La littérature par la mort (Jean Parvulesco) (11/11/2022)
Jean Parvulesco, La confirmation boréale, Sur le testament visionnaire de Dominique de Roux, La littérature par la mort, pp. 141-143, Alexipharmaque
Moellere van den Bruck, T.E Lawrence, Drieu la Rochelle, Che Guevrara, autant de vies rêvées que la mort a portées à la littérature, alors que, même si sa vie à lui aussi devient aujourd'hui, par le contre-détournement de la mort, l'écriture finale d'une littérature d'au-delà de la fin, c'est la littérature qui a délivré Dominique de Roux à la mort. Non que la part de l'action directe y fût moins grande qu'elle ne l'eût été dans l'existence immédiate des seuls aventuriers de la vie, mais, chez Dominique de Roux, ce n'est pas l'éternité qui fût sacrifiée à l'instant, mais l'instant qui, à travers la littérature, s'est vu sacrifier à l'éternité, ou à une pétition d'éternité farouchement annoncée, voulue désespérément, vécue comme un rêve en transparence et sans fin voué à la seule transparence du refus de l'immédiat sacrifié à d'autres fins.
Le livre sur lequel Dominique de Roux devait faire ses adieux à la littérature avant qu'il n'aille entièrement à l'action, ne l'avait-il pas intitulé Immédiatement ? Car la littérature pour la vie, c'est la littérature des vies qui ne rejoignent la littérature que par la mort, alors que, dans la littérature par la mort, c'est la littérature qui se charge de ramener la vie à la mort et de la livrer au vertige de l’innommable en échange de cette limpidité à vide où toute parole s'invente son propre éclat d'être, et où l'être n'est plus que dans cet éclat et cet éclat lui-même.
C'est que, dans la littérature pour la vie, désertée par la vie et par tous les pouvoirs de la vie, Dominique de Roux savait ne plus trouver que le sillon obscur de la décadence et de l'avènement du non-être, tandis que, dans les temps terribles et vides du Kâli-Yuga, la littérature par la mort ouvrait au moins, devant lui, les chemins escarpés de la tragédie d'au-delà de la tragédie, l' « ancien sentier aryen que l'on avait oublié » et qui, seul, peut s'établir un passage vers l'espace interdit de l'être à venir. Car, à venir, infiniment à venir, l'être l'aura été et le sera toujours, mais à venir après quoi ? Après, précisément, la fin de tout, et après la fin de l'être lui-même. L'être n'est jamais que l'être d'au-delà de la fin de l'être. « Avant que l'être puisse se montrer dans sa vérité initiale, écrit Heidegger, il faut que l'être comme volonté soit brisé ; que le monde soit renversé, la terre livrée à la dévastation et l'homme contraint à ce que devient sensible, au cours d'un long intervalle, la durée abrupte du commencement. Dans le déclin tout prend fin : tout, c'est-à-dire l'étant dans l'horizon entier de la vérité métaphysique. Le déclin s'est déjà produit. Les suites de cet événement sont les grands faits de l'histoire mondiale qui ont marqué ce siècle. Ils indiquent seulement le cours dernier de ce qui a déjà pris fin. »
Or, c'est bien là que demeure la raison foncière de l’extraordinaire paradoxe qui régit les voies de la littérature par la mort et le mystère en procédure de ce terrible suicide ontologique et existentiel qui en accomplit les destinées – et qui n'est, en fait, rien d'autre que le glissement accéléré de la littérature vers la vie, le déplacement abrupt de l'écriture en tant qu'existence vers l'existence en tant qu'écriture, où l'on retrouve, aussi, l'ancien « épanchement du rêve dans la vie » » de Nerval. Mais une fois cet engagement pris, l'engagement de la littérature par la mort, celle-ci ne manquera pas d'y faire l'étalage de ses redoutables pouvoirs de révélation, de ses pouvoirs révolutionnaires d'état, dont les plus avancés sont ses pouvoirs orphiques des commencements, qui sont ceux de la vision intérieure des pouvoirs originaires, des pouvoirs, donc, de faire et de défaire théurgiquement l'histoire à travers la conscience de la conscience de l’histoire qu'ils sont appelés à changer, qu'ils illuminent et obscurcissent tour à tour suivant les poussées de la marche la plus occulte des signes qui sont dans les cieux, de leurs développements tragiques et voilés et de leurs anamorphoses.
Et pourtant, si la littérature par la mort confère des pouvoirs, pouvoirs de vision, et, aussi, vision des pouvoirs, ceux-ci s'avèrent toujours, dans les aboutissements de l'écriture finale, non comme des pouvoirs de mort, mais comme des pouvoirs de vie et de renouvellement de la vie dans ses plus grandes profondeurs. Car, dans les temps du Kâli-Yuga, c'est la littérature par la mort qui livre le passage, qui libère et qui dégage l'ouverture cachée vers le défilé de la vie à venir et qui ne viendra peut-être pas.
Dans Maison Jaune, Dominique de Roux écrit quelques pages décisives, où les pouvoirs de vision de la littérature par la mort rencontrent nuptialement la vision des pouvoirs intérieures de l'être lui-même face aux stratégies finales du non-être, et cette rencontre sera, précisément, celle de l'heure et du lieu des Temps du Répit, où prennent souffle, parole, conscience et assises, au-delà de tout désastre historique et même transhistorique, les puissances occultes d'une géopolitique transcendantale se voulant et se sachant porteuse, déjà, des destinées impériales du Maître du Répit, dont l'avènement et la fortune nouvelle peuvent désormais paraître comme encore une fois possibles.
« Cette chair vive – seul ce qui est bâti dans la chair règne sans fin, la chair dite au noir ou plus exactement au rouge sombre, et que la chair aille à la chair, dans l'essor de la spirale sans fin à la limite dernière, donner la parole au Dieu d'Eau, donner à nouveau la parole à la pauvre terre », dit un fragment fondamental de Maison Jaune, comme pour établir la doctrine de l'interrogation qui donne son sens le plus caché – et tout son sens – à la tentative de sauvetage entreprise par Dominique de Roux au bord de cet abîme là, où nous allons nous-mêmes et où, désormais, tout va. Mais, cette interrogation ultime sur la mort, sur le sens de la mort et sur son utilisation théurgique, la plus secrète et la plus interdite de toutes ?
Dés les premières lignes de Maison Jaune, Dominique de Roux se demande, en effet, comment échapper à la mort, comment échapper à l'alternance, comment échapper à la pourriture et à la pureté de la mort : « Comment échapper à l'alternance, comment échapper au vertige ensoleillé de la mort, aux lents sous-bois de la vie contaminée par l'enchantement wagnérien et les ombres de l'éternel hiver ? La réponse existe, et de tout temps elle a été considérée comme inexplicablement criminelle : il faut s'entourer de vide et de sables, ou bien alors de la chair pantelante et douce d'une jeune femme sacrifiée. Vaincre la mort par la mort même de la mort et, dans le vide foudroyé par le vide intérieure de tout vide, célébrer tantriquement sa propre mort ou la mort d'un autre. Tant qu'on ne l'aura pas tuée, et qu'elle même l'ait voulu éperdument ainsi dans le vertige fatal de son don, nulle jeune femme perdue ne saurait se survivre dans l'éternité lumineuse de sa propre mort, de notre oubli, de l'effacement hivernal de toutes choses. La pourriture indéfiniment, dévore la pureté, et la pureté dévore la pourriture. »
Mais c'est avec le passage des pouvoirs de vision vers la vision intérieure es pouvoirs, échange d'ultimes procédés tout à fait illégal et dangereux s'il en fût, mais déjà hors d'atteinte et comme ontologiquement rayonnant de par lui-même, que la littérature par la mort fournit la preuve décisive, la preuve agissante du fait qu'un passage a été trouvé, qu'une brèche a été faite.
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