur à l'ancien Bel comme Taureau du Tumulte, génie du Soleil et de la guerre ». Plus tard, ce type évolue. Arthur est toujours « le chef du monde héroïque, mais il n'est plus le fils d'un dieu : il n'est que le fruit des amours illégitimes d'un héros. Il n'est plus enlevé entre les constellations. Toutefois sa disparition reste voilée de surnaturel : il n'est pas mort, il ne mourra pas ; neuf fées le gardent dans l’Île sainte d'Avallon, d'où il viendra venger son peuple, ses deux Bretagnes ». Disparu, il n'est pas réellement absent ; on entend ses cors dans la forêt bretonne. Les Bretons n'ont pas voulu d'autre roi après lui, à cause de cette invisible présence et de l'attente de son retour béni.
Héros polaire (son nom vient de l'Art, l'Ours qui présente un étroit rapport avec le symbolisme celtique du Pôle), ses traits de prototype impérial se précisent : s'il n'est plus le fils d'un dieu, c'est Dieu lui-même qui lui donne l'Empire du Monde, symbolisé par l'épée Excalibur, et dont les limites, qu'il était alors interdit de dépasser, portent son nom (les bornes Artus, qui sont, d'une part à l’extrémité orientale de l'Inde, d'après le Roman d'Alexandre, c'est-à-dire aux confins du Paradis, d'autre part à l'extrême Occident, identifiées avec les colonnes d'Hercule, auquel Arthur était d'ailleurs souvent assimilé). Lui aussi est « ordonnateur des batailles » (ipse dux crat bellorum, dit Nennius), car c'est à la pointe de l'épée qu'il doit conquérir son empire contre les ennemis des Bretons et de Dieu. Cet empire n'est pas seulement le monde terrestre, mais aussi le monde intermédiaire ou subtil, c'est-à-dire tout le monde sublunaire, domaine des Petits Mystères. A ce titre, il est souverain de droit de tous les lieux « enchantés » : « Et tous ces lieux faés sont Artus de Bretagne », dit le Brun de la Montagne.
En tout cela, il est l'agent fidèle de Myrrdhin ou Merlin, dont il ne se distingue pas essentiellement, le prophète insaisissable, omniprésent et multiforme, fils d'une vierge et d'un esprit de l'air, maître des éléments, détenteur des « divins secrets », chef spirituel et unificateur des peuples celtiques, qui sort de sa « maison de verre », au fond de la forêt par excellence (Kalydon, ou Brocéliande) pour l'assister dans les moments critiques. C'est sur les directives de Merlin qu'il institue la
Table ronde
Qui tournoie comme le monde,
ce qui fait d'elle le « moyeu du Monde » et achève de caractériser Arthur comme Monarque universel, semblable au Chakravarti hindou. Un signe de régularité de ce Centre initiatique, auquel tout le Moyen-Age s'est référé comme à la plus haute autorité chevaleresque, est fourni par la constitution duodénaire de son collège principal, image des douze soleils zodiacaux ou des douze manifestations cycliques de l'unique et éternelle Essence. Arthur lui-même représente cette Essence dans sa constance et sa fixité non agissante. C'est par ce non-agir même qu'il ordonne et « autorise » l'action. Il réalise ainsi le pouvoir temporel dans son statut normal de résorption spirituelle qui permet au Principe divin d'agir à travers lui sans obstacle ni altération. Son union avec Merlin en est un autre signe, car elle exprime l'intégration normale des deux pouvoirs dans leur Source commune.
Par ces rapides indications, on voit que le thème arthurien offre par lui-même, indépendamment de celui du Graal, un véritable Doctrinal de l'Empire. Pour en saisir toute la portée, il faut se souvenir que l'idée impériale a été l'une des dominantes majeures de la pensée et de la foi médiévales, participant immédiatement de la finalité du Royaume de Dieu. L'Empire était, avec le Sacerdoce, l'un des deux aspects normaux et nécessaires de la Lieutenance conférée naturellement et surnaturellement à l'Homme par le « Roi du Ciel ». Il ne s'agit donc pas là d'une formule politique, même teintée de mysticité, mais de a communication au monde chrétien de l'autorité et de la réalité du Christ sous son aspect royal. On peut donc parler d'un Mystère impérial, qui n'est autre que le Mystère christique dans son extension temporelle, et aussi dans sa perspective eschatologique, car l'aspect royal se rapporte plutôt à la Seconde Venue, comme l'Empire, dans sa manifestation ultime, à la Jérusalem céleste. Dans l'attente de cette Heure où les deux autorités sacerdotale et royale seront réunies sur une seule auguste tête, l'Empire demeure, comme l’Église, réalité transcendantale, archétypique, vers laquelle doit tendre l'histoire, puisqu'il doit la consommer.
Si étrangère que puisse être une telle conception à la mentalité moderne, elle a été authentiquement celle du Moyen-Age, pour lequel le spirituel et le temporel n'étaient que des « catégories » du sacré. C'est ce qui permet à l'historien de faire des constatations telles que celles-ci de Joseph Calmette, à propos du renouveau impérial carolingien : « La notion de l'Empire, écroulé dans les faits (après 476)), subsiste intacte sur le plan de l'idée pure... Les traces en sont innombrables dans la littérature, surtout ecclésiastique. L'Empire n'a pas cessé d'être. Il doit, de virtuel, redevenir réel. Toute âme éclairée aspire à le revoir et a comme la nostalgie de cette patrie d'élection. Or, le rêve des lettrés et des penseurs va prendre corps ; ce que n'a pu Justinien, une dynastie franque le réalisera. L'histoire, sous son impulsion, paraîtra refluer vers sa source. Désormais, en Occident, l'idée impériale, fût-elle interprétée ou réalisée diversement, occupera toujours une place de premier plan dans les préoccupations des souverains et des peuples. »
Entre autres témoins du caractère sacré du symbole arthurien et de la fonction impériale, citons le portail de la cathédrale de Modène, dédié à Arthur (environ de 1160), et la fameuse mosaïque de Latran, sur laquelle nous nous arrêterons un instant. On y voit le pape Léon et l'empereur Charles, agenouillés aux pieds de saint Pierre, et se faisant face sur le même plan horizontal. Les trois personnages forment un ternaire où saint Pierre figure en majesté, c'est-à-dire comme personnification d'un principe. Il donne simultanément à Léon et à Charles deux investitures distinctes : l'une, par le pallium, purement sacerdotale, et l'autre, par le vexillum, impériale, que Charles reçoit ainsi directement. On remarque en outre qu'il garde dans son sein la clef d'or de l'autorité spirituelle et la clef d'argent du pouvoir temporel. Le Prince des Apôtres n'agit donc pas ici comme Chef de l’Église, mais dans la Fonction spirituelle suprême, permanente parce qu'universelle, de Vicarius Christi, Source des deux pouvoirs. On verra mieux plus loin à quoi pouvait répondre une telle figuration. Rappelons ici que, dans le vexillum, concurrent trois symboles : celui de la Croix, celui de la Lance, et celui de l’Étendard. C'est pourquoi il figure dans l'iconographie médiévale comme attribut du Christ guerrier. La Croix de la Résurrection elle-même, avec sa banderole, n'est autre qu'un vexillum, comme l'a justement fait remarquer Emile Mâle, ce qui achève de montrer l'association étroite dans la pensée médiévale, entre l' « idée » impériale et la réalité spirituelle et parousiaque exprimée dans la notion traditionnelle du Christ-Roi.
C'est à cette immanence, et nous dirions volontiers à cette imminence du Mystère impérial que sont dus la transposition légendaire presque immédiate de ses principales manifestations historiques, et le caractère messianique et eschatologique qui les a si fortement marquées. Dans ses Notes sur le Messianisme médiéval latin, P. Alphandéry a bien dégagé les traits messianiques de l'Empereur archétype, tels qu'ils ressortent des légendes de Charlemagne, de Frédéric Barberousse, de Frédéric II, ou de personnages de moindre envergure mais de fonction analogue. Le thème de leur carrière est toujours le même : élection divine, épreuve, retraite, retour glorieux. Il s'y ajoute souvent un thème eucharistique ou baptismal (par passage des eaux, changement de nom) ; plus généralement encore, l'Empereur élu est entouré d'un collège de douze membres. Le temps de son absconditio se passe dans une Montagne (Wunderberg, Kyffhaüser) ou dans une Terre inconnue au delà de la mer, symbole évident du Centre du Monde. De là il sortira un jour pour combattre l'Antéchrist : la renovatio imperii annonce ainsi la reparatio temporum. P. Alphandry fait justement remarquer que chacun des héros légendaires assumant les traits de l’Empereur, initialement chef d'un peuple, reviendra à la tête du peuple universel des saints. Il s'agit donc dans tous les cas d'une seule fonction ; de sorte que l'apocalypse impériale rejoint celle de Jean, celles de Baruch, d'Esdras et des traditions rabbiniques, et celles reçues en Islam au sujet du Madhî et du retour de Seyidnâ Aïssa. Cette conjonction n'a rien qui doive surprendre, car si la tradition impériale se référait historiquement à l'héritage romain et théologiquement à la personne du Christ-Roi, elle plongeait de profondes racines dans un fonds traditionnel universel, particulièrement invariable sur ce point, et plus spécialement dans le fonds d'origine abrahamique, à la source duquel on retrouve le Prêtre-Roi par excellence, Melki-Tsedeq.
On voit sur quel contexte, à la fois historique et « trans-historique », Arthur, chef perpétuel de toute Chevalerie terrestre, venait projeter l'exemplaire d'un Art royal conscient de ses moyens et de son but. Mais, s'il indiquait la fin de la Chevalerie qui est de devenir céleste, il définissait aussi les bornes de son propre domaine – que marque, en particulier, la discontinuité entre son royaume et Montsalvage –, et, entre le terrestre et le céleste, ce passage à la limite qui est une transfiguration. La théophanie du Graal achève la réalité arthurienne, mais comme le Ciel achève la Terre. C'est pourquoi, si la sphère d'Arthur est la voie d'accès normale à celle du Graal, elle ne lui est, pourrait-on dire, que tangente, et, si les deux chevaleries peuvent coexister, elles ne se compénètrent pas, la seconde ajoutant à la qualité royale de la première, qu'elle possède éminemment, la qualité sacerdotale qu'elle tient d'élection, réalisant le double aspect de cette Lieutenance, hypostase du Sacerdoce éternel.
On discerne dés lors comment l'Empire d'Arthur pouvait, sur un certain pan, être valablement tenu pour une fin en soi, pour n'être plus, dés l'annonce du Graal, que son étape et sa virtualité. L'Empire du Graal, auquel celui d'Arthur s'ordonne naturellement, est en acte ce sacrum imperium attendu à la fin du cycle de l'histoire, et dont le Saint Empire historique ne fut qu'une figure lointaine et une espéance finalement déçue. S'il est futur pour le monde, bien qu'il soit proche, et tout en étant à sa fin, et il y a, entre eux aussi, ce dont nous avons parlé et qu'évoque, dans le Parzival, l'épisode de Lohengrin et de la Question interdite. Mais il demeure, car la fin d'une chose ne peut pas ne pas être dans l'actualité permanente de son Principe, et sa Chevalerie elle-même n'est pas assez enchaînée à l'histoire pour mourir avec ses « saisons ».
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08/01/2024
Le Grand Jeu (Jean Parvulesco)
Jean Parvulesco, Un Retour en Colchide, Acqua Alta, pp. 230/232, aux édition Guy Trédaniel Editeur
(620) Cet après-midi, j'ai pris un verre, au parc de la Muette, avec Cyril Loriot, le principal responsable des éditions parisiennes Le Grand Souffle. Sous l'influence directe et avouée de ce qu'avait été, dans son temps, Le Grand Jeu, les principaux protagonistes actuels du Grand Souffle semblent agir comme un groupe dont l'objectif premier serait celui de susciter des rencontres fertiles entre divers courants antagonistes de pensée, d'engagement, de doctrine, de « vision de la vie ». Des rencontres ne cherchant pas tellement à surmonter leurs oppositions foncières, mais à faire acte de leurs confrontations lucides, en vue de certaines constatations ultérieures, essentiellement imprévues pour le moment. Dans la « chaleur d'être là », écrit Cyril Loriot, Le Grand Souffle entend mener la « guerre sainte contre la pensée du monde moderne ».
Je sais qu'il vient de demander à Alain Santacreu d'être responsable d'une collection intitulée Contrelittérature. Ce dernier définit ainsi les buts de sa nouvelle charge missionnaire : « De même que le Graal fut la pierre tissée – lapis textilis – de la littérature arthurienne, le Sacré-Cœur est le blason de la contrelittérature, sa mise en demeure ». (Léon XIII : « Aujourd'hui, un autre symbole divin, présage très heureux, apparaît à nos yeux : c'est le Cœur très sacré de Jésus, resplendissant d'un éclat incomparable au milieu des flammes... »)
A la fin de notre entretien d'aujourd'hui, Cyril Loriot vint à me demander brusquement, comme s'il voulait conclure :
- Mais, en définitive, qui êtes-vous, Jean Parvulesco ? Qui êtes-vous, et qu'est-ce que vous êtes en train de vouloir faire ? Quels sont vos buts ultimes ?
J'ai répondu :
- Je suis un agent secret du Christ. Un agent secret de Jésus. Ce que j'entends faire, c'est ouvrir les chemins du Regnum Christi dont l'avènement, désormais, n'est plus tellement lointain ; dont il se pourrait même qu'il fut, en quelque sorte, imminent. Vous voyez, j'ose le dire.
- Est-ce possible ? Comment pouvez-vous penser un seul instant que l'hindouisme ; que le bouddhisme, que l'islamisme pourraient accepter la conception catholique de la personne humaine ? Pour toutes ces religions – pour toutes ces civilisations – la personne humaine n'existe pas, ne possède aucune espèce d'importance, car seule compte pour elles le « tout cosmique ».
- Elles finiront par y venir, ces religions du « tout cosmique ». Déjà saint Maximilien Kolbe avait réussi à installer au Japon, à Nagasaki – à Nagasaki justement – une communauté catholique extrêmement importante, de plus en plus active, dont seule la guerre a arrêté le développement. Souvenez-vous qu'il a eu la grâce de voir en avant les noces finales de l'hindouisme et du catholicisme. La visite en Inde de Jean-Paul II a constitué – confidentiellement peut-être, mais très certainement – un immense pas en avant quand une jeune prêtresse hindoue lui a tracé le « signe rouge », le « trident » sur le front. J'ai gardé une photo du moment extraordinairement significatif où cette jeune femme a marqué au rouge le front de Jean-Paul II, et je ne cesse de la regarder.
C'est alors que Cyril Loriot a fini par me poser la question qui le taraudait à mon égard :
- Mais, ainsi que l'on n'a pas cessé de me le répéter de tous les côtés, est-ce vrai que vous seriez d' « extrême droite » ?
- Moi, d'extrême droite ? Ah, la sordide blague ! Non, je ne suis pas et n'ai jamais été d'extrême droite. Je suis, et j'ai toujours été, de l'extrême droite de l'extrême droite... Car je tiens à me situer moi-même et c'est là qu'est vraiment ma place...
- Bon, maintenant je crois avoir compris... Je ne vous cache pas que cela me dérange, pour moi-même et pour le Grand Souffle...
- Ah ! Que non ! En réalité, vous n'avez pas, vous ne pouvez avoir compris rien du tout, parce que l'heure n'est pas encore venue pour cela... Mais je vous le dis : ma parole est la dernière parole de ce monde, et par cela même la parole nouvelle aussi, la parole absolument nouvelle, la toute première « parole nouvelle ». Ou, si l'on veut, l'outre-parole à venir...
Dehors il pleuvait à verse, une pluie raide et glacée d'hiver. A quatre heures de l'après-midi, il fait déjà nuit. Je bois du champagne, je suis autre et ailleurs. Derrière moi, devant moi, il n'y a plus qu'un désert immense et tranquille. Une morne aube s'élevant sur les marges incertaines d'une nuit incertaine, et maintenant il me faudra faire avec.
Cyril Loriot m'apprend que les jeunes gens du Grand Jeu étaient tous communistes, membres du PCF. (Les éditions du Grand Souffle ont récemment réédité Le Grand Jeu, Les enfants de Rimbaud, de Michel Random, ainsi que deux livres décisifs de Rolland de Renéville, L'expérience poétique, ou le feu secret du langage ainsi que Rimbaud le voyant).
(620) « Au bout de sept cents ans le laurier reverdira. » Une longue, trop longue étape, vient d'être achevée, ou est en train de l'être. Le sommeil sacré – qui n'a jamais été qu'une demi-veille – n'est sans doute plus de mise. J'ai peut-être (en parlant ici de l'anti-parole à venir) dit plus que je n'avais le droit de dire déjà. Cette incontenance ne serait-elle pas une épreuve obligée, un seuil dangereux à franchir ? Une instance d'initiation spirituelle à prendre entièrement sur moi ? Le « mystérieux ruisseau interdit » dont parlait Regius Montanus, et qu'il faut enjamber à l'heure suprêmement décisive que je vois à présent ?
La rencontre de cet après-midi avec Cyril Loriot a-t-elle agi sur moi comme une provocation inattendue, comme une incitation à sauter le pas ?
Dans tous les cas, elle a eu sur moi un effet philosophiquement irrémédiable. Quelque chose s'est produit dont il m'est impossible d'ignorer l'importance, le voile de la virginité d'Artémis d’Éphèse a été déchiré.
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07/12/2023
Frédéric de Hohenstaufen et l'Ombre de l'Unique
Benoist-Mechin, Frédéric de Hohenstaufen ou le rêve excommunié, Cinquième partie – Le Roi de Jérusalem (juillet 1228 – octobre 1230), VII/VIII, pp. 182-187, Librairie Académique Perrin
VII
Le printemps éclatait partout. Les feuilles, les fleurs, les oiseaux, tout proclamait à sa façon la résurrection de la vie.
Pourtant, des nuages sombres s'accumulaient à l'horizon, qui n'allaient pas tarder à venir empoisonner l'atmosphère. Ils commencèrent à se faire sentir dés l'après-midi qui suivit la cérémonie du couronnement.
Frédéric avait convoqué à la tombée du jour le Grand Maître des Templiers et celui des Hospitaliers, qui étaient revenus à Jérusalem quoiqu'en empruntant un chemin diffèrent du sien pour bien marquer qu'ils réprouvaient son entreprise. Il voulait examiner avec eux les mesures à prendre pour redresser les remparts de la ville qui avaient été démantelés sur l'ordre de Saladin. Il savait que le traité de Jaffa reposait essentiellement sur le bon vouloir de deux personnes : Al-Khamil et lui-même.
Le jour où ils ne seraient plus là, que resterait-il de l'accord ?
Pour assurer son maintien, il fallait que les barons francs s'unissent et renonçassent aux querelles qui les opposaient les uns aux autres et leur avaient déjà causé des pertes que seule son intervention avait réussi à compenser. Il fallait aussi relever les remparts croulants de Jérusalem et des principales villes du royaume, pour ôter aux Musulmans toute envie de les reconquérir.
La discussion eut lieu sur l'emplacement même des remparts. Y assistaient Hermann von Salza et les deux évêques anglais, dont on retrouve partout en filigrane la présence muette. Malheureusement les deux autres Grands Maîtres ? Pierre de Montaigu et Bertrand de Thessy, ne purent s'accorder sur rien. Ils soulevèrent sans cesse de nouvelles difficultés et demandèrent, pour finir, un délai de réflexion. Il était manifeste qu'ils ne voulaient pas s'entendre, ni coopérer en quoi que ce soit avec Frédéric, pour lequel ils nourrissaient à présent une aversion non déguisée. Il faut dire, à leur décharge, que Frédéric n'avait guère ménagé leurs intérêts dans le traité de Jaffa. Après avoir confisqué leurs biens en Sicile, il venait de leur signifier qu'ils ne réintégreraient pas la maison de la mosquée El Aqsa où avaient vécu, pendant des années, leurs Grands Maîtres, leurs chanceliers et leurs commandeurs. Les Hospitaliers, quoique plus modérés, étaient jaloux des chevaliers teutoniques dont Frédéric avait comblé le Grand Maître de cadeaux. Il lui avait donné, coup sur coup, les châteaux de Montfort et de Toron, un territoire près de Sidon et enfin le « Manoir du roi », une résidence superbe située à proximité de la Tour de David, pour le récompenser des services éminents qu'il n'avait cessé de lui rendre. Exaspéré, Frédéric mit un terme à cette discussion, qui lui parut soudain sans objet, et renvoya les Grands Maîtres chez eux.
Mais ce fut surtout le lendemain, 18 mars, que la situation prit un caractère franchement orageux. Le patriarche Giraud avait défendu aux Croisés de se joindre au cortège de Frédéric et de participer à son entrée à Jérusalem. Mais, pour la plus grande mortification du patriarche, cet ordre n'avait pas été suivi. Emportée par la ferveur générale, une foule de pèlerins avait accompagné l’Empereur et s'était même bousculée sur le parvis du Saint-Sépulcre.
Pour se disculper de ce qui pouvait apparaître aux yeux du Pape comme une grave infraction à ses directives – et qui trahissait à tout moins un sérieux manque d'autorité – , le patriarche décida de recourir à une sanction terrible. Il envoya l'archevêque de Césarée à Jérusalem, en lui enjoignant de frapper d'interdit le Saint-Sépulcre et toutes les autres églises de la ville. Frapper une église d'interdit n'était nulle part une petite affaire. Mais frapper de cette mesure le Saint-Sépulcre lui-même était un acte proprement inouï. Il revenait presque à mettre en cause la divinité du Christ...
Habituellement la chose se passait suivant une dramaturgie lugubre,, qui mettait en évidence le goût du Moyen Age pour le sombre et le macabre. Les portes de l'église étaient sorties de leurs gonds et leur ouverture bouchée par des faisceaux de ronces. Les autels étaient dépouillés de tout ornement, les cierges éteints, les crucifix renversés, les ossements des saints tirés de leurs châsses et aucun office religieux n'avait plus lieu dans l'édifice. Aucun sacrement n'y était plus administré en dehors du baptême des enfants nouveaux-nés et de la confession des mourants. Une église frappée d'interdit était, au sens propre du terme, un lieu frappé de mort. Tous ces actes avaient pour objet de provoquer une psychose d'horreur : ils impressionnaient les esprits beaucoup plus fortement qu'une sentence d'excommunication. Appliqués au Saint-Sépulcre, ils apparurent à Frédéric comme un outrage personnel qui suscita en lui un mélange de tristesse et de colère. A quoi bon s'être donné tant de peine, à quoi bon avoir couru tant de risques pour faire restituer les Lieux saints à la Chrétienté, si c'était pour en interdire l'accès aux fidèles ?
Frédéric convoqua l'évêque de Césarée pour lui demander des explications. Mais, tout comme le patriarche Giraud, celui-ci s'abstint de répondre à son appel. Il avait reçu l'ordre de traiter l'Empereur comme s'il n’existait pas.
Écœuré par tant de sectarisme et de haine, Frédéric aurait voulu quitter Jérusalem au plus vite. Mais c'était impossible. Le sultan Al-Khamil l'avait invité à visiter, le lendemain, les sanctuaires musulmans en compagnie de Chems ed-Dine. Alors que les Lieux saints chrétiens se fermaient devant lui, les Lieux saints islamiques s'ouvraient pour l'accueillir. Il ne pouvait faire, à ceux qui lui rendaient cet honneur, l'affront de décliner leur invitation. D'autant qu'en temps normal le Haram était rigoureusement interdit aux Non-Musulmans.
VIII
Le lendemain, Frédéric se leva d’humeur morose. Il n'avait pas encore digéré l'outrage que lui avaient fait subir le patriarche Giraud et l'évêque de Césarée. Aussi est-ce avec une âme partagée entre la colère et l'indignation qu'il se rendit sur le seuil de la mosquée Al Aqsa où l'attendaient Chems ed-Dine, le cadi de Naplouse, qu'Al-Khamil avait chargé de lui faire visiter les lieux. Frédéric s'était fait accompagner, pour la circonstance, par quelques-uns des savants qu'il avait amenés avec lui de Brindisi et qui, dans cette phase de son voyage, reparaissaient opportunément sur le devant de la scène.
Lorsque, vêtu de son grand manteau de pèlerin, il eut gravi les marches menant au Dôme du Rocher et eut commencé à déambuler, à côté de Chems ed-Dine, sur l'immense esplanade bordée d'arcades à travers lesquelles on apercevait les deux symboles tangibles de la souffrance des hommes et des souffrances de Dieu – la vallée de Josaphat et le mont des Oliviers –, il éprouva le même sentiment que tous ceux qui, d'âge en âge, ont parcouru cet espace sacré : celui d'être délivré du poids des choses terrestres.
Comme il avait pu durant la nuit, les dalles de la plate-forme qui occupe le sommet du mont Moriah étaient recouvertes d'une pellicule luisante qui reflétait le ciel et donnait au visiteur l'impression d'être transporté quelque part entre ce monde et l'autre, en un point où il dominait les espaces et les siècles. Mais lorsque Frédéric approcha le Dôme du Rocher ce fut bien autre chose....
Cet octogone sublime le surprit d'emblée par sa grâce et son degré de conservation inattendu car, fondé en 691, il était déjà vieux de six cents ans. La pluie avait lustré ses revêtements de faïence, faisant chanter éperdument ses roses, ses gris, ses azurs et ses ors. Elle avait cerné d'un liséré d'argent ses colonnes, ses corniches et le profil de sa coupole, les faisant scintiller sous la lumière du matin, en sorte que l'édifice entier paraissait plus léger que les frondaisons des cyprès qui l'entouraient comme autant de flammes sombres. Rien ne semblait pouvoir approcher davantage de la perfection.
Précédé de Chems ed-Dine, Frédéric pénétra dans le sanctuaire. Tout son centre était occupé par un rocher creusé en forme de grotte, mais si exigu que deux personnes pouvaient à peine s'y tenir à la fois. Une inscription était gravée dans chacun de ses six angles inégaux.
« Ici a prié Abraham », dit Chems ed-Dine à voix basse en désignant tour à tour chacun d'eux. « Ici, a prié David. Ici, Salomon. Ici, Elie. Ici, Jésus. Ici, enfin, Mahomet, le sceau de la Révélation. »
Quelle litanie ! L'esprit avait peine à imaginer la somme incalculable d'extases et d'illuminations que représentait cet ensemble de noms. Cet espace minuscule était le point de convergence de tous les monothéismes du monde, c'est pourquoi il était aussi sacré pour les Juifs que pour les Chrétiens, pour les Chrétiens que pour les Musulmans. Tous y révéraient un Dieu unique sous des vocables différents. « Cieux écoutez ! Terre, prête l'oreille ! Car l'Eternel parle.... » On se demandait comment ce rocher n'avait pas été foudroyé par la chute successive de ces tourbillons d'éclairs...
Mais il n'avait pas été foudroyé. C'étaient les prophètes, au contraire, qui étaient montés au ciel, transformés en torches par l'intensité de leur vision. Elie avait été emporté par un chariot de feu. Jésus, revêtu d'une aura de lumière, était remonté vers son Père. Quant à Mahomet, c'était d'ici même qu'il avait effectué son ascension sur sa jument ailée Bourak. Son élan avait été si impétueux qu'il avait laissé dans la pierre l'empreinte de son pied. C'était au cours de ce voyage qu'il avait vu, nous disent les Haddiths, « les sept cieux de l'enfer et du paradis, et Allah, derrière soixante-dix mille rideaux de lumière, séparés chacun par cinq cents ans de distances ».
– « A quoi servent ces petites grilles qui entourent le rocher ? » demanda Frédéric à l'un des desservants du temple.
– « A empêcher les petits oiseaux d'y pénétrer », répondit le desservant.
– « Les petits oiseaux ? » répliqua Frédéric en souriant, « et Dieu, au contraire, y a rassemblé des géants ».
A ce moment Frédéric se tourna vers Hermann von Salza qui l'avait accompagné et lui dit, le visage chaviré par l'émotion : – « Voyez ! C'est aujourd'hui le jour de la Rédemption ! » (Sieht ! Es ist heute des Tag des Heils!), voulant signifier par là que c'était le jour où se réalisait la conjonction de l'immanence et de la transcendance, du visible et de l'invisible.
Lorsque vint l'heure de la prière de midi et que résonna l'appel du muezzin, plusieurs de ceux qui escortaient Frédéric et que le chroniqueur arabe Ibn al-Jawzi nomme erronément « ses valets », puisqu'il ajoute aussitôt « et notamment un Sicilien avec lequel il lisait les divers chapitres de la Logique (d'Aristote) », s'agenouillèrent et récitèrent ensemble la Fatihah ou première prière du Coran, révélant par là qu'ils étaient Musulmans.
Chems ed-Dine n'en fut pas peu surpris. Mais son mécontentement dépassa bientôt sa surprise, car un muezzin se mit à psalmodier l'appel à la prière. Or Al-Khamil avait enjoint aux gardiens du temple de demeurer silencieux durant tout le séjour de Frédéric à Jérusalem, « de crainte que leurs appels à la prière n’offensent ses oreilles ». Le cadi de Naplouse envoya immédiatement un garde au muezzin, pour lui dire de pas enfreindre les ordres du Sultan et lui commander de se taire. Frédéric, s'en étant aperçu, lui en fit le reproche :
– « Pourquoi veux-tu faire taire ce muezzin ? » lui demanda-t-il. « Je t'en prie, laisse-le dérouler sa pieuse mélopée puisque c'est justement pour l'entendre que je suis venu ici ! »
Cette journée de calme et de détente – dont il se souviendrait longtemps – avait manifestement rasséréné l'âme de Frédéric. Il en alla de même de la nuit qu'il passa dans la maison du cadi et au cours de laquelle, conformément à son désir, les muezzins rivalisèrent de ferveur en lançant vers le ciel leurs appels à la prière du soir et de l'aube. Frédéric les écouta avec ravissement. Ce fut seulement le lendemain que survint un incident pénible qui fit monter à sa tête une bouffée de chaleur.
Frédéric s'était levé très tôt. Il venait de traverser l'esplanade pour admirer le Dôme du Rocher baigné par les premiers rayons de l'aurore, lorsqu'il aperçut une scène qui déchaîna sa colère. Il vit un prêtre catholique, assis à côté de l'empreinte laissée par le pied de Mahomet, qui tenait un Évangile ouvert et réclamait des taxes aux visiteurs, d'ailleurs peu nombreux étant donné l'heure matinale, mais avec un air hautain, comme si le sanctuaire eût été sa propriété personnelle. Frédéric se dirigea vers lui comme s'il voulait lui demander sa bénédiction ; puis, soudain, il lui assena un coup de poing si violent qu'il le renversa par terre.
– « Porcs ! » s'exclama-t-il, « le Sultan nous a accordé la faveur de nous laisser visiter ce lieu, et vous osez agir ainsi ? Si l'un d'entre vous pénètre encore ici avec ce genre d'intentions et de manières, je le tuerai ! »
Il fallu que Chems ed-Dine, attiré par le bruit de la dispute, vînt apaiser Frédéric et l'assurer qu'il prendrait les mesures nécessaires pour que ce genre d'incident ne se reproduisît plus. Mais l'Empereur était triste : cette altercation lui prouvait que, malgré tous ses efforts, il faudrait encore bien du temps pour que la coexistence christinao-musulmane prît racine dans les âmes. Partout, il se heurtait à ce qu'il détestait le plus : l'incompréhension, le sectarisme et l'intolérance. D'où la violence de sa réaction.
Une heure plus tard, Frédéric remercia Chems ed-Dine de ses bontés, distribua une somme d'argent aux desservants du temple, et redescendit vers la ville chrétienne.
IX
Frédéric ne demeura que quelques heures à Jérusalem. Il avait hâte de retourner à Saint-Jean-d'Acre, pour soumettre le patriarche Giraud à un interrogatoire en règle et lui demander des explications sur sa conduite inqualifiable...
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