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29/08/2022

L'écriture de Charles de Gaulle et le destin de la France (Dominique de Roux)

Dominique de Roux, L'écriture de Charles de Gaulle, Au-delà du déclin, pp. 32-37, Éditions du Rocher

 

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Quel mensonge ? Le mensonge qui jusqu'à la fin permettra à la parole de l'emporter sur l'être, que la lettre n'en finisse plus de l'emporter sur l'esprit, ni la honte sur la désespérance. A la limite, et en attendant que l'heure finale vienne, l'action n'est que le combat désespéré de celui qui se bat non pour vaincre mais pour continuer. A la limite, l'être c'est le courage de l'être. On songe pour une dernière fois aux Antimémoires d'André Malraux, au passage où il revient à la parole sacrée du Bhagavad Gîta : « Arjuna regarde ceux qui vont mourir, et Krishana lui rappelle que si la grandeur de l'homme est de se délivrer du destin, la grandeur du guerrier n'est pas de se délivrer du courage. »

 

Personnage symbolique, mémoires, avant de mourir, revoir une jeunesse française, phrase suspendue, avant les Grandes Invasions, l'heure est passée, le mensonge, se délivrer du destin ne pas se délivrer du courage : ce sont là, entre autres, entre des milliers d'autres, vivants et morts agonisants entre la vie et la mort, les signes, la liturgie de cette prédestination dont Charles de Gaulle n'en finit plus d'écrire le Livre de l'Absence, l'immortalité de la mort en attendant la mort de l'immortalité.

 

En dernière analyse, le problème de l'écriture de Charles de Gaulle apparaît non pas comme celui des rapports tragiques entre la parole et l'action, mais comme le cheminement prophétique de cette écriture à travers les mots qui la constituent et qu'elle dévaste, qui la font être et qu'elle illumine jusqu'au paroxysme avant qu'il ne la lui faille chaque fois rendre au néant, au rien de leur subordination infinie. Saisir, dans sa marche même, la dialectique opposant, dans cette écriture, cette écriture elle-même, en tant que signification immédiatement saisissable, aux mots dont elle se saisit et se dessaisit, c'est approcher le secret de de cette prédestination qui en fait l'horizon de sa rencontre avec l'histoire, y établit le champ clos de sa dévotion tragique envers le néant nécessaire des choses qui ne sont qu'en tant que dépassement, et, si comme le dit Hegel « ce que nous sommes, nous le sommes historiquement », parvient, ou parviendra, à l'heure voulue, au pouvoir d'être, elle-même, de par elle-même, le destin. L'écriture de Charles de Gaulle c'est l'écriture du destin.

 

Quel destin ? Une intelligence prophétique de l'Histoire, prenant à son compte les armes de la liberté la plus grande, assumant le devoir et la tragédie de la Grande Politique, ne saurait s'interroger ni ne peut s'accomplir que par une vision de le fin du monde, en tant que vision finale et action finale d'un monde. Une certaine idée de la France, qu'elle concerne une écriture, une certaine action, une certaine destinée, une certaine mission, mettra toujours en cause une certaine idée de l'Histoire universelle. Si la France a un destin, une vocation, une mission essentielle, l'histoire doit s'en trouver concernée et, plus encore, déterminée, à la fois dans sa marche vers la fin et dans l'accomplissement visible ou invisible de cette marche. Si l'histoire est l'histoire à sa fin, si la France a une destinée historique absolue, elle ne saurait concerner que la fin de l'histoire. Aussi peut-on dire : si dans sa démarche la plus profonde, l'écriture de Charles de Gaulle concerne une vision de la France, celle-ci se trouve posée secrètement en termes d'Apocalypse, et sa Grande Politique, et qui vise à lui donner ses armes, se pose alors en volonté de puissance.

 

Mais entre la vision d'une politique et les armes de sa puissance, il y a toujours l'ombre dont l'écriture rend compte sans trêve, l'ombre qui à la fois porte cette vision vers les armes de sa projection historique et ne cesse de les séparer, cette ombre, dont le nom est successivement le possible et l'impossible, « ... toute la vertu du monde ne prévaut point contre le feu » (La France et son armée). Aussi, la tragédie historique de l'aventure gaulliste est-elle peut-être tout entière dans l'inadéquation régnant entre le grand dessein d'un homme prédestinée et la substance même de son œuvre. Que celui-ci se fasse une certaine idée de la France n'implique pas, fatalement, qu'une certaine France historique en vienne à se faire une même idée d'elle-même ni du destin de Charles de Gaulle, et encore moins de sa prédestination. Mais qu'est-ce qu'une écriture sans l'ombre qu'elle porte en elle ? Et qu'est-ce que l'ombre intérieure de cette écriture sans l'ombre de cette ombre sur le front de l'écriture à travers laquelle se fait l'histoire dont toute écriture n'est que l'ombre ?

 

Car tout est dans le dédoublement.

24/08/2022

Charles de Gaulle et la Glazialkosmogonie – I. Le retour de l'Homme de Fer (Jean Parvulesco)

Jean Parvulesco, La spirale prophétique, Un enseignement d'origine suprahumaine, Le retour de l'Homme de Fer, pp. 57-61, Guy Trédaniel Éditeur

 

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Le jeune Charles de Gaulle© Hikari / Pictanovo / FTV

 

Auteur de deux ouvrages fort remarqués sur René Guénon, à savoir René Guénon, Témoin de la Tradition, et René Guénon, la dernière chance de l'Occident, parus, respectivement, en 1978 et 1983 chez le même éditeur parisien, Guy Trédaniel, auquel on ne saura jamais assez reconnaître tout ce lui doit, en France, l'actualité d'une certaine pensée traditionnelle, Jean Robin est, à ce qu'il me semble, le premier à avoir abordé, de plein front le problème, de toute évidence absolument fondamental, qui est celui de l'influence de René Guénon sur Charles de Gaulle et partant sur les plus profondes destinées du gaullisme présent et à venir.

 

Et dans un important article publié par Aurores d'avril 1983, article intitulé René Guénon, un appel aux nouvelles générations, Jean Robin n'hésitera pas à écrire : « Redoublons d'audace : faut-il accorder quelque importance au fait que le générale de Gaulle ait désigné Guénon comme maître spirituel à ses « Compagnons secrets », auxquels il assigna une mission en rapport direct avec ce que nous appellerons la fonction eschatologique de la France ? Cette mission concernait entre autres la réconciliation ultime du spirituel et du temporel, la synthèse finale réalisée par cet Imperium pérenne enfin descendu de la sphère des archétypes, après avoir connu au cours des siècles quelques préfigurations avortées. Sa légitimation spirituelle reviendrait alors, dans cette perspective, à l’Église Gallicane dont de Gaulle appelait de ses vœux la renaissance. L’Église de saint Louis, qui refusait de prendre position contre l'empereur Frédéric II de Hohenstuafen, excommunié par le pape Grégoire IX ». Et ensuite : « Ce renouveau gallican ne saurait être fortuit, surtout si l'on sait l'écho qu'il rencontre dans sa jeunesse, grâce à sa double fidélité, d'une part à la tradition ecclésiale la plus antique, et d'autre part à l'ésotérisme chrétien. Et nous ne saurions mieux faire que de citer ici Michel Vâlsan, qui soulignait que le Gallicanisme, apparemment hétérodoxe, ne fut que l'expression sur le plan ecclésial du privilège qu'avait la France d'être un saint Royaume régi par un roi de droit divin, consacré comme tel par un Chrême céleste spécialement descendu pour assurer historiquement cette investiture ».

 

Or, en parlant de ces « compagnons secrets » de Charles de Gaulle, Jean Robin ne faisait qu'aller ouvertement vers l'ouvrage du R.P Martin (si R.P Martin il y a) intitulé, précisément, Le livre des Compagnons Secrets, ouvrage d'orientation et de travail gallicans avoués, et, ce faisant, renouer avec la tradition eschatologique impériale et solaire ayant trouvé son apogée à la fois le plus éclatant et le plus secret avec l'installation à Versailles de la royauté capétienne dite de droit divin.

 

D'autre part, mes propres habilitations dans le franchissement des cercles intérieurs et les plus interdits du « grand gaullisme » me permettent de faire état, ici, de la véritable emprise, confidentielle peut-être, mais profonde et persistante, exercée, sur le général de Gaulle, à Londres surtout, par Denis Saurat, dont on ne saurait ignoré la fidélité combattante, la fidélité suivie et créative aux thèses cosmologiques, aux cosmogonies différentielles du grandissime Hœrbiger, doctrinaire visionnaire de la Glazialkosomogonie.

 

Ayant fourni ses fondements cosmologiques – mais ne doit-on pas mieux parler, en l’occurrence, de ses fondations cosmologiques – à la géopolitique impériale de Karl Haushofer, et leur horizon cosmogonique de développement intérieur aux organisations de renforcement et de protection idéologique de celle-ci, la Glazialkosomogonie de Hœrbiger reste non seulement l'unique grande tentative de réintégration cosmogonique européenne de la fin de ce millénaire, mais aussi l'infrastructure mentale de l'approche essentiellement cosmologique caractérisant, pour ceux qui savent, l'ensemble de la vision géopolitique planétaire du général de Gaulle et, à partir de cela, la plus secrète intelligence de l'idée transcendantale que l' « homme des tempêtes » s'était forgée au sujet des destinées eschatologiques particulières de la France, ou plutôt de la Frankreich.

 

Hœrbiger, Haushofer, des noms qui sonnent comme le roulement de quatre dés de fer ayant régi le destin actuel du Grand Continent, des autre dés de fer dégageant, entre les Mains de l'Ombre, des irradiations occultes d'une charge de volonté, de puissance et de génie encore et toujours insoutenables : on se retrouve bien loin, en vérité, de l'univers mental débile des contemporains de Charles de Gaulle, l'homme le plus incompris, et, surtout, le plus trahi de son temps. Sait-on seulement que Charles de Gaulle fut, aussi, le trente-quatrième descendant 'en ligne directe authentique et authentifiée », ainsi que vint à l'attester très officiellement le Ministère des Affaires étrangères de Dublin, des anciens Rois d'Irlande, ligne de continuation royale qui, à travers la dynastie guerrière des Clana Rodry et, ensuite, des Mac Cartan, remonte au roi Rudricus le Grand, c'est-à-dire de deux millénaires en arrière de nous ? Et que l'identité confidentielle de la royauté extrême-occidentale de Rudricus le Grand continue à se perpétuer à travers la descendance de Charles de Gaulle ?

 

Enfin, pourquoi, en quittant le pouvoir en 1969, Charles de Gaulle a-t-il si farouchement tenu à se rendre en Irlande ? D'une assez mystérieuse façon, il se fait aussi que c'est en Allemagne qu'il faudrait essayer de trouver une réponse à cette question, une réponse qui fût vraiment décisive, libératrice de l'angoisse foncière de cette question dont la simple formulation, on s'en douterait à moins, gêne intolérablement certaines puissances nocturnes actuellement très e piste si ce n'est déjà en place, en France et ailleurs. Raison de plus pour que l'on y insistât, sachant, aussi, que le vent va bientôt tourner à nouveau.

 

Qui fut, en réalité, Charles de Gaulle ? Et qui était derrière lui, avant même qu'il ne fût lui-même ? Qui continue, aujourd'hui, dans les souterrains de la plus grande histoire, l’œuvre de salut et de délivrance cosmologique entamée par le géant des Deux Églises ? Le géant, je veux dire, dans le sens hœrbigerien du terme, ainsi que l'eût entendu Denis Saurat, c'est-à-dire quelqu'un qui émerge la réalité anthroposophique du cycle cosmologique précédent, et quant aux Deux Églises de sa prédestination de lieu d'accomplissement, songeons, surtout, à ce qui a été dit, ici même, sur les deux institutions occidentales, l’Église et la Maçonnerie, appelées à se perpétuer dans leurs identités propres jusqu'à la conclusion apocalyptique du cycle actuellement déjà si près de sa fin.

 

Et que l'on se rappelle donc, aussi, la série des faits suivants.

 

Durant sa captivité en Allemagne, de 1916 à 1918, le futur fondateur de la Ve République Française avait été détenu en haute Bavière, au camp de sécurité d'Ingolstadt (il avait à son actif cinq tentative d'évasion). Or, au camp de sécurité d'Ingolstadt, Charles de Gaulle eut pour compagnon de détention, entre autres, et je soulignerai fort cet entre autres, Rémy Roure, qui a laissé, sur Ingolstadt, un témoignage succinct mais tout à fait fascinant, ainsi que le futur maréchal de l'Union Soviétique Michaïl Toukhatchecsky, très haut initié de l'Organisation des Polaires et lui-même fondateur des Loges Polaires au sein de l'Armée Rouge. Mais le futur maréchal Michaïl Toukhachevsky devait être, surtout, l'artisan inspiré du grand Pacte Continental franco-soviétique, signé à Moscou par Staline et Laval. Et toujours à Ingolstadt, Charles de Gaulle allait rencontrer, par la suite, le Nonce à Berlin et futur pape Pie XII, Monseigneur Eugenio Pacelli (1876-1958), à ce moment-là, de par ses fonctions mêmes, visiteur apostolique des camps de prisonnier alliés.

 

Enfin, pour forts obscures raisons, et qui, pour bien longtemps encore, je le crains, vont devoir le rester, il est certain que les détenus du camp de sécurité d'Ingolstadt bénéficiaient de la haute et même, en quelque sorte, de la bienveillante attention du général Ludendorff (1857-1937), chef de l'état-major général de l'armée impériale et, par la suite, adjoint du vainqueur de Tannenberg, le feld-marcéhal von Hindenbourg (1847-1934). Sur les bords du Danube, à Ingoldstadt, les acteurs essentiels du prochain drame continental étaient donc rassemblés sur place, comme par l'exercice d'une volonté à la fois occulte et suprême, insaisissable, suprahumaine.

 

L'influence confidentielle de Denis Saurat et de René Guénon sur Charles de Gaulle commence donc à être connue, et l'on vient de laisser entrevoir, aussi, ses approches de la Glazialkosmogonie de Hœrbiger et, à travers celui-ci, de la géopolitique à fondations occultement cosmologiques de Karl Haushofer. A ce sujet, les archives réservées de l'Institut Hœrbiger de Vienne risquent de contenir, pour des chercheurs dûment habilités, un certain nombre de surprises de taille.

 

Il m'est également loisible de donner, ici et maintenant, les meilleures assurances quant au fait d'une prochaine mise à découverte intentionnée, et qui ne manquera pas d'être étayée par des preuves concluantes, des relations que Charles de Gaulle avait entretenu, aux alentours des années trente, avec la centrale parisienne des Loges Polaires, où, à ce que je crois m'être laissé confier par qui n'a pas à se tromper, aurait été conçu et préparé, du côté français, le projet de grand Pacte Continental Staline-Laval.

 

D'autre part, je ne pense pas qu'il faille un trop dur effort pour entrevoir la juste direction dans laquelle il s'agit d'investiguer pour trouver quelles durent être, dans les temps de son trempage théurgique, les relations de Charles de Gaulle avec les instances visibles et autres de l’Église, dont, pour avoir été, depuis toujours, un pratiquant très éclairé et très fidèle aux sacrements, des voies plus ardentes et plus dangereusement illuminantes et hautes n'eussent guère pu manquer de lui être laissées (son gallicanisme, on l'aura bien compris, n'ayant jamais été anti-romain, mais le chemin de la traversée vers l'intérieur caché et protégé de ce dont l’Église ne représenterait, dans ses actuels états, que l'enceinte immédiate et comme peut-être, déjà, partiellement sacrifiée).

 

On ne le voit que trop bien, cela fait beaucoup de logis philosophiques à visiter pour une seule existence et pour un seul ministère. Cependant, il ne faut pas confondre la puissance et ses attributs, lit-on dans Le fil de l’Épée.

 

Mais n'y a-t-il pas aussi une instance pontificale, la plus occulte de toutes, qui rassemblerait l'ensemble de cette quête occidentale en un seul refuge et donnerait à ce vertigineux tourbillons théurgique qu'aura été l'enclos des plus grandes fréquentations spirituelles de Charles de Gaulle le visage, fût-il par neuf fois voilé d'indigo, de son Unique Présentation ?

09/08/2022

Géopolitique européenne : l'Eurasie comme destin (à propos d’un livre de Pierre Béhar)

Source : Vouloir - Archives EROE

 

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Depuis les bouleversements de 1989, l’Europe s’est retrouvée mais ne s’est pas réunie. Malgré les analyses et les essais de géostratégie, malgré les tentatives de « nouvelle donne européenne » et le retour de la géopolitique (retour du mot tout au moins), malgré les débats qu’aura suscité le Traité de Maastricht (des débats bien lointains), les projets BCBG ont été florissants et n’ont fait que renforcer une logique : celle d’une Europe soumise au dogme de l’économie, anti-démocratique, soumise à la synarchie des euro-technocrates. Pourtant présentée comme la « nouvelle Jérusalem céleste », cette Europe ne sera jamais la nôtre.

Un ouvrage signé Pierre Béhar (1) nous ramène à l’essentiel en nous proposant une « géopolitique pour l’Europe ». Une Europe qui en se réappropriant sa totale continentalité, de l’Atlantique au Pacifique, doit se construire sur la base d’un principe : l’équilibre des peuples et des nations. Une encourageante initiative qui s’inscrit dans notre Combat, celui d’une Europe européenne et « grand-continentale », embryon d’un Empire eurasiatique.

L'Europe en effervescence : inquiétudes et espoirs

Effondrement du Mur de Berlin (novembre 1989) et réunification allemande (décembre 1990), éclatement de l’Empire soviétique (décembre 1991), dissolution du Pacte de Varsovie (mars 1991), création de la Communautés des États Indépendants, disparition de la Yougoslavie et guerre balkanique, projet d’union européenne, partition de la Tchécoslovaquie (juin 1992)… décidément, n’en déplaise à M. Fukuyama, l’Histoire continue (2). Certes, cette effervescence n’augure pas obligatoirement d’une histoire conforme à nos aspirations. Mais nous connaissons le tragique de la vie, nous savons que l’Histoire n’est jamais écrite et que « le combat est père de toute chose » (Héraclite). Alors ni états d’âme ni béatitude…

Des inquiétudes…

L'écroulement de l’Imperium soviétique et sa spectaculaire et lamentable disparition auront laissé plus d’un analyste désemparé. Au-delà du fécond réveil des peuples qui autoriserait l’optimisme, certains n’y voient « qu’une étape supplémentaire vers l’accomplissement du matérialisme total et de la dépossession des hommes et des peuples par le système du productivisme planétaire et de la logique du capital » (3). Là comme ailleurs le cauchemar pourrait s’installer. De même, passée l’euphorie de la réunification allemande, immédiatement se sont installés fantasme et scepticisme : crainte en particulier de la voir se construire son propre destin et de se tourner vers l’Est ou vers la Mitteleuropa. Au sud, la guerre balkanique entretient une plaie ouverte et démontre toute la perversité du nationalisme, l’obsolescence de l’État-nation et l’absence du mythe fédérateur européen.

Ailleurs, l’Europe occidentale et communautaire, embryon, nous dit-on, d’une Europe politique, ayant choisi l’économie comme destin, s’enferme dans le juridisme au travers d’un Traite de Maastricht (février 1992) qui accentue le choix originel du Traité de Rome. Cette nouvelle étape sur le long chemin communautaire aura confirmé le décalage flagrant, l’incompréhension entre les élites politiques et les “citoyens européens”. Cette Europe n’est pensée et conçue que comme instrument pour mieux engager la compétition avec les États-Unis et le Japon. n’y parle-t-on pas que “modernisation” et “robotisation” et nos politiciens ne la présentent-ils pas comme une planche de salut pour ses 53 millions de pauvres. Ce que l’on peut d’ores et déjà affirmer, c'est qu’elle comblera les financiers et que « le seul gouvernement qui se profile à l’horizon 2000 risque fort d’être celui des gouverneurs de la banque centrale ». L’homogénéisation marchande et l’intégration à l’économie mondiale s’installent.

Des espoirs…

Tout ce bouillonnement aura eu cependant un mérite : précipiter la fin de l’immobilisme géopolitique en Europe et réveiller les stratèges que 45 années de “protectorat américain” avaient plongé dans un coma frisant la mort clinique. Sont réapparus la géographie européennes, ses peuples et ses ethnies, la réflexion géopolitique et géostratégique. Certes, là où se prennent les décisions, dans les sphères où évoluent nos “décideurs”, le statu quo et la frilosité continuent à régner. L’acceptation du leadership américain s’installe et l’originalité n’est pas de mise.

C'est “Ailleurs” que s’imaginent les véritables projets, ceux qui sont porteurs de destin. L’ouvrage de Pierre Béhar s’inscrit dans cet “Ailleurs” où prend forme et se réalise notre projet grand-européen, cette Europe à vocation confédérale dont bon nombre de nos contemporains ne perçoivent pas l’unité territoriale et a fortiori culturelle. Il contribue également à une mise en forme de ce “Grand Espace” (Großraum) eurasiatique que Karl Haushofer (4) présentait comme l’une des conditions géopolitiques indispensables à toute politique de puissance. Dégageant les caractéristiques géographiques et humaines de notre continent, Pierre Béhar propose une politique d’équilibre interne et intègre l’Eurasie comme composante d’une Europe désireuse de se forger un destin à l’échelle du monde.

L'Europe, un ensemble mouvant

Si, pour les Européens conséquents que nous sommes, l’Europe a toujours existé, un mythe ne mourant jamais, si sa totale dimension eurasiatique ne nous a jamais échappé, cette perspective n’est pas partagée par les futurs “citoyens européens”. La ploutocratie mondiale ayant quant à elle allègrement franchi le pas. Cela tient au fait que, comme le soulignait le Général Jordis von Lohausen (5), « l’Europe n’est pas un simple continent au même titre que l’Afrique, l’Australie, l’Antarctique. Elle est l’œuvre des Européens et non un don de la nature, l’Europe n’est ni au-delà ni en-deçà de l’Oural, mais jusqu’au point où elle se défend ».

En effet, si ses frontières occidentales ont été naturellement perçues et définies, sur le front oriental, elles ont toujours été conventionnelles et incertaines. L’Oural ne signifiant géopolitiquement rien, c'est souvent sur la ligne de front, au point d’arrêt de “l’envahisseur” que l’Europe se définissait. En cette fin de XXe siècle, l’Europe a retrouvé son unité géographique. Des divisions subsistent (économiques, religieuses, …) mais elles doivent s’effacer si l’Europe se veut, de l’Atlantique au Pacifique, autre chose que le “cap de l’Asie”.

Retrouver notre continentalité

L'Europe, écrit Pierre Béhar, se présentant comme le « promontoire de l’Asie », point d’aboutissement de toutes les migrations venant de l’Est, laisse apparaître plusieurs ensembles géographiques très contrastés d’où se dégagent des « permanences géopolitiques ».

◘ Le relief, trois ensembles :

  • La “grande plaine du Nord”, sans relief, sans frontières naturelles, les peuples qui l’habitent éternellement s’y entrechoquent et s’y mêlent. Germains, Baltes, Polonais, y trouveront maintes sources de conflits.
  • Au sud, un ensemble montagneux, Alpes, Carpathes et Balkans. Ces derniers, “tourmentés et escarpés” nous éclairent sur les difficultés encore actuelles que peuvent y avoir les populations à y constituer des zones d’habitat stables.
  • Ailleurs, l’Europe n’est que presqu’îles ou îles lointaines. Autant de presqu’îles (hellénique, italique, ibérique, Asie Mineure, danoise, norvégienne, …) qui constituent des liens avec le monde arabe (nouvel ennemi d’un Occident en mal de croisade), l’Afrique (que certains voudraient rejeter dans la barbarie), l’Asie et le Grand Nord.


◘ Les deux aires humaines : À ce constat dans le relief correspondent des “aires humaines” tout autant contrastées. À l’Ouest, une zone de stabilité, à l’Est, une instabilité chronique dont la résolution de l’équilibre « reste la tache à laquelle l’Europe est actuellement confrontée ».

◘ l’Asie jusqu’où ? : Mais l’Europe géopolitique, c'est aussi cet “au-delà”, cette Asie sans laquelle aucun destin ne sera possible. Une nécessité apparaît : « rétablir des relations qui reflètent les liens géographiques qui les unissent ». D’où une question de l’auteur : « Jusqu’où vers l’Est, l’Europe doit-elle étendre des relations géopolitiques privilégiées ? ». La réponse est pour nous sans équivoque.

◘ La mer : Enfin, l’Europe, c'est aussi un rapport à la mer constant, d’où une maîtrise nécessaire des mers pour un continent qui a toujours souffert du manque de matières premières. Mais aussi nécessité stratégique parce que la mer est devenue « un élément essentiel du théâtre des opérations terrestres ». Et Pierre Béhar d’affirmer : « L’Europe sera une thalassocratie ou ne sera pas », au même titre qu’elle ne pourra éviter un investissement dans une politique spatiale d’envergure.

Autant de « permanences géopolitiques » que nous somme gré à l’auteur de nous rappeler tant aujourd'hui elles sont ignorées. Mais ces permanences ont un objectif, amener les Européens à s’engager dans deux directions pour penser une géopolitique européenne : rétablir l’équilibre interne de l’Europe, penser l’Eurasie.

Rétablir l’équilibre interne du continent

Cette notion d’équilibre rejette “l’Europe hémiplégique” et réductionniste qu’est la Communauté Économique Européenne (CEE). Une Europe économique dont on nous fait croire qu’en sortira une Europe politique. Rien de plus faux, car inévitablement « elle se fondra sur le principe d’une intégration totale » et renforcera les frustrations nationales. C'est donc vers une Europe confédérée et affirmant le primat du politique qu’il faut se tourner. Abandonner le « présupposé arbitraire du primat de l’économique devenu credo de la réflexion occidentale ».

Si la confédération apparaît comme le système le mieux adapté, elle demande un dépassement de “l’idéologie nationaliste” qui a “suicidé” l’Europe et un retour au principe d’équilibre qui a toujours guidé l’ancienne diplomatie dont Bismarck fut un remarquable exemple. Une tradition à mettre en œuvre dans une zone, celle du centre-Europe, mais aussi à l’échelle du continent.

Au centre : l’Allemagne et la Mitteleuropa

L'Allemagne n’est pas le problème et le « déséquilibre européen ne vient pas de sa réunification (…) mais de la destruction (…) de l’ensemble politique austro-magyaro-slave qui la contrebalançait ». Certes en 1994, l’Allemagne n’a plus de "revendications territoriales" mais comme à toute puissance économique correspond une puissance politique, on peut légitimement craindre une "hégémonie allemande" sur la Mitteleuropa, le choix de Berlin comme nouvelle capitale ne pouvant que renforcer ce mouvement. Si hier l’Empire d’Autriche-Hongrie garantissait cet équilibre, aujourd'hui, il n’en est rien.

Il faut donc contrebalancer ce déséquilibre et concevoir des nouveaux ensembles, tels qu’une Fédération de l’Europe Centrale (Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie, Slovénie et Croatie), une Fédération balkanique (Serbie / Monténégro, Roumanie, Bulgarie, Albanie, Grèce et Turquie) et même concevoir une Fédération du Nord (Pays Baltes, Finlande, Scandinavie). Cela n’a rien d’artificiel. Penchons-nous sur les relations séculaires des peuples du Nord, souvenons-nous du pacte balkanique (1934), examinons l’espace commun (le Danube) dans lequel ils évoluent. Vienne doit redevenir capitale de l’Europe centrale et l’axe Vienne-Budapest doit renaître. Déjà des regroupements se mettent en place (Pentagonale, Hexagonale, Communauté des régions du Danube…). Ce rééquilibrage au centre de l’Europe ne saurait se passer à l’Ouest du retour de la France à sa double vocation continentale et maritime.

À l’Ouest : le rôle de la France

« La France y étant le facteur principal de stabilisation » : Pierre Béhar nous rappelle qu’elle y constitue le « pendant de la Russie », qu’elle est le lien entre l’Europe du Nord et du Sud, l’Europe continentale et atlantique. n’est-elle pas elle-même le croisement de l’Europe, son "point nodal". Regrettant les erreurs et les errements de la diplomatie française qui a parié sur une « Realpolitik de la force et non de la liberté des peuples », Béhar offre à la France de se "rattraper" à condition de mettre ses armes stratégiques et tactiques au service de la défense du continent, d’accroître ses programmes d’équipement naval (surtout de les accorder avec ses ambitions et d’abandonner le prestige pour l’efficacité) et de renforcer son programme spatial plutôt que « s’enfermer pour vingt ans dans la même inefficacité ruineuse ».

L’Eurasie

Si l’Atlantique est la dimension indispensable à notre continentalité, si l’Europe occidentale et l’Europe centrale s’inscrivent sans hésitation dans la définition de l’Europe, "l'Au-delà” reste encore un monde inconnu que l’on hésite à y intégrer. Pourtant, c'est vers lui qu’il faut tendre la main, "l'Europe n’aura de fondements économiques et stratégiques fermes (…) que si elle est assurée de son prolongement eurasiatique". Deux mondes se côtoient au sein de cette dimension, un monde slave et un monde turc.

Le monde slave, lien indispensable avec l’Asie

Le monde slave oriental, flanc est de l’Europe, contrefort oriental d’une Europe qui n’a aucun intérêt géopolitique à la voir se désagréger, constitue le lien terrestre indispensable avec le monde asiatique. D’où une nécessité : maintenir la coopération entre la Russie, la Biélorussie et l’Ukraine, maintien du "pivot du monde", d’un heartland dont Mackinder (1861-1947) avait souligné la force. Si l’Europe veut compter sur les richesses sibériennes, elle doit rester à l’écoute de la Russie authentique et ne pas hésiter à engager le dialogue avec une "Russie touranienne" dans la perspective d’un "grand ensemble dynamique eurasien".

Le monde turc : un pont de la Mer du Nord au Golfe Persique

Barrière psychologique, la "question turque" se pose aux Européens. Un effort intellectuel et historique doit être effectué. Il serait absurde de rejeter la Turquie hors du projet européen. La Turquie souligne Pierre Béhar a et est toujours tentée par un "destin personnel", celui du monde panturc. Dans une optique de non-alignement, ce destin est-il incompatible d’avec une Europe tournée vers l’Eurasie ? Nous ne le croyons pas et, peut-être pour d’autres motifs que l’auteur, nous pensons en effet qu’historiquement, religieusement, philosophiquement, le monde turc est lié à l’Europe. Rappelons pour le mythe, qu’Europe, fille d’Agénor, était originaire d’Asie, que Troie était construite sur les rivages maintenant turcs, qu’Alexandre porta son Empire par delà l’Anatolie jusqu’à l’Indus… l’Empire ottoman ne fut-il pas la continuité de l’Empire byzantin ?

Mais la Turquie d’un point de vue géopolitique est surtout un pion essentiel pour une Europe, souligne Pierre Béhar, qui se veut présente dans les Balkans, dans le monde méditerranéen et dont la Turquie pourrait être une force de stabilisation au Proche-Orient. Enfin et surtout, nous soulignerons (ce que ne fait pas Béhar) que la Turquie, c'est aussi un "pont tendu" reliant l’Europe centrale et l’Europe du Nord au Golfe Persique. Son territoire est l’élément indispensable d’un "puzzle européen" retrouvant vie et cohésion sur une "diagonale" que les ennemis de l’Europe ont toujours combattue (entretien de la guerre balkanique, guerre du Golfe…).

En guise de conclusion :

29042210.jpgL'Europe ou l’Eurasie, tel sera le destin de l’Europe Totale (P. Harmel) sans lequel il n’y aura pas d’Europe. Remercions Pierre Béhar de contribuer à la mise en forme du "grand espace européen autocentré" que nous appelons de nos vœux.Contribution qui n’aura pas osé la dénonciation de « l’Alliance otanesque » qui voue à l’échec toute mise en œuvre de défense authentiquement européenne et la création de ce "nomos eurasien" dont Haushofer et Carl Schmitt souhaitaient la réalisation.

L'Europe n’a pas de frontières, nous l’écrivions au début de cet exposé, elles se situent au point jusqu’où elle choisira de se défendre. Sa frontière géopolitique pourrait alors consister, à partir d’une "Europe noyau", bâtie sur l’idée de respect d’un équilibre entre ses peuples qui y auraient consenti un "vivre-en-commun", d’étendre ce jus publicum europaeum jusqu’aux limites d’un espace eurasien, voire africain, permettant une large autosuffisance et une sécurité repoussée à ses points extrêmes. Le nouvel ordre américano occidental serait alors frappé à mort. C'est notre plus ardent souhait.

► Lucien Favre, Vouloir n°114/118, 1994.

• Notes :

(1) Pierre Behar, Une géopolitique pour l’Europe. Vers une nouvelle Eurasie ?, éd. Desjonquères, Paris, 1992.
(2) Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992.
(3) Cf. Hérodote n°64.
(4) Karl E. Haushofer, De la géopolitique, Fayard, 1986 (préface et traduction du prof. Jean Klein).
(5) Heinrich Jordis von Lohausen, Les empires et la puissance, Labyrinthe, 1985.

• Voir aussi : L’Europe, la géopolitique et Pierre Béhar [site EuropeMaxima]