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18/11/2023

Danse macabre

Johan Huizinga, L'Automne du Moyen Âge, Chapitre XI – La vision de la Mort, pp. 220/230, Petite Biblio Payot (Histoire)

 

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Au XIVe siècle, apparaît le mot bizarre de « macabre », ou plutôt tel qu'il se prononçait à l'origine « macabré ». « Je fis de Macabré la dance », dira le poète Jean Le Fèvre en 1376.Quelle qu'en soit l'étymologie très contestée, ce mot est un nom propre. Ce n'est que plus tard qu'on tire de l'expression : «  danse macabré » L'adjectif qui a pris pour nous une nuance si caractéristique que nous pouvons qualifier de ce mot la vision de la mort aux derniers siècles du Moyen Âge. Cette conception macabre de la mort, dont nous trouvons les derniers vestiges dans les épitaphes et les symboles des cimetières de village, a exprimé, à la fin du Moyen Âge, la pensée de toute une époque. A la représentation de la mort se mêlait un élément nouveau, hallucinant et fantastique, un frisson sorti du domaine des terribles épouvantes spectrales. La pensée religieuse, dominatrice, convertit cet élément en morale, le transforma en un memento mori, mais usa volontiers de la suggestion d'horreur produite par le caractère spectral de cette représentation.

 

Autour de la Danse macabre se groupèrent quelques conceptions connexes également propres à servir d'épouvantail et d'exhortation morale. La priorité appartient au Dit des trois morts et des trois vifs dont la plus ancienne rédaction est antérieure à l'année 1280. Trois jeunes nobles rencontrent soudainement trois morts affreux qui leur racontent leur grandeur passée et avertissent les trois vivants de leur fin prochaine. La plus ancienne représentation de ce thème existe encore dans l'émouvante fresque du Campo Santo de Pise. Les sculptures du portail de l'église des Innocents à Paris, que le duc de Berry fit exécuter en 1408, représentaient le même sujet ; elles ont disparu. La miniature et la gravure sur bois firent entrer ce thème dans le domaine public. La peinture murale aussi s'en servit abondamment. La représentation des trois morts et des trois vifs forme le chaînon qui relie l'horrible image de la putréfaction et l'idée de la danse macabre, semble avoir eu son origine en France. Est-il sorti de la peinture ou de la représentation scénique ? On sait que la thèse de M. Mâle, qui considérait les motifs de la peinture du XVe siècle comme empruntés aux représentations dramatiques, n'a pu, dans son ensemble, résister à la critique. Toutefois, il se pourrait qu'il fallût faire une exception en faveur de la danse macabre et qu'ici, en effet, la représentation scénique eût précédé celle des arts plastiques. En tout cas, la danse macabre a été joue aussi bien que peinte et gravée.

 

Le duc de Bourgogne la fit représenter en 1449 dans son hôtel de Bruges. Que ne pouvons-nous nous faire une idée de cette mise en action : des couleurs, des mouvements, du jeu des ombres et de la lumière sur les personnages ! Mieux que les gravures de Guyot Marchant et de Holbein, cette représentation nous ferait comprendre la profonde épouvante engendrée dans les esprits par la danse macabre.

 

Les gravures sur bois dont l'imprimeur parisien Guyot Marchant orna, en 1485, la première édition de la Danse macabré étaient très probablement empruntées à la plus célèbre de ces représentations, notamment celle qui, dés l'an 1424, couvrait les murs de la galerie dans le cimetière des Innocents, à Paris. Les vers imprimés par Marchant étaient écrits sous ces peintures murales ; peut-être ont-ils leur origine dans le poème perdu de Jean Le Fèvre qui, à son tour, semble avoir suivi un original latin. Quoiqu'il en soit, la Danse macabre du cimetière des Innocents, détruite au XVIIe siècle, est la représentation la plus populaire que le Moyen Âge ait connue. Des milliers de personnes, dans le lieu de rendez-vous bizarre et macabre qu'était ce cimetière, regardant les peintures et lisant les strophes dont chacune se terminait par un proverbe, se sont consolées à la pensée de la mort égalitaire, ou ont frémi en appréhendant leur fin.

 

Elle était là bien à sa place, cette mort simiesque et ricanante, à la démarche guindée de vieux maître à danser, qui entraîne à sa suite le pape, l'empereur, le noble, le journalier, le moine, l'enfant, le fou, toutes les professions, tous les états.

 

Les gravures de 1485 ne nous donnent sans doute qu'une faible impression de la fameuse fresque ; comme le prouvent les costumes, elle n'en est pas une exacte copie. Pour nous faire une idée plus ou moins juste de l'effet produit par la danse macabre du cimetière des Innocents, regardons plutôt les peintures murales de l'église de la Chaise-Dieu, où l'état inachevé de l’œuvre accentue encore le caractère spectral.

 

Le danseur, qui revient quarante fois pour chercher les vivants, n'est pas à l'origine la Mort, mais le mort. Les strophes écrites au bas appellent ce personnage « le mort ou la morte », suivant qu'il s'agit de la danse des hommes ou de celle des femmes. C'est une danse des morts, non de la Mort. Et ce n'est pas encore un squelette, c'est un cadavre non décharné, au ventre creux et ouvert. Ce n'est que vers l'an 1500 que le grand danseur devient ce squelette que nous connaissons par la gravure de Holbein. Dans l'intervalle, le mort, vague sosie de l'homme vivant, a été remplacé par la Mort, active, individuelle, ravageuse de vies humaines. « Yo so la muerte cierta à todas criaturas » : ainsi commence l'impressionante danse macabre espagnole de la fin du Xve siècle. Dans les danses antérieures, l'infatigable danseur est encore le vivant lui-même, tel qu'il sera dans un proche avenir, double terrifiant de sa personne ; c'est l'image qu'il voit dans le miroir, et non, comme certains le prétendent, un mort de même rang et de même dignité. « C'est vous-même », disait au spectateur l'horrible vision, et c'est ce qui donnait à la danse macabre toute sa force d'épouvante.

 

Dans la fresque qui ornait la voûte du monument funéraire du roi René et de son épouse Isabelle, dans la cathédrale d'Angers, c'est encore en fait le roi lui-même qui était représenté par ce squelette au long manteau, assis sur un trône doré, et repoussant du pied mitres, livres, couronnes, globes du mondes. La tête était appuyée sur une main desséchée qui cherchait à soutenir une couronne chancelante.

 

La danse macabre ne représentait d'abord que des hommes. Au rappel de la vanité des choses du monde on joignait une leçon d'égalité sociale, et cette intention mettait, par la nature des choses , les hommes à l'avant-plan. La danse des morts n'était pas seulement une pieuse exhortation, mais aussi une satire sociale : les vers qui l'accompagnent ne sont pas exempts d'une certaine ironie. Le succès de sa publication donna à Guyot Marchant l'idée de publier une danse macabre des femmes, et Martial d'Auvergne fut charger d'en rédiger les vers. Le graveur inconnu qui fit les images ne se montra pas égal au modèle que lui fournissait la première édition ; il n'y eut d'original dans sa danse que la hideuse figure du squelette sur le crâne duquel flottent quelques maigres cheveux de femme. Dans le texte réapparaissent l'élément sensuel et le thème de la beauté tournée en corruption. Comment pouvait-il en être autrement ? On ne trouvait pas à énumérer quarante professions ou dignités de femmes : avec la reine, la femme noble, l'abbesse, la nonne, la marchande, la provision était épuisée. Pour remplir le reste, on avait recours aux différentes périodes de la vie féminine : la vierge, l'aimée, la fiancée, la jeune mariée, la femme enceinte. Et de nouveau, ce sont les lamentations sur la joie perdue et la beauté passée qui accentuent le ton du memento mori.

 

A la terrifiante représentation de la mort, il manquait une image : celle de l'heure de la mort. Pour imprimer plus vivement dans les esprits la crainte de la mort, on ne pouvait mieux faire que de rappeler Lazare : après sa résurrection, selon la croyance populaire, il avait vécu une horreur continuelle du trépas dont il avait déjà fait l'expérience. Et si le juste devait craindre, que devait donc faire le pécheur ?

 

L'agonie était la première des quatre fins dernières, Quatuor hominum novissima, que l'homme devait avoir constamment à l'esprit : la mort, le jugement, l'enfer ou le paradis. Étroitement lié au thème des quatre fins dernières, nous trouvons l'Ars moriendi, création du XVe siècle qui se propagea largement comme la danse macabre, grâce à l'imprimerie et à la gravure sur bois. Il traite des cinq tentations, par lesquelles le diable tourmente le moribond : doute des vérités de la religion, désespoir sur ses péchés, attachement aux possessions terrestres, désespoir de ses souffrances et enfin orgueil de ses vertus. A chaque tentation, un ange écarte les pièges de Satan et console le mourant. La description de l'agonie elle-même était un sujet souvent traité et dont le modèle était fourni par la littérature religieuse.

 

Dans son Miroir de mort, Chastellain a réuni tous les motifs dont nous venons de parler. Il débute par un récit émouvant qui, même dans sa solennelle prolixité, ne manque pas son but. Sa bien-aimée mourante l'a appelé à lui pour lui dire d'une voix brisée :

 

Mon amy, regardez ma face,

Voyez que faitdolante mort

Et ne l'oubliez désormais ;

C'est celle qu'aimiez si fort;

Et ce corps vostre, vil et ort,

Vous perderez pour un jamais ;

Ce sera puant entremais

A la terre et à la vermine

Dure mort toute beauté fine.

 

Là-dessus, l'auteur fait un Miroir de mort. D'abord, il traite le sujet : où sont les grands de la terre ; et il le traite d'une manière prolixe, un peu pédante, sans rien de la légère mélancolie de Villon. Ensuite vient une sorte de première ébauche de danse macabre, mais sans puissance d'imagination. Enfin l'Ars moriendi. Voici sa description de l'agonie :

 

Il n'a membre ne facture

Qui se sente sa pourreture ;

Avant que l'esprit soit hors,

Le cœur qui veult crevier au corps

Haulce et souliève la poitrine

Qui se veult joindre a son eschine.

La face est tainte et apalie,

Et les yeux treillés en la teste.

La parole luy est faillie,

Car la langue au palais se lie,

Le pouls tressault et sy halette.

Les os desjoindent a tous lez ;

Il n'a nerf qu'au rompre ne tende.

 

Villon condense tous ces traits en un demi-couplet, combien plus émouvant. Toutefois, on reconnaît dans ces deux traitements un modèle commun :

 

La mort le fait frémir, pallir,

Le nez courber, les vaines tendre,

Le col enfler, la chair mollir,

Jionctes et nerfs croistre et estendre

 

Et puis l'idée sensuelle, latente dans toutes ces descriptions :

 

Corps femenin, qui tant es tendre,

Poly, souef, si précieux,

Te fauldra il ces maulx attendre ?

Oui, ou tout vif aller es cieulx.

 

Nulle part, les images de la mort n'étaient rassemblées d'une manière plus évocatrice que dans le cimetière des Innocents à Paris. Là, l'esprit savourait les affres macabre dans toute leur plénitude. Tout contribuait à donner à ce lieu l'horreur sacrée que goûtait si vivement l'époque. Les saints eux-mêmes à qui l'église était dédiée, ces Innocents massacrés au lieu du Christ, éveillaient par leur pitoyable martyre la cruelle compassion et la sanglante tendresse où se complaisait la fin du Moyen Âge. Et justement, au XVe siècle, la vénération des Innocents prit de l'importance. On en possédait plus d'une relique. Louis XI donna à l'église «  un Innocent entier » dans une châsse de cristal. Ce cimetière était préféré à tout autre champ de repos. Un évêque de Paris fit déposer dans sa fosse un peu de cette terre où il ne pouvait être inhumé.

 

Pauvres et riches y étaient enfouis pêle-mêle, mais pas pour longtemps, car vingt paroisses y ayant droit d'inhumation on déterrait les ossements et on vendait les pierres tombales après un laps de temps assez court. On croyait que dans ette terre-là un cadavre se décomposait en neuf jours jusqu'aux os. Crânes et ossements étaient alors entassés dans les ossuaires, les log des arcades qui entouraient le cimetière de trois côtés ; ils s'étalaient aux regards, prêchant à tous une leçon d'égalité. Le noble Boucicaut et d'autres personnes avaient donné de l'argent pour la construction de ces « beaux charniers ». Le duc de Berry, qui désirait être inhumé en cet endroit, avait fait sculpter sur le portail de l'église la représentation des trois morts et des trois vifs. Au XVIe siècle, cette exhibition de symbole funèbre fut complétée par une grande statue de la Mort, aujourd’hui au Louvre, seul reste de cette macabre collection.

 

Ce lieu était d'ailleurs, pour les Parisiens du XVe siècle, une sorte de lugubre préfiguration du Palais royal de 1789. C'était, en dépit des inhumations et exhumations incessantes, une promenade publique et un lieu de rendez-vous. On y trouvait des petites boutiques près des charniers et des femmes publiques sous les arcades. Il y avait même une recluse murée sur un des côtés de l'église. Parfois, un moine mendiant venait prêcher en ce lieu qui était lui-même un sermon symbolique de style médiéval. Une procession d'enfants (12 500, dit le bourgeois de Paris) s'y assembla, cierges en mains, porta en triomphe un Innocent jusqu'à Notre-Dame et le rapporta au cimetière. Des fêtes même s'y donnaient. Tant l'horrible était devenu familier.

 

Le désir de donner une image concrète de la mort menait à sacrifier tout ce qui ne se prêtait pas à une représentation directe. Ainsi, les aspects les plus grossiers de la mort s'imprimaient seuls dans les esprits. A cette macabre vision manquaient la tendresse et la consolation. Ce visage de la mort était, au fond, bien égoïste. Ce n'est pas l'absence des chers disparus qui fait pleurer, c'est la crainte de la mort, considérée comme le plus effroyable des maux. Nulle pensée de mort consolatrice, de terme des souffrances, de repos désiré, de tâche remplie ou interrompue ; pas de tendre souvenir, nul apaisement, rien de la divine depth of sorrow.

 

De temps à autre, un accent plus ému;ainsi, la mort parle au laboureur :

 

Laboureur qui en soing et painne

Avez vescu tout vostre temps,

Morir fault, c'est chose certainne,

Reculler n' vault ne contens.

De mort devez estre contens

Car de grand soussy vous delivre...

 

Mais le laboureur regrette la vie, dont il a parfois souhaité la fin.

 

Dans la danse macabre des femmes de Martial d'Auvergne, une petite fille morte dit à sa mère : garde bien ma poupée, mes osselets, ma jolie robe. Mais cette note touchante est rare. La littérature de l'époque, dans la lourde raideur du grand style, a si peu connu l'enfant !

 

Lorsqu'Antoine de La Salle dans Le Réconfort de madame du Fresne essaye de consoler une mère de la mort de son fils, il ne trouve à lui présenter que le récit de la mort, plus cruelle encore, d'un enfant pris comme otage. Pour l'aider à vaincre sa douleur, il ne lui offre que le conseil de ne pas s'attacher aux choses terrestres. Mais il ajoute un petit récit, version du conte populaire de l'enfant mort qui revient prier sa mère de ne plus pleurer afin que son linceul puisse sécher. Et ici s'exprime une émotion bien plus profonde que dans les memento mori répétés sur des tons si divers. Le conte et la chanson populaires de cette époque n'ont-ils pas conservé des sentiments presque ignorés de la littérature ?

 

La pensée cléricale de la fin du Moyen Âge ne connaissait, à l'endroit de la mort, que deux extrêmes : plainte sur la brièveté des choses terrestres, jubilation sur le salut de l'âme. Tous les sentiments intermédiaires restaient inexprimés. L'émotion se pétrifiait dans la représentation réaliste de la mort hideuse et menaçante.

29/10/2023

Saxons et Souabes – origines des « Guelfes » et des « Gibelins »

 

Benoist-Mechin, Frédéric de Hohenstaufen ou le rêve excommunié (1194-1250), Deuxième Partie – L'enfant des Pouilles (septembre 1202 – décembre 1212), V., pp. 61-70, Librairie Académique Perrin

 

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(...) En rentrant à Palerme, il apprit une nouvelle qui le combla de joie. Constance venait de lui donner un fils, qui fut baptisé Henri en mémoire de son grand-père. En somme, Innocent III avait raison d'écrire à Pierre d'Aragon : « Chez Frédéric, la virilité devance le nombre des années. » Il était déjà père et avait à peine seize ans...

 

Les choses allaient donc pour le mieux à la Cour de Palerme en ce mois de juin 1211 lorsqu'un nouvel ouragan, venu du nord, faillit tout compromettre. Du jour au lendemain, Frédéric dut faire face à la plus terribles des tempêtes qu'il n'ait jamais eu à affronter. Non seulement le royaume de Sicile, mais toute l’œuvre des Normands en Méditerranée risquaient d'être balayés.

 

V

 

Pour mieux mesurer la gravité du péril, il nous faut revenir un peu en arrière.

 

Depuis le jour de Pâques 1079 où l'empereur salien Henri IV avait fait don du duché de Souabe à son homme lige Frédéric de Hohenstaufen (1047-1105), sans doute dans l'intention de faire pièce aux trop puissants et trop entreprenants seigneurs de Saxe et de Bavière, il avait posé l'amorce d'une querelle qui devait déchirer pendant plus d'un siècle l'Empire germanique et, finalement, l'Occident chrétien tout entier.

 

La lignée des Hohenstaufen avait pris naissance vers 987 dans un château érigé au sommet d'une colline du même nom, dans la vallée du Neckar. Par la suite, les Staufer, comme on les appelait, avaient ajouté à leur patronyme celui de Waiblingen, au nom d'un fief que leur avait apporté en dot Agnès (ou Adélaïde) de Waiblingen, une des filles de l'empereur Henri IV. Avec le temps, on avait tiré (par déformation) du nom de Waiblingen le terme de « Gibelin ». Quant à la lignée des Welfes – e ou « Guelfes » –, c'est-à-dire celle des ducs de Saxe, elle provenait de Zehringen, plus au nord de l'Allemagne.

 

Dés qu'ils entrèrent en scène. Souabes et Saxons s'étaient dressés les uns contre les autres, pour la raison très simple qu'ils aspiraient à la possession de la couronne impériale. Chacun de leurs actes, chacune de leurs alliances, n'avait qu'un seul but : agrandir leur domaine pour conférer à leur pouvoir plus qu'un caractère régional : une dimension nationale, voire universelle. Ils s'étaient affrontés en tant que ducs ; ils avaient continué à le faire en tant que princes ; ils devaient persister à s'opposer en tant qu'empereurs, en sorte que leur lutte qui, à son début, n'avait été qu'une querelle de hobereaux, était devenue, avec le temps, un corps à corps de géants. Toute la Germanie pour commencer, toute la Lombardie ensuite s'étaient partagées en deux camps. Le parti guelfe (pro-saxon) et le parti gibelin (pro-souabe) s'affrontaient en des rivalités chaque jour renaissantes. Non seulement les seigneurs, leurs vassaux, leurs armées et leurs flottes subissaient les effets de cette contestation, mais les villes elles-mêmes – y compris celles qui semblaient les moins concernées par cette querelle dynastique – s'en trouvaient scindées en deux. Une partie de la population en venait aux main avec l'autre sous le simple prétexte que l'une était « guelfe » et l'autre « gibeline ». Avec le temps, ces mots avaient changé de sens. Ils ne servaient plus à désigner les partisans des deux dynasties qui se disputaient l'Empire : le parti « guelfe » était devenu le parti du Pape et le parti « gibelin » le parti de l'Empereur. Ce qui était absurde, car le Pape, changeant de camp selon les besoins de sa cause, soutenait tantôt les uns et tantôt les autres.

 

Jusque-là, Frédéric n'avait guère eu l'occasion de porter ses regards au-delà du détroit de Messine. A présent, qu'il le voulût ou non, il allait être entraîné dans l'engrenage de cette terrible rivalité. En d'autres termes, dés le début de son règne, il allait se heurter à l'ennemi le plus puissant, le plus hardi, le plus dangereux qui pût lui être opposé. De même que Henri le Noir avait tenu tête à l'empereur Conrad III, qu'Henri le Lion avait été pour Frédéric Barberousse un adversaire redoutable, Othon IV, duc de Brunswick, et Frédéric de Hohenstaufen, allaient s'affronter comme représentants des deux Maisons rivales « entre lesquelles », comme devait le dire Otton von Freising, « Il ne pouvait y avoir ni trêve ni paix ».

 

Qui était donc ce tout-puissant Othon de Brunswick qui venait menacer Frédéric, encore adolescent, jusque dans son lointain royaume de Sicile ? « Il avait », nous dit Marcel Brion, « le caractère violent, intrépide, orgueilleux et sans scrupules de tous les Welfes ». A quoi Karl Hampe ajoute : « C'était un chevalier de haute taille et d'une force herculéenne, belliqueux et aventureux, téméraire à la manière des chevaliers normands, mais arrogant, cassant et rude. Il manquait de la tenue que donne la culture et la supériorité intellectuelle. Audacieux jusqu'à la témérité, du moment qu'il se sentait le plus fort, il n'avait rien d'un politicien sachant édifier une œuvre durable avec prudence et diplomatie. Dans l'ensemble il offrait l'exemple, pas trop réussi, d'un mélange des qualités héréditaires que l'on retrouve chez les Welfes et les Plantagenêts » auxquels il était apparenté. Mais la touche finale, c'est un chroniqueur de l'époque qui nous la donnera : « Il ressemble à un taureau déchaîné, dont les naseaux crachent le feu. »

 

Fils de Henri le Lion, duc de Saxe et de Bavière, et de Mathilde Plantagenêt, sœur de Richard Cœur de Lion, il avait été élevé en Angleterre où il avait conservé de puissantes attaches. Il était également un seigneur français, de par les fiefs qu'il possédait en France. Il revendiquait l'Aquitaine, sans cependant reconnaître la suzeraineté du roi de France, ce qui le mettait en conflit permanent avec Philippe Auguste.

 

Comme nous l'avons dit, Saxons et Souabes visaient un même but : le pouvoir impérial. Mais ils comptaient l'atteindre par des moyens différents : les Saxons, grâce à leur alliance avec l'Angleterre ; les Souabes, grâce à l'appui bienveillant des Français. Cette différence contribuait à aggraver encore le caractère implacable de leur rivalité.

 

Une légende apocryphe veut que le jour où Othon IV de Brunswick apprit la nouvelle de la mort d'Henri VI, il se trouvait à la Cour de Richard Cœur de Lion, en train de banqueter avec le roi d'Angleterre et le roi de France, Philippe Auguste. Aussitôt la nouvelle connue, Richard tendit un plat d'or à Othon, en lui disant : « Prenez, beau neveu, vous êtes digne d'avoir la couronne d'Allemagne, et vous l'aurez ! » Sur quoi Philippe Auguste avait tendu son gant à Othon et lui avait dit, sur un ton de défi : « Tenez aussi ceci : quand vous aurez la couronne d'Allemagne, je vous donnerai Chartres et Paris. » Sans doute n'est-ce qu'une légende, mais elle éclaire assez bien la position des trois principaux protagonistes.

 

Philippe de Souabe, huitième fils de Frédéric Barberousse et frère puîné d'Henri VI, n'était pas de taille à résister au « taureau aux naseaux de feu ». C'était un homme aimable et discret, délicat, auquel aurait beaucoup mieux convenu l'état ecclésiastique auquel on l'avait tout d'abord destiné. En 1195, son père lui avait confié l'administration de la Toscane, ce qui l'avait plongé, dés l'âge de dix-huit ans, dans l'imbroglio de la politique italienne. Après quoi son frère Henri VI l'avait chargé de gérer son domaine allemand tandis qu'il guerroyait pour entrer en possession de son héritage sicilien, ce qui l'avait inséré dans la querelle entre Guelfes et Gibelins. Othon, semble-t-il, avait juré de l'abattre, ce à quoi il allait parvenir sans trop de difficultés car il avait, selon les témoins, « une toute autre encolure ».

 

Né en 1177, Philippe de Souabe avait vingt et un ans lorsqu'un groupe de Gibelins réunis en diète à Mayence lui avait offert la couronne d'Allemagne (1198). Ne voulant pas se laisser prendre de court au moment où il avait l'impression de toucher au but, Othon en avait profité pour se faire empereur, l'année suivante, par un groupe de Guelfes réunis en diète à Francfort (1199). Il y avait donc simultanément deux empereurs germaniques, un César gibelin (Philippe, élu à Mayence) et un anti-César guelfe (Othon, élu à Francfort). En tout autre temps et en tout autre lieu, la chose eût paru impossible. Mais dans l'état d'anarchie qui régnait en Allemagne, cette anomalie ne fît qu’aggraver la confusion des esprits. Les têtes étaient si échauffées que l'élection d'un anti-César risquait d'entraîner à son tour l'élection d'un anti-Pape, ce qui n'était pas du goût d'Innocent III.

 

Prenant les devants, le Souverain pontife offrit son arbitrage. Se référant au discours qu'il avait prononcé devant le Concile de 1200, il proclama que « le Pape avait le droit de décider quel était, de deux souverains, le légitime auquel devait appartenir la Couronne ». Ce droit découlait du fait que c'était le Pape qui avait posé la couronne impériale sur la tête de Charlemagne. « Ce précédent illustre », ajoutait-il, « tranche la question une fois pour toutes et doit commander toutes les relations future entre l'Empire et la papauté ». Autant dire que le Pape considérait tout l'Empire comme son fief, et l'Empereur – quel qu'il fût – comme son vassal.

 

Cette déclaration de principe fut accueillie avec faveur par certains, mais elle ne fut guère appréciée par Philippe de Souabe, d'autant plus qu'Innocent III, se rangeant aux conseils du roi d'Angleterre, avait rendu son verdict en faveur d'Othon IV, malgré des protestations du roi de France.

 

Philippe de Souabe ayant refusé de s'incliner devant cette décision, Innocent III recourut à la seule sanction qui lui restait : il excommunia Philippe. Inutile de dire qu'Othon IV exultait.

 

Il exultait d'autant plus que l'excommunication de Philippe ne renforçait pas seulement sa légitimité : elle créait peu à peu le vide autour de son rival. De hauts dignitaires ecclésiastiques de plus en plus nombreux quittaient le camp des Hohenstaufen pour se rallier au sien. On y trouvait déjà l'archevêque de Cologne, entouré d'un clergé actif et influent ; on y trouvait aussi le nouvel archevêque de Mayence, ainsi qu'une foule de prélats rhénans, car Othon avait sauté sur l'occasion pour pourvoir d'hommes à lui tous les postes devenus vacants, du fait que leurs titulaires étaient partis pour la Quatrième Croisade...

 

Tout cela exacerbait les haines et les convoitises personnelles. De quelque façon que ce fût, cette situation ne pouvait durer.... Elle trouva un dénouement le 21 juin 1208. Ce jour-là, Philippe de Souabe fut assassiné dans le palais épiscopal de Bamberg par le comte palatin de Bavière, Othon de Wittelsbach. Celui-ci – comme par hasard – était du parti guelfe. Mais on camoufla fort habilement ce crime politique en drame passionnel. On l'attribua au fait que Philippe de Souabe avait refusé à Othon de Wittelsbach la main de sa fille Béatrice.

 

La disparition de Philippe de Souabe simplifiait les affaires allemandes. Elle laissait Othon IV seul maître de l'Empire. L'arbitrage qu'Innocent III avait rendu en sa faveur avait beaucoup contribué à accroître sa puissance. Mais Othon avait encore un concurrent à abattre. C'était le jeune roi Frédéric de Sicile, puisque son père Henri VI l'avait fait proclamer Roi des Romains. Mais à présent, plus personne ne s'interposerait entre les deux prétendants. De toute évidence, un nouvel affrontement était inévitable.

 

Pour donner une base légale à ses prétentions sur la Sicile, et aussi se rallier le dernier quarteron de seigneurs qui hésitaient encore à prendre parti pour lui. Le premier geste d'Othon fut d'annoncer ses fiançailles avec Béatrice de Hohenstaufen, la fille aînée de Philippe de Souabe, ce qui laissait prévoir une réconciliation entre les deux lignées. Née à Worms en juin 1198, Béatrice était alors agée de douze ans. Plusieurs années s’écouleraient donc avant que le mariage puisse être consommé. Mais cela importait peu. Cette alliance n'était que le premier jalon d'une manœuvre plus vaste.

 

Voyant que la puissance d'Othon IV ne cessait de grandir, Innocent III trouva plus sage de prendre ouvertement fait et cause pour lui, avant qu'il ne soit trop tard. Mais il estima prudent de s'entourer auparavant de quelques précautions. Il demanda à Othon de respecter l'intégralité du Patrimoine de saint Pierre ; de confirmer la suzeraineté du Pape sur la Sicile ; de renoncer au « droit de dépouille » sur la succession des dignitaires ecclésiastiques et de reconnaître au Souverain pontife le droit exclusif de nommer les évêques allemands. Othon – qui n'en était pas à une promesse près – accorda au Pape tout ce que celui-ci lui demandait. Agréablement surpris, Innocent III déclara alors qu'Othon était « un homme selon son cœur », et l'invita à venir à Rome pour s'y faire couronner. C'était exactement ce qu'Othon souhaitait.

 

Le fils d'Henri le Lion se rendit donc à Rome, escorté de forces militaires disproportionnées avec les exigences de la cérémonie. Leur ampleur étonna tout le monde, car personne n'avait encore percé ses desseins. Son pèlerinage au tombeau de saint Pierre – tout comme ses fiançailles avec Béatrice de Hohenstaufen – n'était qu'un prélude à la conquête de la Sicile et à l'écrasement de Frédéric II.

 

A Rome, Innocent III fut soudain saisi d’inquiétude. N'avait-il pas eu tord de prendre pour argent comptant toutes les promesses d'Othon ? Ne venait-il pas de commettre, mais à une beaucoup plus grande échelle, la même erreur que lorsqu’il avait soutenu les ambitions de Gauthier de Brienne ? Il ne disposait d'aucune force militaire capable de tenir tête à celles du Guelfe triomphant. Craignant le pire, il s’efforça de lui lier les mains en lui faisant confirmer sous la foi du serment tous les engagements qu'il avait pris à son égard à la veille de l'élection.

 

Sans se faire prier, Othon renouvela toute ses promesses au Pape. Le sacre eut donc lieu le 4 octobre 1209. Dés le lendemain, au plus grand mépris de sa parole, Othon renia tous ses engagements et fit marcher ses armées vers le sud de l'Italie. L'objectif qu'il leur assigna était la conquête de Naples et des Pouilles, opération préliminaire à l'invasion de la Sicile.

 

Le Pape fulminait. Othon l'avait odieusement grugé ! A présent, il était trop tard pour arrêter son avance. Nul doute n'était plus permis : une fois la Sicile conquise, Othon profiterait de ce surcroît de puissance pour se retourner contre Rome et avoir « une explication finale » avec la papauté. Innocent III recourut donc à la seule arme dont il disposait : il frappa Othon d'excommunication – comme il avait excommunié Philippe de Souabe, lorsque cet acte lui était apparu conforme aux intérêts de l’Église. En d'autres termes, Innocent III, après avoir été « gibelin », était devenu « guelfe » ; maintenant il cessait d'être « guelfe » pour redevenir « gibelin ».

 

Othon n'était pas homme à « s'effrayer des menaces d'un prêtre » – surtout quand ce prêtre n'avait aucune armée à lui opposer. Passant outre aux fulminations du Pape, il ordonna à ses troupes de poursuivre leur avance. Bientôt Sora, Camino, Suessa, Teano, Capoue, Aversa et Naples tombèrent entre ses mains. De là, Othon lança un certain nombres de colonnes qui occupèrent sans difficulté Salerne, Melfi, Barletta, Bari, Policoro et Tarente. A l'automne de 1211, toute la partie continentale du royaume de la Sicile était à lui. Il ne lui restait plus à conquérir que la partie insulaire.

 

Othon prépara sans désemparer cette deuxième opération. Il conclut une alliance avec les Pisans qui, étant guelfes, n'avaient pas pardonné à Frédéric de les avoir expulsés des ports siciliens avec l'aide des Génois qui étaient gibelins. Ensuite il se mit en rapport avec les Arabes de l'île, auxquels il promit toutes sortes d'avantages s'ils se ralliaient à lui.

 

A Palerme, l'approche des armées d'Othon avait semé la panique. Déjà des galères pisanes croisaient au large de Catane et de Messine. Dans les montagnes, les Arabes fourbissaient leurs armes pour mieux accueillir les nouveaux arrivants. Les barons allemands manifestaient ouvertement leur sympathie pour Othon. Quant au parti pontifical, il ne savait littéralement où donner de la tête, car les volte-face du Saint-Siège l'avaient désemparé. De lui-même, il aurait volontiers pris parti pour Othon, aussi longtemps que celui-ci avait été le candidat du Pape. Mais que faire maintenant qu'il était excommunié ? Selon les dires d'un témoin, « toute l'île semblait avoir perdu la tête et ressemblait à un nid de frelons affolés. »

 

Frédéric se faisait tenir au courant de la situation par des messagers secrets venus des Pouilles ou de Messine. Ceux-ci lui décrivaient d'heure en heure avec effroi l'avance irrésistible des armées d'Othon ; leur arrivée imminente à Reggio de Calabre ; les villes conquises se ralliant à lui les unes après les autres ; l'activité accrue des galères pisanes au large de l'île. Dés à présent, Othon pouvait se considérer comme ayant gagné la partie. En dehors du soutien du Pape, il avait mis tous les atouts dans son jeu. Impossible de lui opposer la moindre résistance...

 

Frédéric suivait la marche des événements avec une attention soutenue. Mais il n'en conservait pas moins la maîtrise de lui-même. Il avait fait armer une galère dans le port de Palerme pour pouvoir s'enfuir de Sicile avant qu'il ne soit trop tard. Son capitaine n'attendait plus qu'un signe de lui pour hisser ses voiles et le transporter à Tunis, lui, sa femme Constance, son fils Henri et son trésor. Mais tout au fond de lui-même, Frédéric conservait une confiance inébranlable en sa fortune (c'est le moment qu'il choisit pour faire ajouter à son blason le soleil et la lune, symboles de la domination universelle).

 

Soudain, arriva à Palerme une nouvelle stupéfiante. Sans aucune raison apparente, Othon avait disparu ! Des messagers venus des Pouilles décrivirent les feux de camp éteints, leurs cendres dispersées et les colonnes d'Othon refluant précipitamment vers le nord de l'Italie. Au moment où l'ouragan menaçait de s'abattre sur la Sicile, tout danger était miraculeusement écarté... Comment s'expliquer ce brusque coup de théâtre ?

 

VI

 

Frédéric II et Innocent III n'avaient pas été les seuls à s’inquiéter de l'avance d'Othon IV. Un troisième personnage s'en était alarmé autant qu'eux et il possédait des moyens de dissuasion beaucoup plus puissants que les leurs : c'était Philippe Auguste. Opposé à Othon, qui était l'allié des Anglais, le roi de France ne voyait pas sans inquiétude son rival accroître ainsi son influence. En conséquence, il était entré en pourparlers avec Innocent III en vue d'élaborer un plan susceptible de lui barrer la route.

 

Innocent III était ulcéré par la façon dont Othon IV avait foulé aux pieds ses promesses. Mais il n'était pas pour rien le plus grand diplomate de son temps : il était décidé à réparer son erreur et à faire échec d'une façon ou d'une autre aux ambitions du fils d'Henri le Lion et de Mathilde d'Angleterre . « Je regrette d'avoir fait cet homme ! » rugissait-il en faisant les cent pas dans les couloirs de son palais de Latran, ce qui signifiait qu'à présent il ne reculerait devant rien pour le défaire. D'accord avec le roi de France et un certain nombre de princes allemands, il décida de réunir en toute hâte une diète à Nuremberg. Celle-ci déférant aux vœux du Souverain pontife, avait proclamé Frédéric Empereur germanique.

 

Othon IV était sans doute impulsif et brutal. Mais il était assez avis pour comprendre ce que signifiait cette élection que rien ne laissait prévoir. Il avait immédiatement donné l'ordre à ses troupes de faire demi-tour et de rentrer précipitamment en Allemagne. Pouvait-il s’enfoncer davantage dans le Sud, en laissant grandir dans son dos une pareille menace ?

 

Aux premiers jours de janvier 1212, une délégation de princes allemands arriva à Palerme. Conduite par Conrad von Ursberg et Anselm von Justingen, elle voulait expliquer à Frédéric ce qui venait de se passer. La décision de la diète de Nuremberg – organisée en secret par Innocent III avec l'accord de Philippe Auguste – ne modifiait pas seulement le rapport des forces sur le continent : ses conséquences allaient se faire sentir jusqu'au cœur de la Sicile.

 

Lors du couronnement de Frédéric, en 1198, l'évêque de Palerme, obéissant aux injonctions de Célestin III, avait passé sous silence le fait que le fils d'Henri VI était Roi des Romains. Et voici qu'Innocent III, s'appuyant justement sur ce fait, le proclamait le candidat du Souverain pontife à la couronne impériale. Comme il avait eu raison, à l'heure la plus sombre, de ne pas perdre confiance en son étoile !

 

Ce brusque revirement lui avait déjà valu une série de ralliements spectaculaires. Les barons allemands, qui avaient escompté la victoire d'Othon et qui ne pouvaient plus rien espérer de lui, se pressaient au palais de Palerme pour faire oublier leur défection. Les Arabes, qui avaient dégainé leurs sabres trop tôt, submergeaient le jeune roi de présents et de louanges. Quant aux dirigeants du parti pontifical, ils ne pouvaient plus rien lui refuser, puisque le Pape l'avait désigné comme le candidat officiel du Saint-Siège...

 

Lorsque Anselm von Justingen, Conrad von Ursberg et les princes qui les accompagnaient supplièrent Frédéric de se rendre immédiatement en Allemagne afin d'y recevoir la couronne impériale, ce fruit succulent que lui tendaient à la fois un pape et un roi de France, Frédéric demanda à réfléchir. Mais au fond de lui-même sa décision était déjà prise : l'enjeu était trop grand pour qu'il pût le laisser échapper.

 

Lorsqu'il demanda l'avis de ses conseillers, ceux-ci commencèrent par l'exhorter à ne pas y donner suite, tant l'offre des ambassadeurs allemands leur paraissait invraisemblable. Ils répugnaient à laisser un homme aussi jeune s'engager dans une aventure semée d'autant d’embûches. Constance elle-même le supplia en pleurant de ne pas l'abandonner, faisant valoir que la pacification de l'île était encore loin d'être achevée.

 

Prenant à son tour la parole, Frédéric leur exposa les raisons qui le poussaient à accepter la proposition des princes germaniques. Il commença par leur dire qu'il ne serait pas digne d'être roi s'il se laissait arrêter par la peur du danger, il ne pouvait refuser ce qui lui appartenait de naissance et acheva de les convaincre en leur démontrant qu'une pareille occasion ne se représenterait pas deux fois. Il fallait donc la saisir au vol. Constance fut la première à lui donner raison et les autres conseillers se rallièrent à sa manière de voir.

 

Tandis que se poursuivaient ces délibérations, Anselm von Jusingen et les princes allemands déambulaient à travers les rues de Palerme, qui suscitaient en eux un double sentiment d'émerveillement et de perplexité. Tout ce qu'ils y voyaient était si diffèrent de l'Allemagne ! Certes, ils étaient séduits par la limpidité du ciel, par la douceur du climat, par l'atmosphère ensoleillée dans laquelle vivaient les populations méditerranéennes ; certes, ils étaient éblouis par le scintillement des mosaïques byzantines qui ornaient la cathédrale, l'église de la Martorana et la chapelle Palatine. Mais ce qui les étonnait le plus, c'était Frédéric lui-même. Sa personnalité était pour eux une véritable énigme. Qu'était-il au juste ? Un Sicilien ? Un Normand ? Une chose était certaine : il était le fils d'Henri VI et le petit-fils de Barberousse. A ce titre le sang des Hohenstaufen coulait dans ses veines et c'était là l'essentiel. Mais de quelle étrange mission ne s'étaient-ils pas chargés ! Etre venus du fond des brumes de la Germanie pour offrir la couronne su Saint Empire à ce jeune homme à peine sorti de l'adolescence, qui parlait couramment le sicilien, l'arabe et le provençal, ainsi qu'un peu de français, de grec, de catalan et d'hébreu, mais pas un seul mot d'allemand ! Il y avait dans tout cela quelque chose d'extravagant qui leur donnait le vertige.

 

Sitôt qu'ils eurent quitté Palerme, Frédéric prit un certain nombre de disposition en prévision de son départ.

 

Tout d'abord, il fit couronner roi de Sicile son fils Henri, à peine âgé d'un an, pour qu'il n'y eût pas d'hiatus dans la succession du trône au cas où il ne reviendrait pas. Puis il nomma son épouse Constance régente du royaume. Enfin, il rappela à Palerme l'ancien chancelier Gauthier de Pagliara et le plaça auprès de la régente pour qu'il lui servît de conseiller. Cette décision peut surprendre quand on sait combien leurs rapports étaient tendus. Sans doute lui fut-elle « suggérée » par Innocent III et Frédéric s'empressa d'y souscrire pour lui fournir une preuve supplémentaire de sa docilité.

 

Après avoir pris congé de tous, Frédéric se rendit à Messine (février 1212). Là, Innocent III, qui ne voulait pas être dupé de nouveau comme il l'avait été par Othon IV, lui demanda de contracter solennellement entre les mains de son légat, le cardinal-diacre de Saint-Théodore, un certain nombre d'engagements qui, s'ajoutant aux clauses qui figuraient déjà dans le Concordat conclu treize ans plus tôt entre sa mère et Célestin III, étaient si nombreux et si variés que leur somme équivalait à un véritable « Acte de soumission ».

 

« En présence du légat pontifical », écrivit Frédéric à Innocent III, « Nous Vous jurons fidélité à Vous et à Vos successeurs et Nous promettons que si si Vous et Vos successeurs Vous rendez dans une partie quelconque de Notre Royaume et que, appelé par Vous, Nous puissions sans danger venir en Votre présence, Nous Vous rendrons personnellement l'hommage d'homme lige. »

 

L'accord comportait ensuite un certain nombre de dispositions réglementant l'élection des évêques de Sicile.

 

Cette formalité accomplie, le petit-fils de Barberousse se dirigea vers le port, où était mouillée une galère. C'était la même qui, quelques semaines plus tôt, devait l'emmener en Afrique pour le soustraire aux griffes d'Othon IV. Mais, cette fois-ci, au lieu de mettre le cap vers le sud, elle allait remonter vers le nord, vers les Etats pontificaux, où le Pape attendait Frédéric avec impatience.

 

L'embarquement fut rapide. Frédéric n'emmenait avec lui qu'une très petite escorte : une trentaine de chevalier en tout, parmi lesquels se trouvait Bérard de Castacca, archevêque de Bari, que le Pape avait nommé son légat pour la durée du voyage. (Il devait être promu plus tard archevêque de Palerme).

 

La galère leva l'ancre le 18 mars 1212 et cingla vers le large. Elle portait à son bord un jeune homme de dix-sept ans qui, sans armes et les mains vides, partait reconquérir l'empire de ses pères.

 

Il ne se doutait pas que son absence allait durer huit ans.

23/06/2023

La tendance du retour à l'Unité

Edgard Allan Poe, Eureka ou Essai sur l'Univers matériel et spirituel, IV, pp. 39-45, aux éditions Le Castor Astral

 

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Comme point de départ, adoptons donc la Divinité. Relativement à cette Divinité, considérée en elle-même, celui-là seul n’est pas un imbécile, celui-là seul n’est pas un impie, qui n’affirme absolument rien. « Nous ne connaissons rien, dit le baron de Bielfeld, nous ne connaissons rien de la nature ou de l’essence de Dieu ; — pour savoir ce qu’il est, il faut être Dieu même. »

 

« Il faut être Dieu même ! » Malgré cette phrase effrayante, vibrant encore dans mon oreille, j’ose toutefois demander si notre ignorance actuelle de la Divinité est une ignorance à laquelle l’âme est éternellement condamnée.

Enfin, contentons-nous aujourd’hui de supposer que c’est Lui, — Lui, l’Incompréhensible (pour le présent du moins), — Lui, que nous considérerons comme Esprit, c’est-à-dire comme non-Matière (distinction qui, pour tout ce que nous voulons atteindre, suppléera parfaitement à une définition), — Lui, existant comme Esprit, qui nous a créés, ou faits de Rien, par la force de sa Volonté, — dans un certain point de l’Espace que nous prendrons comme centre, à une certaine époque dont nous n’avons pas la prétention de nous enquérir, mais en tout cas immensément éloignée ; — supposons, dis-je, que c’est lui qui nous a faits, — mais faits… quoi ? Ceci est, dans nos considérations, un point d’une importance vitale. Qu’étions-nous, que pouvons-nous supposer légitimement avoir été, quand nous fûmes créés, nous, univers, primitivement et individuellement ?.

Nous sommes arrivés à un point où l’Intuition seule peut venir à notre aide. Mais qu’il me soit permis de rappeler l’idée que j’ai déjà suggérée comme la seule qui puisse convenablement définir l’intuition. Elle n’est que la conviction naissant de certaines inductions ou déductions dont la marche a été assez secrète pour échapper à notre conscience, éluder notre raison, ou défier notre puissance d’expression. Ceci étant entendu, j’affirme qu’une intuition absolument irrésistible, quoique indéfinissable, me pousse à conclure que Dieu a originairement créé, — que cette Matière qu’il a, par la force de sa Volonté, tirée de son Esprit, ou de Rien, ne peut avoir été autre chose que la Matière dans son état le plus pur, le plus parfait, de… de quoi ? — de Simplicité.

Ce sera là la seule supposition absolue dans mon discours. Je me sers du mot supposition dans son sens ordinaire ; cependant je maintiens que ma proposition primordiale, ainsi formulée, est loin, bien loin d’être une pure supposition. Rien n’a été, en effet, plus régulièrement, plus rigoureusement déduit ; — aucune conclusion humaine n’a été, en effet, plus régulièrement, plus rigoureusement déduite ; — mais, hélas ! le procédé de cette déduction échappe à l’analyse humaine ; — en tout cas, il se dérobe à la puissance expressive de toute langue humaine.

Efforçons-nous maintenant de concevoir ce qu’a pu et ce qu’a dû être la Matière dans sa condition absolue de simplicité. Ici, la Raison vole d’un seul coup vers l’Imparticularité, — vers une particule, — une particule unique, — une particule une dans son espèce, — une dans son caractère, — une dans sa nature, — une par son volume, — une par sa forme, — une particule qui soit particule à tous égards, donc, une particule amorphe et idéale, — particule absolument unique, individuelle, non divisée, mais non pas indivisible, simplement parce que Celui qui la créa par la force de sa Volonté peut très-naturellement la diviser par un exercice infiniment moins énergique de la même Volonté.

Donc, l’Unité est tout ce que j’affirme de la Matière originairement créée ; mais je me propose de démontrer que cette Unité est un principe largement suffisant pour expliquer la constitution, les phénomènes actuels et l’anéantissement absolument inévitable au moins de l’Univers matériel.

Le Vouloir spontané, ayant pris corps dans la particule primordiale, a complété l’acte, ou, plus proprement, la conception de la Création. Nous nous dirigerons maintenant vers le but final pour lequel nous supposons que cette particule a été créée ; — quand je dis but final, je veux dire tout ce que nos considérations jusqu’ici nous permettent d’en saisir, — à savoir, la constitution de l’Univers tirée de cette Particule unique.

Cette constitution s’est effectuée par la transformation forcée de l’Unité, originelle et normale, en Pluralité, condition anormale. Une action de cette nature implique réaction. Une diffusion de l’Unité n’a lieu que conditionnellement, c’est-à-dire qu’elle implique une tendance au retour vers l’Unité, — tendance indestructible jusqu’à parfaite satisfaction. Mais je m’étendrai par la suite plus amplement sur ce sujet.

La supposition de l’Unité absolue dans la Particule primordiale renferme celle de la divisibilité infinie. Concevons donc simplement la Particule comme non absolument épuisée par sa diffusion à travers l’Espace. De cette Particule considérée comme centre, supposons, irradié sphériquement, dans toutes les directions, à des distances non mesurables, mais cependant définies, dans l’espace vide jusqu’alors, un certain nombre innombrable, quoique limité, d’atomes inconcevablement mais non infiniment petits.

Or, de ces atomes, ainsi éparpillés ou à l’état de diffusion, que nous est-il permis, non pas de supposer, mais de conclure, en considérant la source d’où ils émanent et le but apparent de leur diffusion ? L’Unité étant leur source, et la différence d’avec l’Unité le caractère du but manifesté par leur diffusion, nous avons tout droit de supposer que ce caractère persiste généralement dans toute l’étendue du plan et forme une partie du plan lui-même ; — c’est-à-dire que nous avons tout droit de concevoir des différences continues, sur tous les points, d’avec l’unité et la simplicité du point originel. Mais, pour ces raisons, sommes-nous autorisés à imaginer les atomes comme hétérogènes, dissemblables, inégaux et inégalement distants ? Pour parler plus explicitement, devons-nous croire qu’il n’y a pas eu, au moment de leur diffusion, deux atomes de même nature, de même forme ou de même grosseur ? et que, leur diffusion étant opérée à travers l’Espace, ils doivent être tous, sans exception, inégalement distants l’un de l’autre ? Un pareil arrangement, dans de telles conditions, nous permet de concevoir aisément, immédiatement, le procédé d’opération le plus exécutable pour un dessein tel que celui dont j’ai parlé, — le dessein de tirer la variété de l’unité, — la diversité de la similarité, — l’hétérogénéité de l’homogénéité, — la complexité de la simplicité, — en un mot, la plus grande multiplicité possible de rapports de l’Unité expressément absolue. Incontestablement nous aurions le droit de supposer tout ce que j’ai dit, si nous n’étions pas arrêtés par deux réflexions ; — la première, c’est que la superfluité et la surérogation ne sont jamais admissibles dans l’Action Divine ; et la seconde, c’est que le but poursuivi apparaît comme tout aussi facile à atteindre quand quelques-unes des conditions requises sont obtenues dans le principe, que quand toutes existent visiblement et immédiatement. Je veux dire que celles-ci sont contenues dans les autres, ou qu’elles en sont une conséquence si instantanée, que la distinction devient inappréciable. La différence de grosseur, par exemple, sera tout de suite créée par la tendance d’un atome vers un second atome, de préférence à un troisième, en raison d’une inégalité particulière de distance ; inégalité particulière de distance entre des centres de quantité, dans des atomes voisins de différente forme, — phénomène qui ne contredit en rien la distribution généralement égale des atomes. La différence d’espèce, nous la concevons aussi très-aisément comme résultant de différences dans la grosseur et dans la forme, supposées plus ou moins conjointes ; — en effet, puisque l’Unité de la Particule proprement dite implique homogénéité absolue, nous ne pouvons pas supposer que les atomes, au moment de leur diffusion, diffèrent en espèce, sans imaginer en même temps une opération spéciale de la Volonté Divine, agissant à l’émission de chaque atome, dans le but d’effectuer en chacun une transformation de sa nature essentielle ; — et nous devons d’autant plus repousser une idée aussi fantastique, que l’objet en vue peut parfaitement bien être atteint sans une aussi minutieuse et laborieuse intervention. Nous comprenons donc, avant tout, qu’il eût été surérogatoire, et conséquemment anti-philosophique, d’attribuer aux atomes, en vue de leurs destinations respectives, autre chose qu’une différence de forme au moment de leur dispersion, et postérieurement une inégalité particulière de distance, — toutes les autres différences naissant ensemble des premières, dès les premiers pas que la masse a faits vers sa constitution. Nous établissons donc l’Univers sur une base purement géométrique. Il va sans dire qu’il n’est pas du tout nécessaire de supposer une absolue différence, même de forme, entre tous les atomes irradiés ; — nous nous contentons de supposer une inégalité générale de distance de l’un à l’autre. Nous sommes tenus simplement d’admettre qu’il n’y a pas d’atomes voisins de forme similaire, — qu’il n’y a pas d’atomes qui puissent jamais se rapprocher, excepté lors de leur inévitable réunion finale.

Quoique la tendance, immédiate et perpétuelle, des atomes dispersés à retourner vers leur Unité normale soit impliquée, comme je l’ai dit, dans leur diffusion anormale, toutefois il est clair que cette tendance doit être sans résultat, — qu’elle doit rester une tendance et rien de plus, — jusqu’à ce que la force d’expansion, cessant d’opérer, donne à cette tendance toute liberté de se satisfaire. L’Action Divine, toutefois, étant considérée comme déterminée, et interrompue après l’opération primitive de la diffusion, nous concevons tout de suite une réaction, — en d’autres termes une tendance, qui pourra être satisfaite, de tous les atomes désunis à retourner vers l’Unité.

Mais la force de diffusion étant retirée, et la réaction ayant commencé pour favoriser le dessein final, — celui de créer la plus grande somme de rapports possible, — ce dessein est maintenant en danger d’être frustré dans le détail, par suite de cette tendance rétroactive qui a pour but son accomplissement total. La multiplicité est l’objet ; mais rien n’empêche les atomes voisins de se précipiter tout de suite l’un vers l’autre, — grâce à leur tendance maintenant libre, avant l’accomplissement de tous les buts multiples, — et de se fondre tous en une unité compacte ; — rien ne fait obstacle à l’agrégation de diverses masses, isolées jusque-là, sur différents points de l’espace ; — en d’autres termes, rien ne s’oppose à l’accumulation de diverses masses, chacune faisant une Unité absolue.