Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

16/01/2023

Rouffignac et l'essence de l'Eurasie (Claude Bourrinet)

Claude Bourrinet, L'Empire au cœur, Rouffignac et l'essence de l'Eurasie, pp. 327-331, éditions Ars Magna

 

France-Dordogne-Rouffignac-Saint-Cernin-de-Reilhac-Grotte-de-Rouffignac-Plafond-aux-Mammouths-et-bouquetins-Ma1-960x690.jpg

 

Connaissez-vous Rouffignac ? La grotte offre aux regards, ajoutés aux bouquetins, chevaux, rhinocéros et bisons, cent cinquante mammouths, soit 40% des gravures ou dessins répertoriés dans des grottes préhistoriques de ce patriarche antédiluvien. Ce qui est encore plus étonnant est qu'il n'existe pas d'ossements datant de la période d'occupation de la grotte dans les vallées périgourdines. Ceux qui les ont représentés sur les parois ne les avaient pas sous les yeux, et n'en avaient que le souvenir, peut-être celui de périples épisodiques dans le Nord de l'Europe, où ces pachydermes, menacés par le réchauffement planétaire, avaient trouvé refuge.

 

Nous n'en savons pas plus. Mais les figures, probablement tracées par deux ou trois individus en un temps relativement court (au maximum cinquante ans, si l'on s'appuie sur l'hypothèse de trois générations – ce qui n'est pas certain, car ils ont pu tout aussi bien avoir le même âge), possèdent tous les signes d'une essentialisation de l'animal, qui en font plus un concept, une image mentale, qu'une simple mimesis de la réalité. Nous n'avons donc pas affaire à du naturalisme, mais à quelque chose qui se rapproche de l'Idée. Je rappelle que ces créations, qui connaissent une sorte d'apothéose, au fond des boyaux, dans une prolifération couvrant un plafond surplombant un puits abrupte de douze mètres où sont figurés deux visages humains, datent de la fin du paléolithique, du magdalénien, c'est-à-dire de plus de treize mille ans, et qu'il y a autant de durée entre elles et celles de Lascaux qu'avec notre époque.

 

Le plus impressionnant est la marque évidente, fulgurante, d'un intellectualisme des plus raffinés. Ainsi découvrons-nous une frise de mammouths affrontés étonnamment pensée, avec une symétrie, une occupation de la superficie pariétale, un travail des intervalles, et un tempo qui n'ont rien à envier au Parthénon. Elle manifeste d'une manière spectaculaire le degré de rationalité, d'abstraction, d'anticipation et de projection géométrique dans l'espace dont étaient capables les premiers Européens. Et que dire de leur capacité à tracer au noir de manganèse de grands animaux sans en voir le résultat ! En effet, dans le grand sanctuaire où se trouve le puits, l'écart entre le sol et le plafond était trop réduit pour que les auteurs des figures, couchés sur le dos, pussent les distinguer dans leur intégralité.

 

Et pourtant, nous, qui bénéficions des travaux de déblaiement des préhistoriens qui ont, il y a cinquante ans, mis en valeur le site, nous apprécions l'harmonie, la grâce, la perfection de la plupart de ces dessins.

 

Mieux même ! En observant attentivement, nous en constatons la légèreté, une sorte de puissance aérienne, comme si les animaux figurés étaient en lévitation ! Les pattes des mammouths par exemple ne semblent pas subir la pression de leur poids corporel. Nous sommes bien en présence d'idées, d'images mentales, dans la mesure où, par ailleurs, nul ciel, nulle terre, nulle reproduction végétale ne viennent détourner l'attention de l'observateur, dont le regard est attiré par l’éclat et l'énergie des œuvres, et parce que les tracés obéissent à des types, et non à des nécessités de restituer des singularités puisées dans l’observation.

 

N'est-on pas face à l'Esprit européen dans ce qu'il a de plus pur et de plus lumineux ?

 

L'icône ne vient-elle pas de l'âme, et l'âme de l'Esprit du Cosmos ?

 

L'art n'est-il pas une rencontre avec le cœur du Monde ? L'art n'est-il pas au cœur de son être présence de l'être ? Ne vise-t-il pas à nous rendre le réel encore plus proche que ne l'est notre cœur ?

 

Un cœur qui ne nie pourtant pas la matière. Car la sensation prégnante d'une osmose avec la pâte des parois s'impose, non seulement parce que ceux qui ont gravé ou dessiné se sont servis avec la maîtrise des accidents minuscules de surfaces pour donner relief et vie à leurs œuvres, telle représentation d'un patriarche en majesté gravitant autour d'un petit nodule de silex figurant l’œil, telle oreille de cheval trouvant son ombre dans la convexité d'une bosse, mais aussi parce que les traces de doigts laissées en serpentins alignés sur l'argile nue, ou couvrant certains dessins, comme pour saisir sensuellement la consistance du matériau de support, soulignent un rapport charnel avec la corporéité du monde environnant, avec sa peau, qui est sa plus grande profondeur. Il me plaît d'en faire la comparaison avec les griffades laissées par les ours des cavernes, qui,après une longue hibernation, échauffaient leurs muscles, bien avant que l'Homme de Cro-Magnon ne se glissât dans les ténèbres caverneuses. De l'homme à la bête, il y a cette expérience de la force animale qui s'essaie, et la jouissance de l'existence, que consacre la résistance des choses. Sans conteste, on ne saurait interpréter la raison d'être de ces lignes hermétiques dont des attestations bien plus savantes s'observent dans d'autres grottes. Mais pour celles qui rayent les parois de Rouffignac, je me mets à penser à ces peintres et ces sculpteurs qui touchent, tâtent et essaient la substance qui prendra forme, qu'elle soit pierre, peinture ou bois, comme des amoureux caressant le corps de leur amie, comme un rituel érotique avant la belle et divine fécondation de la matière par l'Esprit.

 

D'aucuns songeraient à l'art zen du japon, ou à la peinture chinoise. Pourquoi pas ? Pourquoi d'ailleurs ne pas penser que ces derniers arts aient connu l'influence d'une antique civilisation eurasiatique ?

 

Certes, il est aventureux, dans le cas des dessins et gravures préhistoriques, d'évoquer l'art, qui est une notion relativement récente.

 

Cependant, la délectation que l'on éprouve en contemplant les créations de nos ancêtres ne laisse aucun doute. Ce n'est pas là une extrapolation abusive, mais une évidence empirique, existentielle : les premiers Européens étaient sensibles à la beauté. Celle-ci éclatait dans les plongées fuligineuses des grottes, à la lueur vacillante de leurs lampes à huile.

 

N'est-ce pas construire un pont entre et nous, par le Kalos des Grecs ?

Les commentaires sont fermés.