07/03/2025
Qu'est-ce que le byzantinisme ? (Konstantin Léontiev)
Konstantin N. Léontiev, Écrits essentiels, Byzantinisme et Slavisme, Chapitre I – Qu'est-ce que le byzantinisme ?, pp. 87/95, Éditions l'Age d'homme
Qu'est-ce que le byzantinisme ?
Le bizantinisme est, avant tout, une forme particulière de culture, de connaissances qui possèdent leurs traits distinctifs, leurs principes généraux, clairs, tranchés, intelligibles et don dont les conséquences définies se manifestent dans l'histoire.
Le slavisme, pris dans son intégralité, est encore un sphinx, une énigme.
L'idée abstraite du byzantinisme est parfaitement claire et compréhensible. Cette idée générale est composée de quelques idées particulières, religieuses, étatiques, éthiques, philosophiques et artistiques.
Nous ne voyons rien de comparable dans le panslavisme. Si nous nous représentons le panslavisme par la pensée, nous n'en percevons qu'une image amorphe, primitive, inorganisée, quelque chose qui ressemble à la vision de gros nuages éloignés qui, à mesure qu'ils se rapprochent, peuvent former les silhouettes les plus variées.
Si nous évoquons en esprit le byzantinisme, nous voyons, au contraire, le plan rigoureux et clair d'un vaste édifice. Nous savons, par exemple, que le byzantinisme implique l'autocratie pour l’État. En religion, il signifie le christianisme avec des traits précis qui le distinguent des églises occidentales, des hérésies et des schismes. Dans le domaine morale, nous sommes conscients que l'idéal byzantin n'admet pas ce principe très fort, et en beaucoup de cas extrêmement exagéré, de la personnalité humaine terrestre qui fut introduit dans l'histoire par le féodalisme germanique ; nous savons que l'idéal moral byzantin tend à nous faire perdre nos illusions sur tout ce qui est terrestre, bonheur, stabilité de notre propre pureté, sur notre capacité à la perfection morale ici-bas. Nous avons appris que le byzantinisme (comme le christianisme en général) repousse tout espoir d'une quelconque prospérité universelle des peuples ; qu'il est la plus forte antithèse à l'idée de pan-humanité au sens d'égalité universelle, de liberté terrestre illimitée, de perfection et de satisfactions terrestres, universelles.
Le byzantinisme nous offre également des images très claires dans le domaine artistique ou plus généralement esthétique : on peut imaginer sans peine les modes, les coutumes, les vêtements, l'architecture, la décoration, les goûts, teintés de principes byzantins.
La culture byzantine remplaça la gréco-latine et précéda la culture romano-germanique. On peut estimer que l'avènement de Constantin marqua le début du plein triomphe du byzantinisme (Ive siècle de notre ère). L’avènement de Charlemagne (Ixe siècle), son couronnement en tant qu'Empereur, qui fut le fait de la papauté, , peut être compris comme la première tentative de l'Europe romano-germanique de distinguer nettement sa culture de la culture byzantine qui subjuguait jusqu'alors, ne fût-ce que spirituellement, tous les pays occidentaux.
C'est justement après le démembrement de l'empire artificiel de Charlemagne que s'accusent les traits d'une culture européenne distincte, d'une civilisation mondiale, nouvelle en ce temps-là.
C'est alors que commencent à se dessiner plus clairement les frontières futures des États occidentaux plus tardifs et les cultures particulières de l'Italie, de la France, de l'Allemagne ; les croisades approchent, l'époque florissante de la chevalerie, du féodalisme germanique qui posa les fondements d'un respect exagéré de la personne (respect de soi-même qui, par le biais de l'envie et de l'imitation, passa à la bourgeoisie tout d'abord, produisit la révolution démocratique et engendra toutes ces phrases actuelles sur les droits illimités de la personne puis, descendant jusqu'aux classes inférieures de la société occidentale, fit de chaque journalier ou de chaque cordonnier un être défiguré par l'humeur nerveuse de sa propre dignité). Peu après, résonnent les premiers son de la poésie romantique. Puis l'architecture gothique se développe, le poème catholique de Dante est créé un peu plus tard... Le pouvoir papal désormais grandit.
Ainsi l'avènement de Charlemagne (IXe siècle) est approximativement la ligne de partage qui permit à l'Occident de déterminer sa civilisation et sa forme étatique.
La civilisation byzantine, à partir de ce siècle-là, voit échapper à sa sphère d'influence tous les grands pays les plus peuplés d'Occident, mais, en revanche, trouve son génie au nord-est, chez les Slaves du sud puis ensuite en Russie.
Les XVe, XVIe, XVIIe, siècles sont les moments du plein épanouissement de la civilisation occidentale et le temps du déclin complet de l'organisation étatique byzantine, sur le terrain même où elle était née et avait grandi.
Ce même XVe siècle qui voit le commencement de l'épanouissement de l'Europe est le siècle du premier renforcement du pouvoir de la Russie, le siècle de l'éviction des Tatares, d'une pénétration, accrue par rapport au passé, de la culture passé, de la culture byzantine, grâce à l'affermissement de l'autocratie, d'une plus haute culture intellectuelle du clergé, de l'implantation de coutumes byzantines à la cour, de modes, de goûts, etc. Byzantins. C'est l'époque des Ivan, le Grand et le Terrible, de la culture de Kazan, de la conquête de la Sibérie, le siècle de la construction de Basile-le-Bienheureux à Moscou, construction étrange, imparfaite, mais extrêmement originale, russe, qui nous indique plus clairement qu’auparavant le style architectural qui nous est propre : des coupoles multiples venant de l'Inde appliquées à des principes byzantins.
Mais, pour de multiples raisons sur lesquelles je n'ai pas l'intention de m'étendre ici, la Russie n'entra pas alors dans une période de complexité florissante et de création harmonieuse et diverse, comparable à la Renaissance européenne qui lui était contemporaine.
Je ne m'expliquerai que brièvement.
Le vestiges du byzantinisme, dispersées par la menace turque à l'ouest et à l'est, se répandirent sur deux terroirs différents. En Occident, tout ce qui lui était particulier prospérait déjà, la culture romano-germanique était florissante, fastueuse, prête ; le nouveau rapprochement avec Byzance et, par son intermédiaire, avec l'Antiquité amena rapidement l'Europe à cette brillante époque que l'on nomme habituellement Renaissance, mais qu'il conviendrait mieux d’appeler épanouissement complexe de l'Occident ; car tous les États et toutes les cultures ont connu une époque comparable à la Renaissance, période de culture profonde et diversifiée, soudée en une unité supérieure spirituelle et étatique de toutes ses composantes.
Les Mèdes et les Perses ont connu une époque de ce genre, après avoir pris contact avec les mondes chaldéens et égyptiens en décomposition, c'est-à-dire à l'époque de Cyrus, Cambyse et, en particulier, de Darius Ier ; les Hellènes pendant et après les premières guerres de Perse et les Romains après les guerres puniques et tout le temps des premiers Césars ; à Byzance aux temps de Théodosie, Justinien et, en général, au moment de la lutte contre les hérésies et les barbares ; et nous, Russes, à partir de Pierre le Grand.
Le byzantinisme, entrant en contact avec la Russie au XVe siècle puis plus tard, trouva un terrain incolore, simple, pauvre, impréparé. C'est pour cela qu'il ne pouvait profondément se modifier chez nous et, au contraire de l'Occident, il nous imprégna de ses traits généraux avec plus de pureté et sans rencontrer d'obstacles.
Il faut chercher notre Renaissance, notre XVe siècle, notre épanouissement plus complexe et organique, notre unité dans la diversité, au XVIIe siècle, au temps de Pierre I et l'esquisse de ses premières lueurs, du temps de son père.
Les influences européennes (polonaises, hollandaises, suédoises, allemandes, françaises) au XVIIe et au XVIIIe siècles jouèrent le même rôle (bien qu'elles agissent beaucoup plus profondément) que celles de Byzance et de l'Antiquité aux XVe et XVIe siècles en Occident.
En Europe occidentale, le vieux byzantinisme, en tombant sur le sol occidental pour une deuxième fois, n'agit pas tant par son côté religieux (car l'Occident possédait sans lui son pôle religieux déjà très développé et très puissant), mais il exerça une influence indirecte surtout par ses aspects artistiques hellènes et ses côtés juridiques romains, par les vestiges antiques classiques qu'il avait conservés et non par ses principes spécifiquement byzantins. Partout en Occident, le pouvoir monarchique se renforce plus ou moins au préjudice du féodalisme germanique naturel ; l'armée tend partout à prendre un caractère étatique (plus romain, dictatoriel, monarchique et non local, aristocratique comme c'était le cas auparavant) ; la pensée et l'art se renouvellent radicalement. L'architecture, s'inspirant des modèles antiques et byzantins, produit de nouvelles combinaisons d'une beauté extraordinaire, etc.
Chez nous, depuis l'époque de Pierre, nous recevons tout cela sous une forme déjà si transformée par l'Europe que la Russie, à l'évidence, perd rapidement sa physionomie byzantine.
Toutefois cela n'est pas totalement exact. Les fondements de notre vie quotidienne étatique aussi bien que domestique, demeurent étroitement liés au byzantinisme. Si le temps et l'espace le permettaient on pourrait démontrer que toute notre création artistique est, dans ses meilleures œuvres, profondément empreinte de byzantinisme. Mais comme ici il est question presque exclusivement de problèmes gouvernementaux, je me permettrai seulement de rappeler que notre Palais à facettes de Moscou , bien qu'il ne soit pas très réussi, est, par son intention, plus original que le Palais d'Hivers ; il serait beaucoup plus beau que lui si, comme au début, il était bigarré, et non pas blanc et sable, comme il l'est maintenant ; car la bigarrure et l'originalité de Moscou, plus byzantine que Pétersbourg, charme davantage tous les étrangers. Cyprien Robert évoque avec délices Moscou, en tant qu'unique ville slave au monde qu'il ait pris plaisir à regarder ; Ch. de Mazade, affirme au contraire, avec colère, que la seule vue de Moscou est un spectacle asiatique, étranger au tableau municipal et féodal de l'Occident, etc. Qui a raison ? Tous deux, je pense, et c'est bien. Je mentionnera encore que notre vaisselle d'argent, nos icônes, nos mosaïques, créations de notre byzantinisme, sont, jusqu'à aujourd'hui, presque notre unique planche de salut pour notre ambition esthétique lors des expositions qu'il nous faudrait fuir, la honte au front, si nous ne possédions ce byzantinisme.
Je dirais en passant que nos meilleurs poètes et romanciers : Pouchkine, Lermontov, Gogol, Koltsov, les deux Comtes Tolstoï (Léon et Alexis) ont payé un riche tribut à ce byzantinisme, à ses deux faces, étatiques et ecclésiastique, sévère ou tendre...
Mais brûlant est le cierge
Du villageois
Devant l'icône
De la mère de Dieu
C'est le même byzantinisme russe que l'exclamation de Pouchkine :
Où la parole du Tsar russe est-elle sans force ?
Où faut-il à nouveau débattre avec l'Europe ?
Ou est-ce trop peu pour nous ?
La famille ? Mais qu'est la famille sans religion ? Qu'est la famille russe sans christianisme ? Qu'est-ce enfin que le christianisme en Russie sans fondements byzantins et sans formes byzantines ?
Je me retiens et n'en dirai pas plus ici, ni sur la création esthétique des Russes, ni sur notre vie familiale.
Je parlerai un peu plus en détail de notre organisation étatique, de notre discipline étatique.
J'ai déjà dit que, sous le règne de Pierre, nous avions accueilli beaucoup d'éléments civilisateurs qui avaient été à ce point transformés par l'Europe que l’État russe avait, semble-t-il, perdu non seulement son aspect byzantin, mais aussi les côtés les plus essentiels de son esprit.
Toutefois, ai-je dit, ce n'est pas tout à fait exact. Naturellement, lorsque l'on voit notre garde (français garde) en uniforme et défilant (marschieren) sur le Champ de Mars (français) à Saint-Pétersbourg, on n'évoque guère les légions byzantines.
A la vue de nos aides de camp et de nos chambriers du tsar, il est difficile de leur trouver une ressemblance avec les prétoriens baptisés, ni avec les palatins ou les eunuques de Théodose ou de Jean Tzimiskès. Toutefois cette armée, ces courtisans (qui occupent d'ailleurs presque tous des fonctions politiques et administratives) se soumettent et servent une idée du tsarisme qui s'est enracinée chez nous du temps des Ivan III et IV, sous l'influence byzantine.
De surcroît, le tsarisme russe est beaucoup plus profondément ancré que le césarisme byzantin. Voici pourquoi :
Le césarisme byzantin avait une origine dictatoriale et un caractère municipal électif.
Cincinnat, Fabius, Maxime et Jules César, devinrent graduellement, et en toute légalité, des Auguste, Trojan et Dioclétien puis des Constantin, Justinien et Jean Tzimiskèse.
Au début, la dictature de la Rome païenne avait la signification d'une mesure légale, mais transitoire de la toute-puissance donnée par la ville sainte à une seule personne ; puis, quand les circonstances l'exigèrent, la ville sainte transféra ses droits tout-puissants, par une fiction légale et juridique, à un empereur-dictateur dont le pouvoir ne disparaissait qu'avec la mort.
Au IVe siècle le christianisme utilisa ce pouvoir présent, dont le peuple avait l'habitude, y trouva protection et soutien, et oignit selon le rite orthodoxe, pour un nouveau genre de tsarisme, ce dictateur romain à vie.
Ce pouvoir dictatorial était si naturel, si habituel pour le peuple que sous la férule de ces dictateurs baptisés et oints par l’Église, Byzance survécut à la Rome païenne occidentale pendant un peu plus de 1100 ans, c'est-à-dire qu'elle connut la plus grande longévité étatique de la vie des peuples (l'histoire nous montre qu'aucun système étatique n'a vécu plus de 1.200 ans ; et beaucoup d’États ont vécu beaucoup moins).
Sous l'influence du christianisme, les lois changèrent beaucoup de leurs dispositions ; le nouvel État romain, dés avant Constantin, avait perdu presque tous les côtés essentiels de son caractère constitutionnel et aristocratique d'antan, et s'était transformé, pour parler le langage d'aujourd'hui, en État bureaucratique, centralisé, autocratique et démocratique (non pas dans le sens du pouvoir du peuple, mais au sens de l'égalité, ou pour mieux dire de l'égalitarisme. Dioclétien – prédécesseur de Constatntin et le dernier des Empereurs païens luttant contre le flux du christianisme – avait été obligé, pour renforcer la discipline étatique, d'organiser systématiquement un nouveau fonctionnariat, une nouvelle hiérarchie de pouvoir émanant de l'Empereur (on peut trouver dans l'Histoire de la civilisation de Guizot un tableau détaillé de ces instances du pouvoir servant par degrés le nouvel ordre).
Ainsi, je le répète, le césarisme byzantin possédait, comme l'on sait, une vitalité naturelle qui s'accordait à la conjoncture et aux exigences du temps. Il s'appuyait sur deux forces : la nouvelle religion, que même la plus grande partie des non-chrétiens considèrent comme la meilleure des religions connues jusque-là, et un droit de l’État antique mieux formulé qu'aucun autre (pour autant que nous le sachions, mieux que le droit égyptien, persan, athénien, spartiate). Cette heureuse combinaison très ancienne et habituelle (de la dictature romaine et du régime municipal) avec ce qu'il y avait de plus neuf et de plus exaltant (le christianisme) permit au premier État chrétien de perdurer si longtemps sur un fondement ébranlé, à moitié vermoulu, dans les conditions les plus défavorables.
On chassait, changeait, assassinait les Césars, mais personne ne touchait à la sainteté du césarisme.On changeait les personnes, mais personne ne pensait changer l'organisation fondamentale.
En ce qui concerne l'histoire byzantine, il convient encore de remarquer le fait suivant. Notre public cultivé a une conception de Byzance des plus fausses, partiales, absurdes et superficielles. Notre science historique jusqu'à récemment était immature et privée de toute originalité. Presque tous les auteurs occidentaux pendant longtemps souffrirent (parfois même inconsciemment) de partialité envers la république, le féodalisme, le catholicisme et le protestantisme et c'est pourquoi Byzance autocrate et orthodoxe, qui n'avait rien de féodal, ne pouvait leur inspirer la moindre sympathie. La société, grâce à la tournure d'esprit donnée par nos études, grâce à une certaine sorte de lectures superficielles, a l'habitude, sans penser plus avant, de ressentir de la sympathie pour certains phénomènes historiques et du dégoût pour d'autres. Ainsi, par exemple, l'école, la poésie et une multitude d'articles et de romans nous ont tous habitués, dés l'enfance, à lire avec un frisson d'admiration tout ce qui concerne Marathon, Salamine et Platée, et à accorder toute notre sympathie aux républicains héllènes et à considérer les Perses presque avec haine et mépris.
Je me souviens d'avoir lu par hasard (chez quel auteur ? Peut-être Herzen) que pendant une tempête les grands seigneurs perses se jetèrent eux-mêmes à la mer pour alléger le navire et sauver Xerxès, sans oublier, avant de sauter par-dessus bord, de venir s'incliner devant leur tsar... Je me souviens qu'à cette lecture j'avais réfléchis et me dis pour la première fois (et combien de fois il m'était arrivé depuis l'enfance et jusqu'à l'age mûr de me souvenir de la lutte entre les Grecs et les Perses) : Herzen a raison d’appeler cela « Thermopyles perses ». C'est plus effroyable et beaucoup plus grandiose que les Thermopyles. Cela nous démontre une force de l'idée, une force de la conviction beaucoup plus grande que celle des compagnons de Léonidas ; car il est beaucoup plus facile de sacrifier sa vie dans le feu de la bataille que de consentir au suicide froidement, sans aucune contrainte, par la seule force de l'idée religieuse et étatique.
Depuis lors, je reconnais considéré la Perse antique autrement que ne m'avaient enseigné à le faire l'école des années 1840/1850, la poésie et la majorité des écrits historiques que je connaissais. Je suppose que beaucoup d'entre nous ont des souvenirs analogues.
Il me semble que la cause principale vient de ce que la Perse ne nous a pas laissé des œuvres littéraires aussi belles que celles de l'Hellade. Les Grecs savaient tout représenter avec plus de relief et de sens du réel, avec plus de chaleur pour ainsi dire, que leurs voisins et que leurs contemporains et c'est pourquoi nous les connaissons et les aimons davantage , malgré toutes leurs erreurs et tous leurs vices.
Le silence n'est pas toujours le signe d'un manque de contenu. George Sand a fort justement qualifié de « grands muets » les hommes pleins d'intelligence et de cœur, mais qui ne sont pas doués pour exprimer leur vie intérieure. Elle a rangé dans cette catégorie le scientifique connu Geoffroy Saint-Hilaire qui, à l'évidence, avait beaucoup compris et pressenti avec le plus de profondeur que son camarade et rival Cuvier, mais ne pouvait jamais le surpasser dans les débats. La science, toutefois, donna souvent raison par la suite à Saint-Hilaire. Peut-être la Perse fut-elle par rapport à la Grèce la même 'grande muette ». Il en est des exemples plus proches de nous. Si l'on considère la vie de la Russie depuis Pierre I jusqu'à nos jours, par la complexité de ses phénomènes, n'est-elle pas plus dramatique, plus poétique, plus riche que l'histoire, monotone dans ses changements, de la France du XIXe siècle ? Mais la France du XIXe siècle parle sans cesse d'elle-même et la Russie, jusqu'à présent, n'a pas appris à parler d'elle-même intelligemment et bien, et continue encore à prendre pour cible ses fonctionnaires ou à se préoccuper de l'utilité générale.
Rome, le Moyen Age européen et encore davantage l'Europe moderne, qui appartient à une époque plus proche de la nôtre, nous ont laissé une littérature si riche, diffusé par mille canaux, que les sentiments, les souffrances, les goûts, les exploits et même les vices des Romains, des chevaliers, des hommes de la Renaissance, de la Réforme, les femmes poudrées et en crioline, les hommes de la Révolution etc nous sont connus, proches, plus ou moins parents. Depuis le temps de Pisistrate ou même de la guerre de Troie jusqu'à Bismark et la captivité de Sedan, devant nous défilent une grande multitude de personnes, attirantes et antipathiques, heureuses et malheureuses, vertueuses et perverses, mais en tout cas une multitude de personnes vivantes et que nous comprenons. L'un d'entre nous a de la sympathie pour l'une d'elles, l'autre pour une autre ; l'un d'entre nous préfère le caractère d'une nation aristocratique, l'autre aime la démagogie ; l'un préfère l'histoire de l'Angleterre du temps d’Élisabeth, l'autre Rome à son apogée, un troisième Athènes du temps de Périclès, un quatrième la France de Louis XIV ou la Convention, mais, en tout cas, pour la majorité de la société cultivée, la vie de toutes ces sociétés est vivante, comprise ne fût-ce que par intermittences, mais comprise par le cœur.
La société byzantine, au contraire, je le répète, a souffert de l’indifférence et de la malveillance des écrivains occidentaux, de la longue impréparation et immaturité de notre science russe.
On se représente Byzance (pour parler simplement, comme on dit dans les conversations littéraires) comme quelque chose de desséché, d'ennuyeux, qui sent la soutane, et non seulement d'ennuyeux mais de pitoyable et d'hypocrite.
Entre la chute de la Rome païenne et l'époque de la Renaissance européenne, on entrevoit d'ordinaire l'abîme sombre et béant de la barbarie.
Bien entendu, la littérature historique possède maintenant quelques beaux travaux qui comblent progressivement cet abîme d'ennui par des images et des silhouettes vivantes (par exemple les livres d'Amédée Thierry).
L'Histoire de la Civilisation européenne de Guizot a été écrite et publiée il y a bien longtemps. Elle raconte peu de choses sur la vie quotidienne ; mais, en revanche, le mouvement des idées, le développement du nerf intérieur de la vie est exprimé avec force et génie. Guizot avait essentiellement en vue l'Occident. Toutefois en parlant de l’Église chrétienne, il devait, sans le vouloir, traiter des idées, des intérêts, rappeler les hommes et les événements qui sont également importants pour le monde chrétien occidental et oriental. Car la barbarie, au sens de sauvagerie totale, de simplicité et d'inconscience n'existait absolument pas en ce temps-là, comme je l'ai déjà dit au début, mais il y avait une culture byzantine commune qui débordait alors les frontières de l’État byzantin, comme la culture hellénique débordait auparavant des frontières de l'Hellade, de même que la culture européenne franchit à l'heure actuelle ses frontières politiques.
Il existe d'autres livres savants qui peuvent nous aider, nous non-spécialistes, si nous désirons combler les lacunes dont nous souffrons en ce qui concerne Byzance.
Mais chercher des amateurs ne suffit pas : tant que nous n'aurons pas trouvé parmi les Russes des hommes doués du talent artistique des frères Thierry, de Macaulay ou de Granovski qui consentent à consacrer leur talent à Byzance, cela ne servira de rien.
Qu'il se trouve quelqu'un, ui réécrive, ou même traduise simplement mais élégamment, en langue contemporaine, la Vie des Saints, le Tcheti Mine de Dimitri de Rostov que nous connaissons tous, mais que nous ne lisons pas, et cela suffirait à nous convaincre de la sincérité, de la chaleur, de l’héroïsme et de la poésie qui se cachent dans le byzantinisme.
Byzance n'est pas la Perse de Zoroastre : elle a ses documents, documents qui nous sont très proches, mais nous n'avons pas d'hommes capables de familiariser notre imagination et notre cœur aux images de ce monde qui, d'un côté est si éloigné de nous dans le temps et qui, de l'autre, nous est parfaitement contemporain et lié organiquement à notre vie étatique et spirituelle.
La préface de l'un des livres d'Amédée Thierry (Les derniers Temps de l'Empire d'Occident) se plaint, en de très beaux termes, du mépris des écrivains occidentaux envers l'histoire de Byzance. Il attribue, entre autres, beaucoup d'importance au jeu de mots sur le Bas-Empire, empire bas, méprisé, et il qualifie le chroniqueur qui le premier divisa l'histoire romaine en l'histoire des haut (italien) et bas (grec) empires, de chroniqueur incompétent, maladroit et malencontreux.
IL ne faut pas oublier – dit Thierry – que c'est justement Byzance qui a donné à l'humanité la loi religieuse la plus parfaite, le christianisme. Byzance a diffusé le christianisme et lui donna unité et force.
Et parmi les citoyens de l'empire byzantin – dit-il plus loin – il y eut des hommes dont pourrait s'enorgueillir n'importe quelle époque, n'importe quelle société.
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01/03/2025
Le complotisme, cet anaconda dont nous écraserons la tête à coups de talon (Laurent James)
(Le Caravage, La Madone des palefreniers)
Le complot, c’est comme le genre (« gender ») : le problème ne réside pas dans l’authenticité de son existence, mais dans le systématisme typiquement moderniste de la théorie qui l’exploite.
Les complots politiques sont une trame de l’histoire depuis quelques centaines d’années. Prétendre qu’attaquer le complotisme revient à nier l’existence de tout complot, c’est aussi stupide que de prétendre qu’attaquer le communisme revient à nier l’existence des inégalités entre les classes sociales. Ce n’est pas parce que nous nous intéressons aux complots et conspirations, que nous nous abaisserons à grossir les rangs des complotistes. Il faut faire comprendre à ces derniers, nos ennemis directs, irréductibles et définitifs, que nous ne leur reprochons pas de parler de complots, objet historique dynamique indéniable, mais d’avoir créé une nouvelle tentative d’étouffer la Révolution Spirituelle et supra-historique en cours en systématisant absurdement la notion de complot, et en enfermant l’esprit dans un immonde cercle de fer absolument contre-productif.
J’ai déjà écrit deux textes sur Parousia contre le complotisme : « Puritanisme et Complotisme, ces plaies de la modernité » (5 octobre 10), puis « Allah Akbar » (1 février 12). J’ai notamment soutenu que le but du complotisme était de générer un espoir démobilisateur (la résignation), alors que les assoiffés de justice avaient besoin du strict opposé : un désespoir mobilisateur (la révolution).
Deux des plus grands écrivains français de ces cinquante dernières années, Dominique de Roux et Jean Parvulesco, connaissaient l’histoire des grandes conspirations, et ils étaient favorables à une révolution grand-continentale : en termes contemporains, ils étaient donc anti-complotistes. Le premier avait décrit dans « L’acier prend le pouvoir » (in « L’Ouverture de la chasse », 1968) la réaction de la CIA, dans les années 50 et 60, à « l’offensive en cours de la révolution mondiale du communisme, ayant son épicentre politico-opérationnel au Kremlin ». La CIA aurait pu logiquement financer des partis frontalement anti-communistes, afin de combattre pied à pied son ennemi russe. Mais la logique politique des Etats-Unis d’Amérique n’a jamais été celle de l’affrontement direct. Karl Haushofer avait déjà décrit la stratégie américaine comme étant celle de l’anaconda : encerclement, enserrement et dissolution. Au lieu de créer et d’encourager des mouvements capitalistes de combat, ils créèrent et encouragèrent des mouvements gauchistes de parodie, des structures politico-culturelles de dédoublement du communisme, ennemi radical – à l’époque – des USA, afin d’en annuler la force en la détournant et la singeant par des opposants tout à fait factices.
Ce mécanisme de la prise en mains des révolutions gauchistes européennes des années 60 par la CIA est décrit ainsi par de Roux :
« Suivant la mentalité protestante du capitalisme outre-atlantique, il est évident, en effet, que la contre-stratégie américaine visait, avant tout, pragmatiquement, à l’efficacité. Or, l’efficacité dans le combat anticommuniste exigeait, en dehors de toute idéologie et selon la dialectique même du marxisme-léninisme historiquement en marche, non pas l’affrontement de l’anticommunisme, mais d’une structure marxiste à une autre structure marxiste. Cette politique dans le monde de la guerre froide – et elle fut la mission primaire de la CIA – cherchait à opposer aux mouvements communistes agissant, démocratiquement ou subversivement en Europe occidentale et ailleurs, au lieu des contreforts traditionnels, une ligne ininterrompue, visible, de mouvements démocratiques et socialistes d’inspiration ou d’influence marxiste-démocratique. […] Paradoxalement, c’est le marxisme, traité par la contre-stratégie souterraine de Washington comme moyen d’action, non comme but absolu – tel qu’il l’était encore, à ce moment-là, pour les tenants ultimes de la révolution mondiale du communisme – qui permit au monde non-marxiste de l’emporter sur le marxisme : c’est le marxisme qui, tourné contre lui-même, devait donc vaincre dialectiquement le marxisme.
Là on touche à l’évidence même : la colonisation américaine de l’Europe occidentale, la mise en chantier de l’Europe atlantique, a été l’œuvre, exclusivement, des partis socialistes et de leurs alliés, démocrates-chrétiens au pouvoir, en France, en Italie, en Allemagne fédérale, en Belgique, en Hollande, voire même en Grande-Bretagne.
Au paroxysme stalinien de la révolution communiste mondiale conçue toujours selon la thèse du stalinisme : « la révolution en un seul pays », le grand capital américain devait opposer ainsi un « mouvement trotskyste », une internationale contre-stratégique utilisant subversivement le socialisme, en tant que vaccin, comme nous venons de le dire ».
Ou, dit autrement : « Mai 68, c’est la fin des espoirs. Les étudiants et les cadres menés par ce goret (rose, déjà !) de Cohn-Bendit ont été chargés de stopper, par leur révolutionnette, tout essor de révolte vraie » (Marc-Edouard Nabe, « La fifille du Pharaon », in « Non », 1998).
Soixante ans après, les acteurs ont changé mais la problématique reste la même. Le communisme représentait à l’époque pour l’Amérique un ennemi géopolitique et non point spirituel, puisque le communisme et le libéralisme sont extraits de la même matrice idéologique. Aujourd’hui c’est le contraire : l’ennemi absolu et radical de l’Amérique est fondamentalement spirituel (il est donc également ennemi d’Israël), et possédera probablement, un jour, une assise géopolitique – c’est là l’objet de tous nos combats et de toute notre détermination. Aujourd’hui, l’ennemi absolu et radical de l’Amérique, c’est la vision du monde en termes d’alliances de civilisation, c’est la vision multipolaire de l’eurasisme que donnait naguère Constantin Leontiev, à savoir « un bloc de Tradition contre le modernisme occidental », comme le rappelle Robert Steuckers dans son texte fondamental sur les relations historiques entre eurasisme, atlantisme et indisme.
Le pouvoir américano-sioniste pourrait très bien attaquer frontalement son adversaire, à savoir cette résurgence de la spiritualité vivante et agissante, en favorisant par exemple des mouvements ouvertement athées qui se battraient pied à pied contre la mise en place d’une spiritualité révolutionnaire supranationale et unificatrice. Mais, comme dans les années soixante, au lieu des contreforts traditionnels, l’Amérique a choisi à nouveau la stratégie de l’anaconda en misant tout sur la singerie de son ennemi le plus radical (la Révolution Spirituelle) ; et cette singerie passe justement par le néo-évhémérisme et le complotisme, derniers coups de boutoir de l’athéisme larvé et viral, tous deux américains jusqu’au bout des ongles, jusqu’au bout du trou du cul.
Pour le dire autrement, et afin que je me fasse bien comprendre : le complotisme est la maladie infantile de l’eurasisme.
Les complotistes d’aujourd’hui sont nos Cohn-Bendit à nous. Et j’espère bien qu’on n’attendra pas soixante ans pour leur crever la panse.
Le complotisme est une colonisation supplémentaire de l’esprit européen par l’Amérique des bas-fonds, l’Amérique des ratés.
Si tant est que nous soyons eurasistes, nous autres hyperboréens, il semble cependant que nous le soyons autrement que l’on ne le serait selon la volonté de puissance de certains. Nous ne sommes pas des complotistes… Nous n’en croyons pas nos oreilles, lorsque nous les entendons parler, tous ces conférenciers internautes. « Voici les modalités du complot ! » C’est avec cette exclamation qu’ils se précipitent tous sur nous, avec une recette à la main, la bouche hiératique pleine de vomi. « Mais qu’importe à nous le complot ? » – répondons-nous avec étonnement. « Voici le complot ! » – reprennent ces sales vociférateurs endiablés : et voici la vertu, le nouveau chemin du bonheur !… Car, en plus de tout le reste, voici qu’ils se piquent de vertu et de puritanisme, nos petits héros… Nous sommes, de par notre nature, beaucoup trop heureux pour ne pas voir qu’il y a une petite séduction dans le fait de devenir eurasiste ; c’est-à-dire immoraliste et aventurier… Nous avons pour le labyrinthe mégalithique de nos ombilics limbesques une curiosité particulière, nous tâchons, pour cela, de faire connaissance de monsieur le Minotaure dont on raconte des choses si dangereuses. Chut ! Ecoutez ! Le Taureau trépigne sur les parois de nos grottes antédiluviennes, il revient à la vie, ses naseaux frémissent et crachent de l’air chaud. Que nous importe votre corde à complots qui, prétendez-vous, nous aiderait à sortir de la caverne ! Vous voulez nous sauver au moyen de votre corde ! Et nous, nous vous supplions instamment de vous pendre avec !
A quoi sert tout cela en fin de compte ! Il n’y a pas d’autre moyen pour remettre l’eurasisme en honneur : il faut d’abord pendre les complotistes.
Le complotisme s’élève contre tout ce qui le dépasse, et son obsession est de rabaisser toute grandeur au niveau de sa propre impuissance atrophiée (les phrases suivantes entre guillemets sont réelles) : les Templiers (« une troupe de talmudistes précurseurs des francs-maçons et tenanciers de réseaux pédophiles »), le Vatican (« le Pape est une créature de Satan – d’ailleurs Bergoglio était trafiquant d’enfants, et c’est une loge maçonnique qui dirige le Vatican »), l’eurasisme (« Douguine est piloté par l’Occident »), la littérature (« chrétiennement parlant, Léon Bloy est sataniste »), les Rois Mérovingiens (« une race d’extra-terrestres »), l’Irak (« Saddam Hussein était un agent américain »), la Russie (« Poutine fait partie du système mondialiste »), le Onze-Septembre (« les avions étaient des hologrammes »), Platon (« le véritable Platon était Gémiste Pléthon, au XVè siècle »), les pyramides d’Egypte (« ce sont les reptiliens Annunakis qui les ont construites »), l’histoire européenne (« le Moyen Age n’a jamais existé, c’est une invention de l’Eglise vers 1600 »),… Lorsque j’entends un de ces crétins m’asséner qu’un complotiste est forcément intelligent puisqu’il doute des réalités officielles, je dégaine ma masse d’armes.
Leur mot d’ordre : tous contre la Sainte-Baume !
Je connais peu de listes aussi déprimantes que celle des dates marquant les défaites successives de l’Eurasie : – 37000 (extinction des Néandertaliens), – 10800 (engloutissement de l’Atlantide), – 2750 (troisième tiers de l’Ere du Taureau : césure du bloc indo-européen initial), – 175 (Saces chassés des Terres du Milieu par les Xiongnu), 843 (Traité de Verdun), 1274 (tentative avortée de Grégoire X d’unifier les Mongols, les Byzantins et l’Europe), 1314 (chute des Templiers), 1825 (dissolution de la Sainte-Alliance), 1945 (américanisation de l’Europe occidentale),… et 2014, où les adversaires les plus fervents et les plus retors du Saint Empire Eurasien sont les complotistes. Mais là, en revanche, il n’est pas sûr qu’ils remportent la victoire. Pas sûr du tout.
En 1942, le révolutionnaire Lucien Rebatet écrivait dans Les Décombres : « Je n’admire pas l’Allemagne d’être l’Allemagne, mais d’avoir permis Hitler. Je la loue d’avoir su, mieux qu’aucune autre nation, se donner l’ordre politique dans lequel j’ai reconnu tous mes désirs. Je crois que Hitler a conçu pour notre continent un magnifique avenir, et je voudrais passionnément qu’il se réalisât ». En 2014, les complotistes écrivent dans leurs torchons collaborationnistes que le nazisme était entièrement financé par les Juifs, et qu’Hitler, en plus d’être le petit-fils de Rotschild, était sataniste de par sa prétendue appartenance à la Société de Thulé.
La guerre totale a lieu entre la conspiration mondialiste de la super-puissance planétaire des Etats-Unis et « l’intégration grand-continentale eurasiatique de la fin » comme l’a écrit Parvulesco : la réunification du continent après quarante mille ans de tragédies historiques déflagrationnelles ; soit, d’une part, l’alliance sanctifiée entre le catholicisme et l’orthodoxie, et d’autre part, la nouvelle émergence des anciens dieux de notre continent ainsi que de tout le petit peuple de nos forêts, de nos landes et de nos lacs, sous l’égide hautement lumineuse et déchirante du Christ-Pantocrator et de la Vierge Marie.
Or, tout raisonnement qui s’élabore en termes de civilisation ou de bloc continental ne peut qu’être systématiquement condamné par le complotisme, qui y verra – ou plutôt, qui feindra d’y voir (car, pour beaucoup d’entre eux, tout n’est que jeu de dupes) – la mainmise de grands groupes financiers internationaux et une variante du nouvel ordre mondial au bénéfice intégral des banques de Wall Street. Alors que la nation est une fabrication complètement anti-traditionnelle (la nation française trouve principalement ses racines dans la cupidité et l’acharnement tout kshatriyen de Philippe le Bel dans la destruction de l’Ordre du Temple, et les autres nations européennes sont majoritairement des productions artificielles élaborées par les bourgeoisies entrepreneuriales pour faire fructifier leurs commerces et industries), elle est aujourd’hui ardemment défendue becs et ongles par les complotistes face au seul mouvement véritablement anti-américain et antisioniste qui tienne, celui de l’intégration supra-nationale grand-continentale et spirituellement unificatrice défendue par les nôtres. Mais, pour le complotiste, tout ce qui s’élève au-dessus de la nation ne peut qu’être une marionnette du Malin.
Lorsque le complotiste se trouvera en face du Paraclet, il L’attaquera en disant que c’est un hologramme envoyé par le Mossad pour tromper les esprits, tout comme son ancêtre avait jadis accusé Jésus d’être un mercenaire romain chargé de défaire les rebelles zélotes en semant le trouble. D’autres complotistes voient dans l’islam une manipulation des Arabes, leur mise au pas judaïque par le rabbin ébionite Waraqa Bin Nawfal, précepteur caché de Mahomet.
Pour le dire encore plus clairement : quels que soient les détours empruntés par les aléas de l’actualité quotidienne, le complotisme se trouve entièrement aux côtés de la conspiration mondialiste, parce que la seule manière de lutter contre la conspiration mondialiste, c’est la grandeur, le lyrisme, la beauté, la grâce, la foi, l’amour et le fanatisme, toutes choses qui passeront toujours pour suspectes aux yeux ultra-rationalistes des complotistes.
Dans chaque réunion publique de type politique ou spirituel, aujourd’hui, se trouvent dix pour cent de complotistes et/ou néo-évhéméristes qui pourrissent l’ambiance avec leurs sales gueules de traviole. Notons en passant que les complotistes sont tous d’une laideur à couper le souffle. Le 18 janvier dernier, à Rennes-le-Château, quelques-uns d’entre eux tentèrent de nous persuader que c’était la Rome chrétienne qui avait envoyé les Huns ravager la Gaule, et que le pic de Bugarach était un parking cosmique pour OVNIs. Les complotistes ésotéristes sont tous frontalement opposés au Vatican, car toute autorité politico-spirituelle ne peut que leur être insoutenable : ce sont des anarchistes honteux, une résurgence de l’éternelle lie de l’humanité, gueularde, atrophiée et vantarde, sous des oripeaux modernes de webmaster urbain. La croyance en l’origine extra-terrestre de la population humaine (ou d’une fraction d’entre elle) relève de cet ultime tour de passe-passe de l’athéisme, consistant à éviter à tout prix de s’en référer à Dieu.
Le 12 octobre 2013, lors de laconférence londonienne avec Alain de Benoist et Alexandre Douguine, quelques-uns d’entre eux affirmèrent que si l’on se trouvait dans cette salle d’hôtel du Bloomsbury pour évoquer « the end of the present world », c’était parce que le Mossad nous l’avait permis. Par ailleurs, ils nous affirmèrent que nos conférences ne servaient à rien si nous ne parlions pas du pouvoir absolu des Illuminati. Douguine perdit du temps à leur rétorquer que, contrairement au capitalisme industriel, le capitalisme financier était un flux principiel, et pas une construction statique. Pas de pyramide (ou d’anti-pyramide) qui tienne dans le monde de la dissolution : c’est précisément la définition de la post-modernité. Que se passerait-il si l’on éventrait tous les hommes au pouvoir, et qu’on les remplaçait par d’autres ? Absolument rien. Les complotistes ont cent ans de retard. Par ailleurs, c’est l’essence du capitalisme qui est proprement sataniste, beaucoup plus que les hommes qui le propagent. Voici une différence essentielle entre le conspirationnisme résistant et intelligent, et le complotisme traître, collaborationniste et imbécile : le premier sait que les forces obscures dirigent les hommes de manière disparate mais convergente, et que les hommes mauvais sont essentiellement le jouet du Mal, les esclaves des forces obscures ; le second croit que ce sont les hommes mauvais qui dirigent tout, et qu’ils possèdent par eux-mêmes un pouvoir énorme : le pouvoir de téléguider des avions sur des tours new-yorkaises, ou d’organiser des complots ultra-rationnels sur des dizaines ou des centaines d’années de distance. L’entité supérieure, pour eux, c’est l’élite. Et pas le Démon. Cette nuance peut sembler insignifiante, mais elle est énorme, et tout le problème est là. C’est encore une manière de croire en l’homme, de croire que certains hommes possèdent des super-pouvoirs comme dans les comics américains. Epuisé d’avoir à affronter autant de connerie orgueilleuse, Douguine se tourna vers moi en me soufflant, l’air désespéré : « C’est incapacitant ». Oui, en effet, tous les complotismes sont incapacitants, parce que c’est justement leur fonction : enrayer et stopper la Révolution Spirituelle, par tous les moyens.
Et ils le savent parfaitement.
Jusqu’à l’avènement d’internet, le complotisme restait cantonné dans des fanzines américains pour débiles légers, à l’instar du bulletin « Conspiracy Theory » de Mel Gibson dans le film éponyme de Richard Donner. La plupart de ces théories étaient alors plutôt amusantes, tant qu’elles ne relevaient que de la sous-culture paranoïde : le fluor est utilisé par les dentistes pour troubler le système nerveux des patients, des hélicoptères noirs en mode silencieux nous surveillent en permanence, le Grateful Dead était une troupe d’espions de la CIA, Oliver Stone est le porte-parole caché de Bush, les reptiles dominent le monde, etc. Mais le film date de 1996, et depuis lors, l’arme de destruction massive américaine dénommée internet a émergé dans le public, offrant un support idéalement symbiotique à la théorie arachnéenne du complot. Jamais on n’aura vu un médium aussi bien adapté à son message. En vingt ans, les tarés plutôt sympathiques sont devenus des leaders vaniteux, complètement intégrés aux modalités du système qu’ils se plaisaient naguère à décortiquer. Il n’y a aucune différence entre Alex Jones et Ronald Reagan. La technique MK Ultra était censée parvenir à transformer un homme moyen en assassin ? Depuis, comme il est dit dans le film de Donner, « la technique auto-suggestion et hypnose » est tombée dans le domaine privé : les webmasters complotistes l’ont entièrement récupérée, usant de l’insulte permanente, la vocifération abjecte et l’avilissement verbal pour hypnotiser l’internaute dubitatif, et le transformer en militant de la démobilisation et en assassin permanent de la Révolution. Chaque complotiste est un sous-produit direct de la CIA : il ne pense et n’agit que par elle, volontairement ou non.
En gagnant en vingt ans un certain pouvoir doctrinal favorisé et propagé par cette arme de guerre américaine qu’est internet, le discours complotiste s’est à la fois asséché et ridiculisé, mais il a surtout gagné en nuisance. Les théories débiles sont passées des revues ronéotypées en cinquante exemplaires aux sites internet à plus de 50000 visites par jours ; c’est exactement comme si un adolescent semi-attardé devenait père de famille du jour au lendemain. Ce dernier serait le père le plus autoritaire, insultant et haineux de tous les temps envers ses propres enfants. C’est ainsi que tout acte de résistance authentique est activement nié par le complotisme (l’anti-Système reconnu comme tel par le Système), tandis que cet acte de résistance est en même temps combattu par le Système officiel. J’affirme que le Système mène la lutte sur deux fronts en même temps : diffusion d’une propagande officielle sur les médias télévisuels de masse, et diffusion concomitante d’une propagande complotiste, opposée binairement à l’officielle, sur les médias internautes. A chaque fois, la vérité se trouve prise en sandwich entre les mensonges du Système et de l’anti-Système. L’anti-messe est dite.
Il ne peut pas exister de poésie ou de littérature complotiste, puisque le complotisme n’enrichit pas le réel mais il l’appauvrit : il l’assèche, l’encercle et le dissout. Le complotiste, c’est le Grand Inquisiteur évoqué par Dostoïevski (dans Les Frères Karamazov) : homme mauvais déguisé en dignitaire de l’Eglise, il refuse toute légitimité à la grâce (incontrôlable par nature) pour promouvoir la société de l’efficacité, une société soumise aux faux initiés comme lui. Le complotiste est un berger manipulateur : c’est un démocrate furieux, motivé par la haine du mystère. Ce qu’il déteste dans la vie, au fond, ce n’est pas que le Mal s’étende un peu partout, mais qu’il se passe des choses dont il ne soit pas au courant. Même si ce sont des forces du Bien qui tentent à couvert d’accroître leur pouvoir (Templiers, Jésuites, MMM), il les haïra avec détermination et les accusera de tous les maux, pour la simple raison qu’il veut connaître dans le détail absolument tout ce qu’il se passe.
Lorsque le Grand Inquisiteur rencontre Jésus, Celui qui fut le point de départ de sa vocation première, il réalise à quel point il a pu trahir cette dernière en l’érigeant en système de pensée aussi stérile que massificateur. Alors, à la fin, le Grand Inquisiteur fait périr Jésus dans les flammes. Le secret de Jésus, c’est qu’il n’y a pas de secret.
Croire que les hommes du Mal contrôlent tout, c’est démobilisant et anti-révolutionnaire, et conséquemment profitable au Mal. Le complotisme n’est pas une variante de la pensée radicale avec laquelle il pourrait être permis de composer en attendant la victoire. Bien au contraire. Le complotisme est un outil de la conspiration mondialiste pour étouffer la Révolution Spirituelle en usant de la stratégie de l’anaconda. A paranoïaque, paranoïaque et demi. Debout au sein de la cellule rayonnante de notre chevalerie spirituelle, nous autres hyperboréens, tenants de l’Europe mystérieuse et du Saint Empire des Temps de la Fin, saurons écraser la tête du complotisme à coups de talon, ainsi qu’il doit être fait.
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08/01/2024
Le Grand Jeu (Jean Parvulesco)
Jean Parvulesco, Un Retour en Colchide, Acqua Alta, pp. 230/232, aux édition Guy Trédaniel Editeur
(620) Cet après-midi, j'ai pris un verre, au parc de la Muette, avec Cyril Loriot, le principal responsable des éditions parisiennes Le Grand Souffle. Sous l'influence directe et avouée de ce qu'avait été, dans son temps, Le Grand Jeu, les principaux protagonistes actuels du Grand Souffle semblent agir comme un groupe dont l'objectif premier serait celui de susciter des rencontres fertiles entre divers courants antagonistes de pensée, d'engagement, de doctrine, de « vision de la vie ». Des rencontres ne cherchant pas tellement à surmonter leurs oppositions foncières, mais à faire acte de leurs confrontations lucides, en vue de certaines constatations ultérieures, essentiellement imprévues pour le moment. Dans la « chaleur d'être là », écrit Cyril Loriot, Le Grand Souffle entend mener la « guerre sainte contre la pensée du monde moderne ».
Je sais qu'il vient de demander à Alain Santacreu d'être responsable d'une collection intitulée Contrelittérature. Ce dernier définit ainsi les buts de sa nouvelle charge missionnaire : « De même que le Graal fut la pierre tissée – lapis textilis – de la littérature arthurienne, le Sacré-Cœur est le blason de la contrelittérature, sa mise en demeure ». (Léon XIII : « Aujourd'hui, un autre symbole divin, présage très heureux, apparaît à nos yeux : c'est le Cœur très sacré de Jésus, resplendissant d'un éclat incomparable au milieu des flammes... »)
A la fin de notre entretien d'aujourd'hui, Cyril Loriot vint à me demander brusquement, comme s'il voulait conclure :
- Mais, en définitive, qui êtes-vous, Jean Parvulesco ? Qui êtes-vous, et qu'est-ce que vous êtes en train de vouloir faire ? Quels sont vos buts ultimes ?
J'ai répondu :
- Je suis un agent secret du Christ. Un agent secret de Jésus. Ce que j'entends faire, c'est ouvrir les chemins du Regnum Christi dont l'avènement, désormais, n'est plus tellement lointain ; dont il se pourrait même qu'il fut, en quelque sorte, imminent. Vous voyez, j'ose le dire.
- Est-ce possible ? Comment pouvez-vous penser un seul instant que l'hindouisme ; que le bouddhisme, que l'islamisme pourraient accepter la conception catholique de la personne humaine ? Pour toutes ces religions – pour toutes ces civilisations – la personne humaine n'existe pas, ne possède aucune espèce d'importance, car seule compte pour elles le « tout cosmique ».
- Elles finiront par y venir, ces religions du « tout cosmique ». Déjà saint Maximilien Kolbe avait réussi à installer au Japon, à Nagasaki – à Nagasaki justement – une communauté catholique extrêmement importante, de plus en plus active, dont seule la guerre a arrêté le développement. Souvenez-vous qu'il a eu la grâce de voir en avant les noces finales de l'hindouisme et du catholicisme. La visite en Inde de Jean-Paul II a constitué – confidentiellement peut-être, mais très certainement – un immense pas en avant quand une jeune prêtresse hindoue lui a tracé le « signe rouge », le « trident » sur le front. J'ai gardé une photo du moment extraordinairement significatif où cette jeune femme a marqué au rouge le front de Jean-Paul II, et je ne cesse de la regarder.
C'est alors que Cyril Loriot a fini par me poser la question qui le taraudait à mon égard :
- Mais, ainsi que l'on n'a pas cessé de me le répéter de tous les côtés, est-ce vrai que vous seriez d' « extrême droite » ?
- Moi, d'extrême droite ? Ah, la sordide blague ! Non, je ne suis pas et n'ai jamais été d'extrême droite. Je suis, et j'ai toujours été, de l'extrême droite de l'extrême droite... Car je tiens à me situer moi-même et c'est là qu'est vraiment ma place...
- Bon, maintenant je crois avoir compris... Je ne vous cache pas que cela me dérange, pour moi-même et pour le Grand Souffle...
- Ah ! Que non ! En réalité, vous n'avez pas, vous ne pouvez avoir compris rien du tout, parce que l'heure n'est pas encore venue pour cela... Mais je vous le dis : ma parole est la dernière parole de ce monde, et par cela même la parole nouvelle aussi, la parole absolument nouvelle, la toute première « parole nouvelle ». Ou, si l'on veut, l'outre-parole à venir...
Dehors il pleuvait à verse, une pluie raide et glacée d'hiver. A quatre heures de l'après-midi, il fait déjà nuit. Je bois du champagne, je suis autre et ailleurs. Derrière moi, devant moi, il n'y a plus qu'un désert immense et tranquille. Une morne aube s'élevant sur les marges incertaines d'une nuit incertaine, et maintenant il me faudra faire avec.
Cyril Loriot m'apprend que les jeunes gens du Grand Jeu étaient tous communistes, membres du PCF. (Les éditions du Grand Souffle ont récemment réédité Le Grand Jeu, Les enfants de Rimbaud, de Michel Random, ainsi que deux livres décisifs de Rolland de Renéville, L'expérience poétique, ou le feu secret du langage ainsi que Rimbaud le voyant).
(620) « Au bout de sept cents ans le laurier reverdira. » Une longue, trop longue étape, vient d'être achevée, ou est en train de l'être. Le sommeil sacré – qui n'a jamais été qu'une demi-veille – n'est sans doute plus de mise. J'ai peut-être (en parlant ici de l'anti-parole à venir) dit plus que je n'avais le droit de dire déjà. Cette incontenance ne serait-elle pas une épreuve obligée, un seuil dangereux à franchir ? Une instance d'initiation spirituelle à prendre entièrement sur moi ? Le « mystérieux ruisseau interdit » dont parlait Regius Montanus, et qu'il faut enjamber à l'heure suprêmement décisive que je vois à présent ?
La rencontre de cet après-midi avec Cyril Loriot a-t-elle agi sur moi comme une provocation inattendue, comme une incitation à sauter le pas ?
Dans tous les cas, elle a eu sur moi un effet philosophiquement irrémédiable. Quelque chose s'est produit dont il m'est impossible d'ignorer l'importance, le voile de la virginité d'Artémis d’Éphèse a été déchiré.
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