Gilles (Pierre Drieu la Rochelle) (16/02/2024)

Pierre Drieu la Rochelle, Gilles, pp. 110-112, Folio
 

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(...) Il savait qu'aux yeux de Myriam, l'argent qu'elle lui apportait, c'était la facilité de travailler à sa guise. Elle ne savait pas ce que serait ce travail. Le savait-il ? S'il se livrait à son penchant naturel, il n'imaginait pas des actes ou des oeuvres contrôlables par le succès ; il sentait en lui un penchant infini à l'immobilité, à la contemplation, au silence. Il s'arrêtait souvent au milieu d'une rue, au milieu d'une chmabre pour écouter. Ecouter quoi? Ecouter tout. Il se sentait comme un ermite léger, furtif, solitaire, qui marche à pas invisibles dans la forêt et qui se suspend pour saisir tous les bruits, tous les mystères, tous les accomplissements. Il souhaitait de se promener pendant des années dans les villes et dans les forêts, de n'être nulle part et d'être partout. Le rêveur a le goût divin de l'omniprésence.
 
Pouvait-on appeler cela : travail? Certes non, dans le langage ordinaire des hommes. Ils veulent des manifestations qui tombent sous le sens.
 
Il avait adoré la lecture, maintenant il la rejetait un peu comme une drogue qui absorbe tous les charmes de la vie. En tout cas, ç'avait été une étude qui l'avait préparé aux études intimes, originales, aux expériences. Il reprenait parfois cette étude liminaire ; au milieu d'un bar il sortait un livre de sa poche. Il n'ignorait pas que sa conduite se cherchait à travers le désordre des tâtonnements. Quand il s'était mis à écrire à l'hôpital, il avait été étonné. Il avait tenté de considérer ce geste fortuit comme un aboutissement, d'en faire un achèvement. Mais il avait secoué la tête, méfiant. Quand il avait relu, au bout de quelque temps, ce qu'il avait écrit, il n'y avait pas trouvé cette contradiction essentielle qui fait la poésie, seule vraie littérature. C'est pourquoi il avait froncé les sourcils quand Myriam lui avait dit : "Vous écrirez." Non, faute de génie, il se tairait et se contenterait de contempler, de méditer. Cela ferait une prière lumineuse qui capterait plus que les bavardages du talent et qui serait en plus sûr accompagnement aux rares voix de ceux qui ont le droit de parler. Il écouterait, il regarderait les hommes. Il était leur témoin le plus actuel et le plus inactuel, le plus présent et le plus absent. Il les regarderait vivre avec un oeil aigu dans leurs moindres frémissements de jadis et de demain, et soudain il prenait du champ et ne les apercevait plus que comme une grande masse unique, comme un grand être seul dans l'univers qui traversait les saisons, grandissait, vieillissait, mourait, renaissait pour revivre un peu moins jeune. Il sentait avec angoisse, et avec volupté dans l'angoisse, l'aventure humaine comme aventure mortelle... à moins qu'elle ne se renonce, se désincarne et, avouant son épuisement, se rejette en Dieu.
 
A quelques instants, pendant la guerre, il avait senti la vie, non plus comme une plante ou un animal qui croît, puis décroît avec de ravissantes inflexions, mais comme un frémissement spirituel prêt à se détacher, immobile, mystérieux et désormais indicible. C'était à ces instants-là qu'il avait été le plus tenté par la mort comme plus secrètement vivante que la vie. Au delà de l'agonie l'appelait une vie intime. Il avait eu, dans les tranchées, des heures d'extase ; il avait fallu les plus terribles convulsions pour l'en réveiller. Lors des premières permissions, il n'avait eu envie ni des femmes, ni de Paris. Comme hébété, chez son tuteur, en Normandie, il regardait la mer ou bien il marchait interminablement dans l'église du village, jetant de temps à autre un coup d'oeil sur la vierge, mère du Dieu, sur le Dieu qui se fait homme pour prendre par la main l'homme et l'emmener dans les profondeurs infernales. Il se sentait entraîné dans le cycle divin de la création et de la rédemption. C'était, plus exquise, sa béatitude des tranchées : le soupir imperceptible de l'éternel au sein de l'être.
 
Mais, maintenant, il était repris par le séduisant mouvement de hanche de la vie charnelle. Il avait revu le Louvre, la place de la Concorde, les Champs-Elysées, Versailles. Il entrevoyait les trésors de plasticité qui gisent au sein de la femme, le déchirant jeu de la politique, mille et mille choses. Mille. Je vivrai mille minutes, je respirerai cette touffe de fleurs dans ma main.

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