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07/12/2023

Frédéric de Hohenstaufen et l'Ombre de l'Unique


 

Benoist-Mechin, Frédéric de Hohenstaufen ou le rêve excommunié, Cinquième partie – Le Roi de Jérusalem (juillet 1228 – octobre 1230), VII/VIII, pp. 182-187, Librairie Académique Perrin

 

VII

 

Le printemps éclatait partout. Les feuilles, les fleurs, les oiseaux, tout proclamait à sa façon la résurrection de la vie.

 

Pourtant, des nuages sombres s'accumulaient à l'horizon, qui n'allaient pas tarder à venir empoisonner l'atmosphère. Ils commencèrent à se faire sentir dés l'après-midi qui suivit la cérémonie du couronnement.

 

Frédéric avait convoqué à la tombée du jour le Grand Maître des Templiers et celui des Hospitaliers, qui étaient revenus à Jérusalem quoiqu'en empruntant un chemin diffèrent du sien pour bien marquer qu'ils réprouvaient son entreprise. Il voulait examiner avec eux les mesures à prendre pour redresser les remparts de la ville qui avaient été démantelés sur l'ordre de Saladin. Il savait que le traité de Jaffa reposait essentiellement sur le bon vouloir de deux personnes : Al-Khamil et lui-même.

 

Le jour où ils ne seraient plus là, que resterait-il de l'accord ?

 

Pour assurer son maintien, il fallait que les barons francs s'unissent et renonçassent aux querelles qui les opposaient les uns aux autres et leur avaient déjà causé des pertes que seule son intervention avait réussi à compenser. Il fallait aussi relever les remparts croulants de Jérusalem et des principales villes du royaume, pour ôter aux Musulmans toute envie de les reconquérir.

 

La discussion eut lieu sur l'emplacement même des remparts. Y assistaient Hermann von Salza et les deux évêques anglais, dont on retrouve partout en filigrane la présence muette. Malheureusement les deux autres Grands Maîtres ? Pierre de Montaigu et Bertrand de Thessy, ne purent s'accorder sur rien. Ils soulevèrent sans cesse de nouvelles difficultés et demandèrent, pour finir, un délai de réflexion. Il était manifeste qu'ils ne voulaient pas s'entendre, ni coopérer en quoi que ce soit avec Frédéric, pour lequel ils nourrissaient à présent une aversion non déguisée. Il faut dire, à leur décharge, que Frédéric n'avait guère ménagé leurs intérêts dans le traité de Jaffa. Après avoir confisqué leurs biens en Sicile, il venait de leur signifier qu'ils ne réintégreraient pas la maison de la mosquée El Aqsa où avaient vécu, pendant des années, leurs Grands Maîtres, leurs chanceliers et leurs commandeurs. Les Hospitaliers, quoique plus modérés, étaient jaloux des chevaliers teutoniques dont Frédéric avait comblé le Grand Maître de cadeaux. Il lui avait donné, coup sur coup, les châteaux de Montfort et de Toron, un territoire près de Sidon et enfin le « Manoir du roi », une résidence superbe située à proximité de la Tour de David, pour le récompenser des services éminents qu'il n'avait cessé de lui rendre. Exaspéré, Frédéric mit un terme à cette discussion, qui lui parut soudain sans objet, et renvoya les Grands Maîtres chez eux.

 

Mais ce fut surtout le lendemain, 18 mars, que la situation prit un caractère franchement orageux. Le patriarche Giraud avait défendu aux Croisés de se joindre au cortège de Frédéric et de participer à son entrée à Jérusalem. Mais, pour la plus grande mortification du patriarche, cet ordre n'avait pas été suivi. Emportée par la ferveur générale, une foule de pèlerins avait accompagné l’Empereur et s'était même bousculée sur le parvis du Saint-Sépulcre.

 

Pour se disculper de ce qui pouvait apparaître aux yeux du Pape comme une grave infraction à ses directives – et qui trahissait à tout moins un sérieux manque d'autorité – , le patriarche décida de recourir à une sanction terrible. Il envoya l'archevêque de Césarée à Jérusalem, en lui enjoignant de frapper d'interdit le Saint-Sépulcre et toutes les autres églises de la ville. Frapper une église d'interdit n'était nulle part une petite affaire. Mais frapper de cette mesure le Saint-Sépulcre lui-même était un acte proprement inouï. Il revenait presque à mettre en cause la divinité du Christ...

 

Habituellement la chose se passait suivant une dramaturgie lugubre,, qui mettait en évidence le goût du Moyen Age pour le sombre et le macabre. Les portes de l'église étaient sorties de leurs gonds et leur ouverture bouchée par des faisceaux de ronces. Les autels étaient dépouillés de tout ornement, les cierges éteints, les crucifix renversés, les ossements des saints tirés de leurs châsses et aucun office religieux n'avait plus lieu dans l'édifice. Aucun sacrement n'y était plus administré en dehors du baptême des enfants nouveaux-nés et de la confession des mourants. Une église frappée d'interdit était, au sens propre du terme, un lieu frappé de mort. Tous ces actes avaient pour objet de provoquer une psychose d'horreur : ils impressionnaient les esprits beaucoup plus fortement qu'une sentence d'excommunication. Appliqués au Saint-Sépulcre, ils apparurent à Frédéric comme un outrage personnel qui suscita en lui un mélange de tristesse et de colère. A quoi bon s'être donné tant de peine, à quoi bon avoir couru tant de risques pour faire restituer les Lieux saints à la Chrétienté, si c'était pour en interdire l'accès aux fidèles ?

 

Frédéric convoqua l'évêque de Césarée pour lui demander des explications. Mais, tout comme le patriarche Giraud, celui-ci s'abstint de répondre à son appel. Il avait reçu l'ordre de traiter l'Empereur comme s'il n’existait pas.

 

Écœuré par tant de sectarisme et de haine, Frédéric aurait voulu quitter Jérusalem au plus vite. Mais c'était impossible. Le sultan Al-Khamil l'avait invité à visiter, le lendemain, les sanctuaires musulmans en compagnie de Chems ed-Dine. Alors que les Lieux saints chrétiens se fermaient devant lui, les Lieux saints islamiques s'ouvraient pour l'accueillir. Il ne pouvait faire, à ceux qui lui rendaient cet honneur, l'affront de décliner leur invitation. D'autant qu'en temps normal le Haram était rigoureusement interdit aux Non-Musulmans.

 

VIII

 

Le lendemain, Frédéric se leva d’humeur morose. Il n'avait pas encore digéré l'outrage que lui avaient fait subir le patriarche Giraud et l'évêque de Césarée. Aussi est-ce avec une âme partagée entre la colère et l'indignation qu'il se rendit sur le seuil de la mosquée Al Aqsa où l'attendaient Chems ed-Dine, le cadi de Naplouse, qu'Al-Khamil avait chargé de lui faire visiter les lieux. Frédéric s'était fait accompagner, pour la circonstance, par quelques-uns des savants qu'il avait amenés avec lui de Brindisi et qui, dans cette phase de son voyage, reparaissaient opportunément sur le devant de la scène.

 

Lorsque, vêtu de son grand manteau de pèlerin, il eut gravi les marches menant au Dôme du Rocher et eut commencé à déambuler, à côté de Chems ed-Dine, sur l'immense esplanade bordée d'arcades à travers lesquelles on apercevait les deux symboles tangibles de la souffrance des hommes et des souffrances de Dieu – la vallée de Josaphat et le mont des Oliviers –, il éprouva le même sentiment que tous ceux qui, d'âge en âge, ont parcouru cet espace sacré : celui d'être délivré du poids des choses terrestres.

 

Comme il avait pu durant la nuit, les dalles de la plate-forme qui occupe le sommet du mont Moriah étaient recouvertes d'une pellicule luisante qui reflétait le ciel et donnait au visiteur l'impression d'être transporté quelque part entre ce monde et l'autre, en un point où il dominait les espaces et les siècles. Mais lorsque Frédéric approcha le Dôme du Rocher ce fut bien autre chose....

 

Cet octogone sublime le surprit d'emblée par sa grâce et son degré de conservation inattendu car, fondé en 691, il était déjà vieux de six cents ans. La pluie avait lustré ses revêtements de faïence, faisant chanter éperdument ses roses, ses gris, ses azurs et ses ors. Elle avait cerné d'un liséré d'argent ses colonnes, ses corniches et le profil de sa coupole, les faisant scintiller sous la lumière du matin, en sorte que l'édifice entier paraissait plus léger que les frondaisons des cyprès qui l'entouraient comme autant de flammes sombres. Rien ne semblait pouvoir approcher davantage de la perfection.

 

Précédé de Chems ed-Dine, Frédéric pénétra dans le sanctuaire. Tout son centre était occupé par un rocher creusé en forme de grotte, mais si exigu que deux personnes pouvaient à peine s'y tenir à la fois. Une inscription était gravée dans chacun de ses six angles inégaux.

 

« Ici a prié Abraham », dit Chems ed-Dine à voix basse en désignant tour à tour chacun d'eux. « Ici, a prié David. Ici, Salomon. Ici, Elie. Ici, Jésus. Ici, enfin, Mahomet, le sceau de la Révélation. »

 

Quelle litanie ! L'esprit avait peine à imaginer la somme incalculable d'extases et d'illuminations que représentait cet ensemble de noms. Cet espace minuscule était le point de convergence de tous les monothéismes du monde, c'est pourquoi il était aussi sacré pour les Juifs que pour les Chrétiens, pour les Chrétiens que pour les Musulmans. Tous y révéraient un Dieu unique sous des vocables différents. « Cieux écoutez ! Terre, prête l'oreille ! Car l'Eternel parle.... » On se demandait comment ce rocher n'avait pas été foudroyé par la chute successive de ces tourbillons d'éclairs...

 

Mais il n'avait pas été foudroyé. C'étaient les prophètes, au contraire, qui étaient montés au ciel, transformés en torches par l'intensité de leur vision. Elie avait été emporté par un chariot de feu. Jésus, revêtu d'une aura de lumière, était remonté vers son Père. Quant à Mahomet, c'était d'ici même qu'il avait effectué son ascension sur sa jument ailée Bourak. Son élan avait été si impétueux qu'il avait laissé dans la pierre l'empreinte de son pied. C'était au cours de ce voyage qu'il avait vu, nous disent les Haddiths, « les sept cieux de l'enfer et du paradis, et Allah, derrière soixante-dix mille rideaux de lumière, séparés chacun par cinq cents ans de distances ».

 

– « A quoi servent ces petites grilles qui entourent le rocher ? » demanda Frédéric à l'un des desservants du temple.

 

– « A empêcher les petits oiseaux d'y pénétrer », répondit le desservant.

 

– « Les petits oiseaux ? » répliqua Frédéric en souriant, « et Dieu, au contraire, y a rassemblé des géants ».

 

A ce moment Frédéric se tourna vers Hermann von Salza qui l'avait accompagné et lui dit, le visage chaviré par l'émotion : – « Voyez ! C'est aujourd'hui le jour de la Rédemption ! » (Sieht ! Es ist heute des Tag des Heils!), voulant signifier par là que c'était le jour où se réalisait la conjonction de l'immanence et de la transcendance, du visible et de l'invisible.

 

Lorsque vint l'heure de la prière de midi et que résonna l'appel du muezzin, plusieurs de ceux qui escortaient Frédéric et que le chroniqueur arabe Ibn al-Jawzi nomme erronément « ses valets », puisqu'il ajoute aussitôt « et notamment un Sicilien avec lequel il lisait les divers chapitres de la Logique (d'Aristote) », s'agenouillèrent et récitèrent ensemble la Fatihah ou première prière du Coran, révélant par là qu'ils étaient Musulmans.

 

Chems ed-Dine n'en fut pas peu surpris. Mais son mécontentement dépassa bientôt sa surprise, car un muezzin se mit à psalmodier l'appel à la prière. Or Al-Khamil avait enjoint aux gardiens du temple de demeurer silencieux durant tout le séjour de Frédéric à Jérusalem, «  de crainte que leurs appels à la prière n’offensent ses oreilles ». Le cadi de Naplouse envoya immédiatement un garde au muezzin, pour lui dire de pas enfreindre les ordres du Sultan et lui commander de se taire. Frédéric, s'en étant aperçu, lui en fit le reproche :

 

– « Pourquoi veux-tu faire taire ce muezzin ? » lui demanda-t-il. « Je t'en prie, laisse-le dérouler sa pieuse mélopée puisque c'est justement pour l'entendre que je suis venu ici ! »

 

Cette journée de calme et de détente – dont il se souviendrait longtemps – avait manifestement rasséréné l'âme de Frédéric. Il en alla de même de la nuit qu'il passa dans la maison du cadi et au cours de laquelle, conformément à son désir, les muezzins rivalisèrent de ferveur en lançant vers le ciel leurs appels à la prière du soir et de l'aube. Frédéric les écouta avec ravissement. Ce fut seulement le lendemain que survint un incident pénible qui fit monter à sa tête une bouffée de chaleur.

 

Frédéric s'était levé très tôt. Il venait de traverser l'esplanade pour admirer le Dôme du Rocher baigné par les premiers rayons de l'aurore, lorsqu'il aperçut une scène qui déchaîna sa colère. Il vit un prêtre catholique, assis à côté de l'empreinte laissée par le pied de Mahomet, qui tenait un Évangile ouvert et réclamait des taxes aux visiteurs, d'ailleurs peu nombreux étant donné l'heure matinale, mais avec un air hautain, comme si le sanctuaire eût été sa propriété personnelle. Frédéric se dirigea vers lui comme s'il voulait lui demander sa bénédiction ; puis, soudain, il lui assena un coup de poing si violent qu'il le renversa par terre.

 

– « Porcs ! » s'exclama-t-il, « le Sultan nous a accordé la faveur de nous laisser visiter ce lieu, et vous osez agir ainsi ? Si l'un d'entre vous pénètre encore ici avec ce genre d'intentions et de manières, je le tuerai ! »

 

Il fallu que Chems ed-Dine, attiré par le bruit de la dispute, vînt apaiser Frédéric et l'assurer qu'il prendrait les mesures nécessaires pour que ce genre d'incident ne se reproduisît plus. Mais l'Empereur était triste : cette altercation lui prouvait que, malgré tous ses efforts, il faudrait encore bien du temps pour que la coexistence christinao-musulmane prît racine dans les âmes. Partout, il se heurtait à ce qu'il détestait le plus : l'incompréhension, le sectarisme et l'intolérance. D'où la violence de sa réaction.

 

Une heure plus tard, Frédéric remercia Chems ed-Dine de ses bontés, distribua une somme d'argent aux desservants du temple, et redescendit vers la ville chrétienne.

 

IX

 

Frédéric ne demeura que quelques heures à Jérusalem. Il avait hâte de retourner à Saint-Jean-d'Acre, pour soumettre le patriarche Giraud à un interrogatoire en règle et lui demander des explications sur sa conduite inqualifiable...

 

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29/11/2023

Prométhée (Dictionnaire des symboles)

 

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Jean Chevalier/Alain Gheerbrant, Dictionnaire des Symboles, Prométhée, pp. 909-910, aux éditions Robert Laffont/Jupiter, collection Bouquins

 

Le mythe de Prométhée se situe dans l'histoire d'une création évolutive : il marque l'avènement de la conscience, l'apparition de l'homme. Prométhée aurait dérobé à Zeus, symbole de l'esprit, des semences de feu, autre symbole de Zeus et de l'esprit, soit qu'il les ait saisies à la roue du soleil, soit qu'il les ait prises à la forge d'Héphaïstos, pour les apporter sur la terre. Zeus l'aurait puni en l'enchaînant à un rocher et en lançant sur lui un aigle qui lui dévorait le foie. Symbole des tourments d'une culpabilité refoulée et inexpiée : Quant à Prométhée aux subtils desseins, Zeus le chargea de liens inextricables, entraves douloureuses qu'il enroula à mi-hauteur d'une colonne. Puis, il lâcha sur lui un aigle aux ailes déployées : et l'aigle mangeait son foie immortel, et le foie se reformait la nuit, en tout point égal à celui qu'avait, le jour durant, dévoré l'oiseau aux ailes déployées. Mais Héraclès le délivra de ses tortures, en brisant ses chaînes et en tuant l'aigle d'une flèche. Le Centaure Chiron désirant la mort, pour mettre fin à ses souffrances, lui légua son immortalité et Prométhée put ainsi accéder au rang des dieux. Si Hésiode prête à Prométhée la ruse, la perfidie, les pensées fourbes à l'encontre des dieux, Eschyle le loue d'avoir fait usage de son larcin, le feu brillant d'où naissent tous les arts, pour l'offrir aux mortels... Ce feu maître de tous les arts, un trésor sans prix.Oui, dit Prométhée, j'ai délivré les hommes de l’obsession de la mort... J'ai installé en eux les aveugles espoirs... je leur ai fait présent du feu... de lui, ils apprendront des arts sans nombre.

 

Le sens du mythe s'éclaire par le sens même du nom de Prométhée, qui signifie la pensée prévoyante. Descendant des Titans, il porterait en lui une tendance à la révolte. Mais ce n'est pas la révolte des sens qu'il symbolise, c'est celle de l'esprit, de l'esprit qui veut s'égaler à l'intelligence divine, ou du moins lui ravir quelques étincelles de lumière. Ce n'est pas rechercher l'esprit pour lui-même, sur de soi, mais c'est utiliser l'esprit à des fins de satisfaction personnelle. Le feu dérobé symbolise l'intellect réduit à n'être que le moyen de satisfaction des désirs multipliés, dont l'exaltation est contraire au sens évolutif de la vie. L'intellect révolté a préféré la terre à l'esprit : il a déchaîné les désirs terrestres et ce déchaînement n'est qu'un enchaînement à la terre. La divinisation finale de Prométhée suivra sa libération par Héraclès, c'est-à-dire la rupture des chaînes et la mort de l'aigle dévorant ; elle sera aussi conditionnée par la mort du Centaure*, sera le triomphe de l'esprit, au terme d'une nouvelle phase de l'évolution créatrice, qui tendra vers l'être et non plus vers le pouvoir.

 

Pour Gaston Bachelard, le mythe de Prométhée illustre la volonté humaine d'intellectualité ; mais d'une vie intellectuelle, à l'instar de celle des dieux, qui ne soit pas sous la dépendance absolue du principe d'utilité. Nous proposons donc de ranger sous le nom de complexe de Prométhée toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres. Or c'est en maniant l'objet, c'est en perfectionnant notre connaissance objective que nous pouvons espérer nous mettre plus clairement au niveau intellectuel que nous avons admiré chez nos parents et nos maîtres. La suprématie par des instincts plus puissants tente naturellement un bien plus grand nombre d'individus. Si l'intellectualité pure est exceptionnelle, elle n'est pas moins très caractéristique d'une évolution spécifiquement humaine. Le complexe de Prométhée est le complexe d’Œdipe de la vie intellectuelle.

18/11/2023

Danse macabre

Johan Huizinga, L'Automne du Moyen Âge, Chapitre XI – La vision de la Mort, pp. 220/230, Petite Biblio Payot (Histoire)

 

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Au XIVe siècle, apparaît le mot bizarre de « macabre », ou plutôt tel qu'il se prononçait à l'origine « macabré ». « Je fis de Macabré la dance », dira le poète Jean Le Fèvre en 1376.Quelle qu'en soit l'étymologie très contestée, ce mot est un nom propre. Ce n'est que plus tard qu'on tire de l'expression : «  danse macabré » L'adjectif qui a pris pour nous une nuance si caractéristique que nous pouvons qualifier de ce mot la vision de la mort aux derniers siècles du Moyen Âge. Cette conception macabre de la mort, dont nous trouvons les derniers vestiges dans les épitaphes et les symboles des cimetières de village, a exprimé, à la fin du Moyen Âge, la pensée de toute une époque. A la représentation de la mort se mêlait un élément nouveau, hallucinant et fantastique, un frisson sorti du domaine des terribles épouvantes spectrales. La pensée religieuse, dominatrice, convertit cet élément en morale, le transforma en un memento mori, mais usa volontiers de la suggestion d'horreur produite par le caractère spectral de cette représentation.

 

Autour de la Danse macabre se groupèrent quelques conceptions connexes également propres à servir d'épouvantail et d'exhortation morale. La priorité appartient au Dit des trois morts et des trois vifs dont la plus ancienne rédaction est antérieure à l'année 1280. Trois jeunes nobles rencontrent soudainement trois morts affreux qui leur racontent leur grandeur passée et avertissent les trois vivants de leur fin prochaine. La plus ancienne représentation de ce thème existe encore dans l'émouvante fresque du Campo Santo de Pise. Les sculptures du portail de l'église des Innocents à Paris, que le duc de Berry fit exécuter en 1408, représentaient le même sujet ; elles ont disparu. La miniature et la gravure sur bois firent entrer ce thème dans le domaine public. La peinture murale aussi s'en servit abondamment. La représentation des trois morts et des trois vifs forme le chaînon qui relie l'horrible image de la putréfaction et l'idée de la danse macabre, semble avoir eu son origine en France. Est-il sorti de la peinture ou de la représentation scénique ? On sait que la thèse de M. Mâle, qui considérait les motifs de la peinture du XVe siècle comme empruntés aux représentations dramatiques, n'a pu, dans son ensemble, résister à la critique. Toutefois, il se pourrait qu'il fallût faire une exception en faveur de la danse macabre et qu'ici, en effet, la représentation scénique eût précédé celle des arts plastiques. En tout cas, la danse macabre a été joue aussi bien que peinte et gravée.

 

Le duc de Bourgogne la fit représenter en 1449 dans son hôtel de Bruges. Que ne pouvons-nous nous faire une idée de cette mise en action : des couleurs, des mouvements, du jeu des ombres et de la lumière sur les personnages ! Mieux que les gravures de Guyot Marchant et de Holbein, cette représentation nous ferait comprendre la profonde épouvante engendrée dans les esprits par la danse macabre.

 

Les gravures sur bois dont l'imprimeur parisien Guyot Marchant orna, en 1485, la première édition de la Danse macabré étaient très probablement empruntées à la plus célèbre de ces représentations, notamment celle qui, dés l'an 1424, couvrait les murs de la galerie dans le cimetière des Innocents, à Paris. Les vers imprimés par Marchant étaient écrits sous ces peintures murales ; peut-être ont-ils leur origine dans le poème perdu de Jean Le Fèvre qui, à son tour, semble avoir suivi un original latin. Quoiqu'il en soit, la Danse macabre du cimetière des Innocents, détruite au XVIIe siècle, est la représentation la plus populaire que le Moyen Âge ait connue. Des milliers de personnes, dans le lieu de rendez-vous bizarre et macabre qu'était ce cimetière, regardant les peintures et lisant les strophes dont chacune se terminait par un proverbe, se sont consolées à la pensée de la mort égalitaire, ou ont frémi en appréhendant leur fin.

 

Elle était là bien à sa place, cette mort simiesque et ricanante, à la démarche guindée de vieux maître à danser, qui entraîne à sa suite le pape, l'empereur, le noble, le journalier, le moine, l'enfant, le fou, toutes les professions, tous les états.

 

Les gravures de 1485 ne nous donnent sans doute qu'une faible impression de la fameuse fresque ; comme le prouvent les costumes, elle n'en est pas une exacte copie. Pour nous faire une idée plus ou moins juste de l'effet produit par la danse macabre du cimetière des Innocents, regardons plutôt les peintures murales de l'église de la Chaise-Dieu, où l'état inachevé de l’œuvre accentue encore le caractère spectral.

 

Le danseur, qui revient quarante fois pour chercher les vivants, n'est pas à l'origine la Mort, mais le mort. Les strophes écrites au bas appellent ce personnage « le mort ou la morte », suivant qu'il s'agit de la danse des hommes ou de celle des femmes. C'est une danse des morts, non de la Mort. Et ce n'est pas encore un squelette, c'est un cadavre non décharné, au ventre creux et ouvert. Ce n'est que vers l'an 1500 que le grand danseur devient ce squelette que nous connaissons par la gravure de Holbein. Dans l'intervalle, le mort, vague sosie de l'homme vivant, a été remplacé par la Mort, active, individuelle, ravageuse de vies humaines. « Yo so la muerte cierta à todas criaturas » : ainsi commence l'impressionante danse macabre espagnole de la fin du Xve siècle. Dans les danses antérieures, l'infatigable danseur est encore le vivant lui-même, tel qu'il sera dans un proche avenir, double terrifiant de sa personne ; c'est l'image qu'il voit dans le miroir, et non, comme certains le prétendent, un mort de même rang et de même dignité. « C'est vous-même », disait au spectateur l'horrible vision, et c'est ce qui donnait à la danse macabre toute sa force d'épouvante.

 

Dans la fresque qui ornait la voûte du monument funéraire du roi René et de son épouse Isabelle, dans la cathédrale d'Angers, c'est encore en fait le roi lui-même qui était représenté par ce squelette au long manteau, assis sur un trône doré, et repoussant du pied mitres, livres, couronnes, globes du mondes. La tête était appuyée sur une main desséchée qui cherchait à soutenir une couronne chancelante.

 

La danse macabre ne représentait d'abord que des hommes. Au rappel de la vanité des choses du monde on joignait une leçon d'égalité sociale, et cette intention mettait, par la nature des choses , les hommes à l'avant-plan. La danse des morts n'était pas seulement une pieuse exhortation, mais aussi une satire sociale : les vers qui l'accompagnent ne sont pas exempts d'une certaine ironie. Le succès de sa publication donna à Guyot Marchant l'idée de publier une danse macabre des femmes, et Martial d'Auvergne fut charger d'en rédiger les vers. Le graveur inconnu qui fit les images ne se montra pas égal au modèle que lui fournissait la première édition ; il n'y eut d'original dans sa danse que la hideuse figure du squelette sur le crâne duquel flottent quelques maigres cheveux de femme. Dans le texte réapparaissent l'élément sensuel et le thème de la beauté tournée en corruption. Comment pouvait-il en être autrement ? On ne trouvait pas à énumérer quarante professions ou dignités de femmes : avec la reine, la femme noble, l'abbesse, la nonne, la marchande, la provision était épuisée. Pour remplir le reste, on avait recours aux différentes périodes de la vie féminine : la vierge, l'aimée, la fiancée, la jeune mariée, la femme enceinte. Et de nouveau, ce sont les lamentations sur la joie perdue et la beauté passée qui accentuent le ton du memento mori.

 

A la terrifiante représentation de la mort, il manquait une image : celle de l'heure de la mort. Pour imprimer plus vivement dans les esprits la crainte de la mort, on ne pouvait mieux faire que de rappeler Lazare : après sa résurrection, selon la croyance populaire, il avait vécu une horreur continuelle du trépas dont il avait déjà fait l'expérience. Et si le juste devait craindre, que devait donc faire le pécheur ?

 

L'agonie était la première des quatre fins dernières, Quatuor hominum novissima, que l'homme devait avoir constamment à l'esprit : la mort, le jugement, l'enfer ou le paradis. Étroitement lié au thème des quatre fins dernières, nous trouvons l'Ars moriendi, création du XVe siècle qui se propagea largement comme la danse macabre, grâce à l'imprimerie et à la gravure sur bois. Il traite des cinq tentations, par lesquelles le diable tourmente le moribond : doute des vérités de la religion, désespoir sur ses péchés, attachement aux possessions terrestres, désespoir de ses souffrances et enfin orgueil de ses vertus. A chaque tentation, un ange écarte les pièges de Satan et console le mourant. La description de l'agonie elle-même était un sujet souvent traité et dont le modèle était fourni par la littérature religieuse.

 

Dans son Miroir de mort, Chastellain a réuni tous les motifs dont nous venons de parler. Il débute par un récit émouvant qui, même dans sa solennelle prolixité, ne manque pas son but. Sa bien-aimée mourante l'a appelé à lui pour lui dire d'une voix brisée :

 

Mon amy, regardez ma face,

Voyez que faitdolante mort

Et ne l'oubliez désormais ;

C'est celle qu'aimiez si fort;

Et ce corps vostre, vil et ort,

Vous perderez pour un jamais ;

Ce sera puant entremais

A la terre et à la vermine

Dure mort toute beauté fine.

 

Là-dessus, l'auteur fait un Miroir de mort. D'abord, il traite le sujet : où sont les grands de la terre ; et il le traite d'une manière prolixe, un peu pédante, sans rien de la légère mélancolie de Villon. Ensuite vient une sorte de première ébauche de danse macabre, mais sans puissance d'imagination. Enfin l'Ars moriendi. Voici sa description de l'agonie :

 

Il n'a membre ne facture

Qui se sente sa pourreture ;

Avant que l'esprit soit hors,

Le cœur qui veult crevier au corps

Haulce et souliève la poitrine

Qui se veult joindre a son eschine.

La face est tainte et apalie,

Et les yeux treillés en la teste.

La parole luy est faillie,

Car la langue au palais se lie,

Le pouls tressault et sy halette.

Les os desjoindent a tous lez ;

Il n'a nerf qu'au rompre ne tende.

 

Villon condense tous ces traits en un demi-couplet, combien plus émouvant. Toutefois, on reconnaît dans ces deux traitements un modèle commun :

 

La mort le fait frémir, pallir,

Le nez courber, les vaines tendre,

Le col enfler, la chair mollir,

Jionctes et nerfs croistre et estendre

 

Et puis l'idée sensuelle, latente dans toutes ces descriptions :

 

Corps femenin, qui tant es tendre,

Poly, souef, si précieux,

Te fauldra il ces maulx attendre ?

Oui, ou tout vif aller es cieulx.

 

Nulle part, les images de la mort n'étaient rassemblées d'une manière plus évocatrice que dans le cimetière des Innocents à Paris. Là, l'esprit savourait les affres macabre dans toute leur plénitude. Tout contribuait à donner à ce lieu l'horreur sacrée que goûtait si vivement l'époque. Les saints eux-mêmes à qui l'église était dédiée, ces Innocents massacrés au lieu du Christ, éveillaient par leur pitoyable martyre la cruelle compassion et la sanglante tendresse où se complaisait la fin du Moyen Âge. Et justement, au XVe siècle, la vénération des Innocents prit de l'importance. On en possédait plus d'une relique. Louis XI donna à l'église «  un Innocent entier » dans une châsse de cristal. Ce cimetière était préféré à tout autre champ de repos. Un évêque de Paris fit déposer dans sa fosse un peu de cette terre où il ne pouvait être inhumé.

 

Pauvres et riches y étaient enfouis pêle-mêle, mais pas pour longtemps, car vingt paroisses y ayant droit d'inhumation on déterrait les ossements et on vendait les pierres tombales après un laps de temps assez court. On croyait que dans ette terre-là un cadavre se décomposait en neuf jours jusqu'aux os. Crânes et ossements étaient alors entassés dans les ossuaires, les log des arcades qui entouraient le cimetière de trois côtés ; ils s'étalaient aux regards, prêchant à tous une leçon d'égalité. Le noble Boucicaut et d'autres personnes avaient donné de l'argent pour la construction de ces « beaux charniers ». Le duc de Berry, qui désirait être inhumé en cet endroit, avait fait sculpter sur le portail de l'église la représentation des trois morts et des trois vifs. Au XVIe siècle, cette exhibition de symbole funèbre fut complétée par une grande statue de la Mort, aujourd’hui au Louvre, seul reste de cette macabre collection.

 

Ce lieu était d'ailleurs, pour les Parisiens du XVe siècle, une sorte de lugubre préfiguration du Palais royal de 1789. C'était, en dépit des inhumations et exhumations incessantes, une promenade publique et un lieu de rendez-vous. On y trouvait des petites boutiques près des charniers et des femmes publiques sous les arcades. Il y avait même une recluse murée sur un des côtés de l'église. Parfois, un moine mendiant venait prêcher en ce lieu qui était lui-même un sermon symbolique de style médiéval. Une procession d'enfants (12 500, dit le bourgeois de Paris) s'y assembla, cierges en mains, porta en triomphe un Innocent jusqu'à Notre-Dame et le rapporta au cimetière. Des fêtes même s'y donnaient. Tant l'horrible était devenu familier.

 

Le désir de donner une image concrète de la mort menait à sacrifier tout ce qui ne se prêtait pas à une représentation directe. Ainsi, les aspects les plus grossiers de la mort s'imprimaient seuls dans les esprits. A cette macabre vision manquaient la tendresse et la consolation. Ce visage de la mort était, au fond, bien égoïste. Ce n'est pas l'absence des chers disparus qui fait pleurer, c'est la crainte de la mort, considérée comme le plus effroyable des maux. Nulle pensée de mort consolatrice, de terme des souffrances, de repos désiré, de tâche remplie ou interrompue ; pas de tendre souvenir, nul apaisement, rien de la divine depth of sorrow.

 

De temps à autre, un accent plus ému;ainsi, la mort parle au laboureur :

 

Laboureur qui en soing et painne

Avez vescu tout vostre temps,

Morir fault, c'est chose certainne,

Reculler n' vault ne contens.

De mort devez estre contens

Car de grand soussy vous delivre...

 

Mais le laboureur regrette la vie, dont il a parfois souhaité la fin.

 

Dans la danse macabre des femmes de Martial d'Auvergne, une petite fille morte dit à sa mère : garde bien ma poupée, mes osselets, ma jolie robe. Mais cette note touchante est rare. La littérature de l'époque, dans la lourde raideur du grand style, a si peu connu l'enfant !

 

Lorsqu'Antoine de La Salle dans Le Réconfort de madame du Fresne essaye de consoler une mère de la mort de son fils, il ne trouve à lui présenter que le récit de la mort, plus cruelle encore, d'un enfant pris comme otage. Pour l'aider à vaincre sa douleur, il ne lui offre que le conseil de ne pas s'attacher aux choses terrestres. Mais il ajoute un petit récit, version du conte populaire de l'enfant mort qui revient prier sa mère de ne plus pleurer afin que son linceul puisse sécher. Et ici s'exprime une émotion bien plus profonde que dans les memento mori répétés sur des tons si divers. Le conte et la chanson populaires de cette époque n'ont-ils pas conservé des sentiments presque ignorés de la littérature ?

 

La pensée cléricale de la fin du Moyen Âge ne connaissait, à l'endroit de la mort, que deux extrêmes : plainte sur la brièveté des choses terrestres, jubilation sur le salut de l'âme. Tous les sentiments intermédiaires restaient inexprimés. L'émotion se pétrifiait dans la représentation réaliste de la mort hideuse et menaçante.