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18/03/2023

La parole perdue – Le « cheval blanc » de Swedenborg et le drame des « religions du Livre » (Henry Corbin)

Henry Corbin, L'Homme et son Ange – Initiation et chevalerie spirituelle, 2 L'initiation ismaélienne ou l'ésotérisme et le Verbe, I. La parole perdue, pp.81-88, Fayard

 

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Le drame qui est commun à toutes les « religions du Livre », ou mieux dit, à la communauté que le Qorân désigne comme Ahl al-Kîtab, la communauté du Livre, et qui englobe les trois grands rameaux de la tradition abrahamique (judaïsme, christianisme, Islam), peut être désigné comme le drame de la « Parole perdue ». Et cela, parce que tout le sens de leur vie est axé sur le phénomène du Livre saint révélé, sur le sens vrai de ce Livre. Si le sens vrai de ce Livre est le sens intérieur, caché sous l'apparence littérale, dés l'instant que les hommes méconnaissent ou refusent ce sens intérieur, dés cet instant ils mutilent l'intégralité du Verbe, du Logos, et commence le drame de la « Parole Perdue ».

 

Ce drame se manifeste sous bien des formes : en philosophie, c'est le nominalisme, avec tous les aspects de l’agnosticisme. En théologie, c'est le littéralisme, tantôt celui des pieux agnostiques, craintifs devant tout ce qui est philosophie ou gnose, tantôt celui d'une théologie s'efforçant de rivaliser avec les ambitions de la sociologie, et qui est tout simplement une théologie ayant perdu son Logos, une théologie agnostique. On pressentira que la tâche de recouvrer la Parole ou le Verbe perdu déborde les moyens de la linguistique à la mode de nos jours. Il ne s'agit pas non plus d'un « progrès de langage », mais de retrouver l'accès au sens intérieur du Verbe, à ce sens ésotérique qui éveille crainte et dédain chez les exégètes « à ras du sol ».

 

La claire perception visionnaire de cette situation dramatique se trouve, semble-t-il, dans l'opuscule que Swedenborg a écrit en commentaire de l'apparition du « cheval blanc », au chapitre XIX de l'Apocalypse. Le texte Johannite dit ceci : « Puis je vis le Ciel ouvert, et voici : parut un cheval blanc. Celui qui le montait s'appelle Fidèle et Véritable, et il juge et combat avec justice. Ses yeux étaient comme une flamme de feu ; sur sa tête étaient plusieurs diadèmes ; il avait un Nom écrit, que personne ne connaît si ce n'est lui-même, et il était revêtu d'un vêtement teinté de sang. Son nom est la Parole de dieu (ό λόγoς τoύ θεoύ, – Verbum Dei). Les armées qui sont dans le Ciel le suivaient sur des chevaux blancs, revêtues de fin lin, blanc et pur (...). Il avait sur son vêtement et sur sa cuisse un nom écrit : Roi des rois et Seigneur des seigneurs » (Apocal. XIX, 11-16).

 

Swedenborg commente le texte en déclarant tout d'abord qu'il est impossible à quiconque d'avoir une claire idée de ce qu'impliquent les détails de la vision, à moins d'en percevoir le sens intérieur, c'est-à-dire ésotérique. Bien entendu, il ne s'agit pas de faire de la vision une allégorie, ni d'en abolir ou détruire les configurations concrètes, puisque c'est précisément la réalité intérieure cachée qui provoque le phénomène visionnaire et soutient la réalité de la vision. Il s'agit de percevoir ce qu'annonce chacune de ses apparentiae reales. Le « Ciel ouvert » représente le fait – et signifie – que le sens intérieur de la Parole, du Verbe, peut être vu dans le Ciel, donc par ceux à qui, en ce monde même, le Ciel intérieur est ouvert. Le « cheval blanc » représente et signifie l'intelligence spirituelle de la Parole, ainsi comprise quant aux réalités intérieures et spirituelles. Le cavalier qui le chevauche est le Seigneur en tant que Verbe, puisque son nom est « Verbe de Dieu ». Qu'il ait un Nom écrit que personne ne connaît hormis lui-même, signifie que lui seul et ceux à qui il le révèle, voient la Parole, le Verbe, dans ses significations intérieures, ésotériques. Qu'il soit vêtu d'un vêtement teinté de sang, signifie la Parole quant à sa réalité littérale qui souffre tant de violences, chaque fois que l'on refuse le sens intérieur. Les armées qui le suivent dans le Ciel sur des chevaux blancs et vêtues de blanc, désignent tous ceux qui sont dans l'intelligence spirituelle de la Parole et en perçoivent les réalités intérieures, le sens ésotériques. La blancheur de leurs vêtements signifie la vérité qui est dans la lumière du Ciel, et eo ipso la vérité intérieure, la vérité d'origine céleste. La vision de cette blanche chevalerie swedenborgienne préparant l'avènement de la Nouvelle Jérusalem, est confirmée par tous les textes que Swedenborg rassemble au cours de l'opuscule ou dans l'appendice, et qu'il a commentés d'autre part dans ses Arcana caelestia. De cette accumulation de textes, il résulte que dans les multiples passages de la Bible où il est fait mention de cheval et de cavalier, le sens intérieur en est toujours l'intellect et l'intelligence spirituelle qui en est la monture. L4ensemble est assez impressionnant pour convaincre que seule l'intelligence spirituelle de ces passages en ouvre le vrai sens.

 

Si j'ai cité ici longuement ce commentaire d'une vision, dans laquelle Swedenborg voit annoncé qu'au temps final de l’Église le sens spirituel ou intérieur des Écritures sera révélé, c'est, d'une part, que ce commentaire typifie le drame des « religions du Livre » : le Verbe perdu et le Verbe recouvré, ou l'occultation, puis la manifestation, du sens intérieur, ésotérique, qui est le vrai sens, parce qu'il est l'Esprit et la vie du Livre saint révélé. C'est d'autre part, parce que la conception d'ensemble de l'herméneutique, chez Swedenborg, met en œuvre les mêmes principes que l'herméneutique spirituelle pratiquée dans les deux autres rameaux de la tradition abrahamique, et ce que nous venons de lire est particulièrement en résonance avec la perspective eschatologique de la gnose shî'ite en général, tant que celle de la tradition imâmite duodécimaine que celle de tradition ismaélienne. Malheureusement, en guise d'introduction historique, je dois me limiter à rapeller ici que l'ismaélisme est avec l'imâmisme duodécimain l'une des deux principales branches du shî'isme, et que l'ismaélisme, qui doit son nom à l'Imâm Ismâ'il, fils du Vie Imâm Ja'far al-Sâdiq (ob 765), représente par excellence, avec les théosophes de l'imâmisme duodécimain, la tradition de la gnose ésotérique en Islam. Bien entendu, l'Islam sunnite majoritaire des docteurs de la Loi ne put avoir envers cette tradition ésotérique qu'une attitude négative ; sinon, il n'y aurait pas le drame en question. Nous verrons même avec quelle véhémence l'auteur de notre roman initiatique s'exprime à ce sujet.

 

Sommairement dit, lorsque nous parlons des traits communs s'originant de part et d'autreau phénomène du Livre saint révélé, nous pensons à ceci :

 

  1. Pour la gnose ismaélienne, le sens intérieur, le sens spirituel ésotérique de la Révélation qorânique, est aussi le vrai sens ; c'est cela même qui la différencie du littéralisme de la religion islamique officielle et majoritaire, dont on peut dire qu'à ses yeux il a « perdu la Parole », puisqu'il refuse le sens vrai, le sens caché du Verbe divin dans le Qôran. On pourrait dire qu'aux yeux de l'ésotériste ismaélien aussi, le Verbe divin apparaît d'un vêtement teinté de sang, signe des violences qu'à subies le Verbe divin (Kalimat Allâh) de la part des exotéristes et des docteurs de la Loi qui le mutilent, en refusant ce qui en est l'Esprit et la Vie. Nous verrons que nos ismaéliens se sont exprimés avec un réalisme non moins tragique : de cette Parole divine les docteurs de la Loi ont fait un cadavre.

     

  2. Nous verrons que l'Imâm, au sens shî'ite du mot, est l' « homologue » du blanc chevalier de l'Apocalypse, tel que Swedenborg en comprend l'apparition, puisqu'il est à la fois le dispensateur et le contenu du sens spirituel ésotérique. Il est à la fois l'herméneute et l'herméneutique : il est le « Livre parlant » (Qôran nâtiq). Si Swedenborg identifie le pouvoir du blanc chevalier avec le « pouvoir des clefs » (potestas clavium), c'est parce que, cette fois, il ne s'agit plus d'un magistère juridique de l’Église, mais de l'intelligence spirituelle qui est la clef de la Révélation. De même aussi, nous entendrons parler, au cours de notre roman initiatique, des clefs qui ont le pouvoir d'ouvrir l'accès au monde spirituel invisible.

     

  3. Swedenborg écrit que le Verbe divin est ce qui unit le Ciel et la Terre, et que pour cette raison il est appelé Arche d'alliance. Nous recueillerons également, au cours de notre roman initiatique, une allusion à l'Arche d'alliance. Telle qu'elle y intervient pour signifier la Religion absolue, on peut dire qu'elle est l'image rassemblant l’ésotérisme des trois rameaux abrahamiques.

     

  4. Pour Swedenborg, le situs de l'homme régénéré est d'ores et déjà dans le sens intérieur du Verbe divin, parce que son « homme intérieur » est ouvert au Ciel spirituel. Même s'il ne le sait pas, l'homme intérieur spirituel est déjà dans la société des Anges, tout en vivant dans son corps matériel. La mort, l'exilus physique, c'est le passage, le moment auquel il devient conscient de cette appartenance. Cela signifie que l'homme régénéré par l'intelligence spirituelle du Verbe divin est désormais de ceux dont l'Apocalypse (XX, 6) déclare que la « seconde mort » n'a pas de pouvoir sur eux. De même pour nos théosophes ismaéliens, comme notre roman initiatique va nous le montrer, et comme le philosophe Nasîroddîn Tûsi (XIIIe siècle) l'a fort bien analysé plus tard, le fruit de l'initiation est de préserver l'initié de la « seconde mort ». Autrement dit, le phénomène biologique de la mort, l'exilus, n'implique pas eo ipso que l'on ait quitté ce monde. Car le sens vrai de la mort, c'est la mort spirituelle. Or, ceux qui sont morts spirituellement, ne quittent jamais ce monde, car pour sortir de ce monde, il faut être un vivant, un ressuscité, c'est-à-dire être passé par la nouvelle naissance spirituelle. C'est pourquoi nous entendons le gnostique ismaélien est l'entrée dans le « paradis en puissance » (jinnal fî'l-qowwat).

     

  5. Il faut que l'accès au sens ésotérique demeure ouvert, parce qu'il est la condition de cette nouvelle naissance qui est le salut, et il n'est pas de tradition sans perpétuelle renaissance. Cela implique la présence continue dans le monde de celui que le shî'isme nomme l'Imâm, que celui-ci soit dans l'occultation ou qu'il soit manifesté. Or l'Imâm, comme dispensateur du sens spirituel ésotérique qui ressuscite les morts spirituels, participe au charisme prophétique. Comme nous l'avons rappelé ci-dessus, il est le « Qôran parlant » (Qôran natîq), tandis que sans lui la Qôran n'est qu'un Imâm muet (sâmit). Sans lui, la Parole est perdue et il n'y a plus de résurrection des spirituellement morts. Aux yeux de l'ésotériste ismaélien, c'est tout le drame de l'Islam sunnite. Il faut donc que le charisme prophétique se perpétue dans notre monde, même après la venue du prophète de l'Islam, lequel fut le « Sceau » des prophètes missionnés pour révéler une Loi nouvelle et finalement la dernière. C'est que les humains ne peuvent pas se passer de prophètes.

 

Nous ne pourrons donc pas éviter la question : comment cela peut-il s'accorder avec le dogme officiel de l'Islam, selon lequel, après le prophète Mohammad, il n'y aura plus de prophètes ? Nous verrons sur ce point justement notre roman ismaélien s'exprimer à découvert avec véhémence, mais aussi en consonance parfaite avec les textes qui, chez les Spirituels chrétiens de notre Moyen Age, affirment que le temps des prophètes n'est point clos. De part et d'autre, la clôture de la prophétie, c'est justement le drame de la Parole perdue, rendant impossibles la résurrection des morts spirituels et la préservation contre la « seconde mort ». C'est le drame que les spirituels et les ésotéristes de l'Islam ont vécu comme se passant au cœur de l'Islam. L'herméneutique swedenborgienne du blanc chevalier de l'Apocalypse vaut donc pour toutes les « religions du Livre révélé ». En parlant la langue des symboles, on peut dire que les ésotéristes, shî-ite et ismaélien, ont été, eux aussi, en quête de lui, sous le nom de l' « Ami de Dieu », c''est-à-dire de l'Imâm. Ils furent à la Quête de l'Imâm, comme les nôtres furent à la Quête du saint Graal. Nous verrons que dans le rituel d'initiation, c'est l'Imâm qui confère à l'initié le Nom qui désormais lui est propre, en ce sens qu'il est désormais lui est propre au service de ce nom ; il en est le « chevalier ». Je ne crois pas qu'aucune étude, complète et approfondie, ait été tentée jusqu'ici, concernant la tension vécue respectivement, en Islam et en Chrétienté, entre les deux pôles : celui de la religion spirituelle ésotérique et celui de la religion exotérique, légalitaire et littérale.

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