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06/05/2022

La primauté du cœur (Pierre-Yves Lenoble)

Pierre-Yves Lenoble, La Dame Déleste – La tradition secrète des « fidèles d'amour » islamo-chrétiens, Chapitre III – L'Amor, La Mort, L'A-Mor et l'Âme-Or, pp. 37-38, aux éditions Fiat Lux

 

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« ...Cette poésie courtoise spécifiquement destinée aux hommes d'action, on l'a dit, comporte une forte teneur initiatique et propose en filigrane les conditions, les moyens et les fins dont dispose le chevalier profane, c'est-à-dire le néophyte, afin de petit à petit transfigurer son être et d'assurer le salut définitif de son âme.

 

Le premier élément que nous souhaitons aborder concerne l'état d'être et d'esprit dans lequel le novice doit obligatoirement se mettre, soit la condition nécessaire de purification et de probation, pour obtenir la qualification requise et mener à bien son long processus d'initiation.

 

En clair, il est important de comprendre que la doctrine métaphysique professée par la poésie courtoise ne peut être appréhendée qu'après un nécessaire retour sur soi : c'est un savoir de nature ontologique qui ne doit pas rester extérieur à l'élève et qui suppose une implication plénière de l'être individuel.

 

Ainsi donc, on peut s'apercevoir que les « Fidèles d'Amour » islamo-chrétiens, en conformité avec tous les enseignements traditionnels, ont à l'unanimité affirmé la primauté du cœur en tant qu'organe subtil où s'opèrent les visions théophaniques, et en ont fait symboliquement le siège intérieur de l'intelligence et de l'amour qui seul permet la réunion harmonieuse entre le Connaître et l'Être. »

03/05/2022

Notes sur l'image de la « Sainte » et l'image de la « Fée »

Laurent Guyénot, La mort féerique – Anthropologie du merveilleux (XIIe-XVe siècle), Chapitre II Sainteté, royauté et chevalerie, Culture cléricale et culture laïque, pp. 56-57, Éditions Gallimard, nrf

 

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« ...Comme l'opposition entre culture populaire et culture des élites, l'opposition entre culture cléricale et culture laïque est donc à juste titre relativisée par quelques historiens comme Carl Watkins ou John Van Engen. Ils critiquent également l'idée que la culture laïque serait plus imprégnée de « survivance païennes » que la culture cléricale. D'un côté, le « paganisme » dénoncé par les clercs rigoristes dans certains jeux ou rites populaires est largement rhétorique ; la plupart du temps, il ne s'agit que de particularismes locaux auxquels se prêtent les prêtres de paroisse. De l'autre côté, la culture cléricale s'est depuis toujours imprégnée de rites et croyances d'origine préchrétienne, où elle a puisé une part immense de ses traits médiévaux.

 

Un histoire tirée d'un des recueils de Miracles de la Vierge qui fleurissent au XIIe siècle permet d'illustrer cette proximité entre les deux cultures dans le domaine narratif. Un certain chanoine de Pise était dévoué à la Vierge et récitait chaque jour en son honneur les offices connus sous le nom des « Heurs de la Vierge ». Lorsque ses parents moururent en lui laissant un héritage important, ses amis le poussèrent à se marier. Il délaissa peu à peu le service de la Vierge, mais, le jour de son mariage, elle lui apparut pour lui reprocher le déclin de son affection et lui interdire de se marier. Le mariage eut pourtant lieu, mais la nuit même l'homme quitta sa femme et son foyer et jamais plus on ne le revit. Voilà une histoire qui met à mal la frontière entre le miraculeux chrétien et le merveilleux féerique. La Vierge se comporte en effet exactement comme certaines fées (Fadas) que mentionne un peu plus tard Gervais de Tilbury, dont les amants mortels, « quand ils voulurent se marier avec d'autres femmes, (...) moururent avant d'avoir pu s'unir charnellement à elles » (Otia, III, 86). « Est-ce un hasard », doit-on se demander avec Pierre Gallais, « si l'émergence des fées, telles que nous les connaissons, coïncide sans doute avec la grande popularisation du culte de Notre-Dame ? »

 

Guillaume de Malmesbury (De Gestis regnum Anlorum, II, 205) raconte à la même époque l’histoire d'un jeune marié qui avait passé innocemment son alliance au doigt d'une statue de Vénus et se vit dans l'impossibilité de consommer son mariage, car une créature à « la consistance d'un nuage et la densité d'un corps » s'insinuait toujours entre lui et son épouse. Sur les conseils d'un prêtre orthodoxe, il dut se rendre à un carrefour en pleine nuit pour remettre une lettre au conducteur d'une procession fantomatique dans laquelle Vénus apparaissait telle « une femme attifée comme une prostituée chevauchant une mule (...), presque nue en raison de la minceur de ses vêtements, (qui) se répandait en attitudes impudiques ». La nette ressemblance entre cette troupe et celle des morts errants connue sous le nom de « mesnie Hellequin » laisse soupçonner que Guillaume s'inspire ici d'une de ces histoires de revenante amoureuse dont nous parlerons au chapitre x. Il adopte une convention simultanément chrétienne faisant de Vénus une prostituée mortelle. Ainsi se trouve illustré le caractère mutant des schémas narratifs, qui circulent aisément d'un registre à l'autre. »

01/05/2022

La magie sympathique – aux sources du chamanisme archaïque résiduel

Jean Clottes – David Lewis-Williams, Les chamanes de la préhistoire, Cent ans de recherche des significations, La magie sympathique, pp.78/84, aux éditions Point

 

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La magie sympathique se fonde sur une relation ou une identité postulé entre l'image et son sujet. En agissant sur l'image, on agit sur la personne ou l'animal figuré. Elle a été bien définie par le comte Bégouën : « C'est une idée généralement répandue chez tous les peuples primitifs, que la représentation de tout être vivant est, en quelque sorte, une émanation même de cet être et que l'homme qui a en sa possession l'image de ce être a déjà un certain pouvoir sur lui. De là vient, chez beaucoup de sauvages, la peur réelle qu'ils éprouvent quand on les photographie ou qu'on les dessine. On peut donc admettre que les hommes primitifs croyaient, eux aussi, que le fait de représenter un animal le mettait déjà, en quelque sorte, sous leur domination, et que, maîtres ainsi de sa figure, de son double, ils pouvaient plus facilement se rendre maîtres de l'animal lui-même.

 

Dés le début du XXe siècle, Reinach jeta les bases de la théorie connue sous le nom de « magie de la chasse ». Elle fut adoptée, complétée et popularisée par l'abbé Breuil et le comte Begouën, au point qu'elle se cristallisa en une sorte de dogme jusqu'à la fin des années cinquante.

 

Cette nouvelle façon d’interpréter l'art eut deux fondements principaux. L'ethnologie avait récemment apporté une image différente de l'homme « primitif ». Ce n'était plus le bon sauvage libre et insouciant s'ébattant dans un monde d’abondance, mais une créature faible essayant de survivre dans un univers hostile. Le livre de J-H. Rosny aîné, La Guerre du feu, qui date de 1911, en donne une image dramatique. L'art magique a donc un but pratique car il concourt à la survie. Selon les termes de Bégouën, « l'art de cette époque est utilitaire ».

 

La caverne elle-même constitue le second support de l'hypothèse magique. Si les préhistoriques se rendaient si loin sous terre pour dessiner dans des lieux retirés, ce ne pouvait être que dans un but magique. Ces dessins n'étaient pas destinés à être vus. « Seule l'exécution du dessin ou de la sculpture importait. La représentation de l'animal était un acte qui valait par lui-même. Une fois que cet acte était accompli, le résultat immédiat et matériel de cet acte, le dessin, n'avait plus aucune importance. » Cela expliquait les nombreuses superpositions de figures sur les mêmes parois et le manque de visibilité des gravures.

 

Les pratiques magiques avaient trois buts principaux : chasse, fertilité, destruction. La magie de la chasse visait à permettre des chasses heureuses, par la prise de possession de l'image de l'animal à abattre et donc de la bête elle-même. Elle était renforcée par l'apposition de signes en forme de flèches ou de blessures sur certains animaux (Niaux), parfois au cours de cérémonies (Montespan), ou par la figuration de pièges (Font-de-Gaume). Les dessins de bêtes incomplètes avaient pour objet de diminuer leur facultés et en conséquence de faciliter leur approche et capture. Cette magie s'appliquait aux grands herbivores chassés : chevaux, bisons, aurochs, bouquetins, rennes et cerfs. La magie de la destruction visait ceux qui étaient dangereux pour l'homme : les félins et les ours (Trois-Frères, Montespan). Par la magie de la fertilité, on aidait à la multiplication des espèces utiles, en représentant des animaux de sexe opposé en des scène de pré-accouplement (bisons d'argile du Tuc-d'Audoubert) ou des femelles pleines.

 

Dans cette optique, les animaux étaient des « images-réalités », les signes participaient de la chasse (armes, blessures, pièges), et les humains étaient les sorciers revêtus de peaux de bêtes ou dotés d'attributs d'animaux pour mieux capturer leurs qualités et leur force, ou encore des dieux régnant sur la faune. C'est ainsi que l'être composite dessiné à 3,50 mètres du sol dans le Sanctuaire des Trois-Frères fut indifféremment appelé Sorcier ou le Dieu Cornu.

 

Les partisans des théories magiques de l'art pariétal ont mis en exergue quelques exemples – la Scène de Chasse et les modelages de Montespan ; la Chapelle de la Lionne et le Sorcier des Trois-Frères – choisis pour leurs vertus démonstratives. Puis, ils sont revenus à l'ethnologie pour trouver des parallélismes susceptibles de renforcer leurs interprétations par un processus analogique élémentaire.

 

Leurs conceptions ont connu un succès durable, dû à plusieurs facteurs : le progrès certain qu'elles représentaient par rapport aux concepts antérieurs ; la domination exercée par l'abbé Breuil sur la recherche préhistorique pendant un demi-siècle. Le prestige de l'age pariétal européen, spectaculaire et le plus vieux monde, a concouru à leur diffusion : elles furent exportées partout et appliquées à l'art rupestre d'autres continents. La magie de la chasse a souvent été, et parfois continue à être utilisée, à tort ou à raison, pour l’interprétation de pratiques ou d'arts fort éloignés du continent européen.

 

Les critiques ont porté sur divers aspects de ces théories. Le futilité des comparaisons ponctuelles a été dénoncée. Elles se basaient sur l'idée préconçue et fausse que les préhistoriques constituaient une humanité primitive et que, tous les primitifs étant à un même stade d'évolution, les analogies se trouvaient justifiées. Plus graves étaient les interprétations biaisées, les contradictions et les absences d'explication pour une conception de l'art qui se voulait globale.

 

Si la magie sympathique avait été le motif essentiel de l'art paléolithique, on se serait attendu à trouver une majorité d'animaux envoûtés, marqués de « flèches » ou de blessures, de femelles pleines, de scènes sexuelles évidentes, ainsi qu'un équivalence entre les vestiges d'animaux chassés mis au jour lors des fouilles d'habitats et les représentations animales. Or, Leroi-Gourhan fit avoir que le pourcentage d'animaux porteurs de signes évoquant des armes restait infime, qu'il s'agisse d'espèce consommables ou dangereuses. Il en était de même des femelles gravides, rares et le plus souvent douteuses, ainsi que des scènes qualifiées de sexuelles mais qui, en fait, n'étaient guère explicites. Les images de coïts humains (plaquettes gravées d'Enlène, Ariège) ou animaux (chevaux pariétaux de la Chaire à Calvin, Charente) étaient étonnamment exceptionnelles, ce qui témoignait d'un manque d’intérêt pour la représentation de ces activités vitales essentielles. Quant à ce que Delporte a appelé l' « échantillon culinaire », c'est-à-dire les animaux chassés, il ne présentait pas de corrélations avec l' « échantillon figuré ». Selon les termes de Claude Lévi-Strauss, souvent repris, certains animaux étaient donc « bons à manger » et d'autres « bons à penser », et ça n'étaient pas nécessairement les mêmes. Pour ces derniers, il s’agissait donc d'un « bestiaire ».

 

En outre, de nombreux éléments, parfois fondamentaux, ne trouvaient par leur place dans la magie de la chasse, de la fécondité et de la destruction. Comment expliquer dans leur cadre les mains négatives, les figures humaines isolées et caricaturales, et surtout les créatures composites, ces sortes de monstres qui n'existent pas dans la nature et dont l'on ne pouvait en conséquence souhaiter ni la destruction ni la multiplication ?

 

Pour rendre compte des contradictions et de la variété de l'art pariétal, les partisans de la magie sympathique exposèrent des points de vue à géométrie variable. Selon les cas, et parfois das la même grotte, Breuil interpréta des signes identiques de façons très diverses. Ainsi, dans Niaux, les points rouges représentaient selon lui des repères topographiques sur les « Panneaux indicateurs » ; une blessure sur e « Bison mourant », des bisons et un chasseur dans la galerie Profonde. La subjectivité des ces interprétations est évidente. Elle ne l'est pas moins dans la représentation de la Scène de la Chasse de Montespan et des rites dont elle était censée résulter : si les points affectant un cheval étaient les traces de coups de sagaie pour l'envoûter, pourquoi y en avait-il tant en dehors du corps de l'animal ? De plus, le lieu était trop bas et exigu pour accueillir les chasseurs et leurs cérémonies. On pourrait multiplier les exemples d’interprétations fallacieuses colorées par les a priori.

 

Malgré une défaveur certaine depuis les théories structuralistes auxquelles nous en venons à présent, la magie sympathique n'a pas disparu sans laisser de traces. Dans la conscience populaire, elle est toujours vivace. Il arrive encore que certains guides de grottes ornées ouvertes au public la proposent aux visiteurs comme une explication irréfutable. Ses défenseurs ont judicieusement mis en évidence de observations et exposé des idées qui ne peuvent manquer d'influencer la recherche, dans la mesure où elles ont été confirmées par les découvertes du demi-siècle écoulé.

 

D'abord, la présence des animaux marqués de « flèches ». Il est vrai qu'on ne les retrouve pas partout et qu'ils sont minoritaires. Cependant, dans certaines cavernes (Niaux, Cosquer), ils représentent un quart ou plus du bestiaires. Dans le même ordre d'idée, on rangera les animaux (lion de Trois-Frères) qui ont subi des coups ou ont été partiellement ou en totalité effacés (Chauvet), voire les mains négatives de Cosquer, surchargées de signes ou détruites. Ces faits demandent explication.

 

L'accent mis sur la focalisation des figures dans les lieux écartés, leur manque de visibilité pour d'improbables spectateurs, l'utilisation des reliefs naturels des parois, les superpositions fréquentes vont dans le sens d'une valeur prépondérante intrinsèque de chaque dessin. Nous y reviendrons avec les pratiques chamaniques.

 

Enfin, les théories des Reinach, Breuil et Bégouën reposaient sur l'idée fondamentale que l'homme s’efforçait, par certaines pratiques d'influer sur le cours des événements afin de faciliter sa vie quotidienne. Or, les études ethnologiques modernes ont montré que la plupart des cultures traditionnelles n'avaient pas une attitude différente, qu'il s'agisse d'éviter des catastrophes, de rétablir un certain équilibre dans la nature, de contribuer au retour des saisons ou la multiplication du gibier, de guérir des malades ou de punir des ennemis Cet appel à des forces autres que celles dont l'on dispose communément fait partie des universaux de la pensée humaine.