L'écriture de Charles de Gaulle et le destin de la France (Dominique de Roux) (29/08/2022)
Dominique de Roux, L'écriture de Charles de Gaulle, Au-delà du déclin, pp. 32-37, Éditions du Rocher
Quel mensonge ? Le mensonge qui jusqu'à la fin permettra à la parole de l'emporter sur l'être, que la lettre n'en finisse plus de l'emporter sur l'esprit, ni la honte sur la désespérance. A la limite, et en attendant que l'heure finale vienne, l'action n'est que le combat désespéré de celui qui se bat non pour vaincre mais pour continuer. A la limite, l'être c'est le courage de l'être. On songe pour une dernière fois aux Antimémoires d'André Malraux, au passage où il revient à la parole sacrée du Bhagavad Gîta : « Arjuna regarde ceux qui vont mourir, et Krishana lui rappelle que si la grandeur de l'homme est de se délivrer du destin, la grandeur du guerrier n'est pas de se délivrer du courage. »
Personnage symbolique, mémoires, avant de mourir, revoir une jeunesse française, phrase suspendue, avant les Grandes Invasions, l'heure est passée, le mensonge, se délivrer du destin ne pas se délivrer du courage : ce sont là, entre autres, entre des milliers d'autres, vivants et morts agonisants entre la vie et la mort, les signes, la liturgie de cette prédestination dont Charles de Gaulle n'en finit plus d'écrire le Livre de l'Absence, l'immortalité de la mort en attendant la mort de l'immortalité.
En dernière analyse, le problème de l'écriture de Charles de Gaulle apparaît non pas comme celui des rapports tragiques entre la parole et l'action, mais comme le cheminement prophétique de cette écriture à travers les mots qui la constituent et qu'elle dévaste, qui la font être et qu'elle illumine jusqu'au paroxysme avant qu'il ne la lui faille chaque fois rendre au néant, au rien de leur subordination infinie. Saisir, dans sa marche même, la dialectique opposant, dans cette écriture, cette écriture elle-même, en tant que signification immédiatement saisissable, aux mots dont elle se saisit et se dessaisit, c'est approcher le secret de de cette prédestination qui en fait l'horizon de sa rencontre avec l'histoire, y établit le champ clos de sa dévotion tragique envers le néant nécessaire des choses qui ne sont qu'en tant que dépassement, et, si comme le dit Hegel « ce que nous sommes, nous le sommes historiquement », parvient, ou parviendra, à l'heure voulue, au pouvoir d'être, elle-même, de par elle-même, le destin. L'écriture de Charles de Gaulle c'est l'écriture du destin.
Quel destin ? Une intelligence prophétique de l'Histoire, prenant à son compte les armes de la liberté la plus grande, assumant le devoir et la tragédie de la Grande Politique, ne saurait s'interroger ni ne peut s'accomplir que par une vision de le fin du monde, en tant que vision finale et action finale d'un monde. Une certaine idée de la France, qu'elle concerne une écriture, une certaine action, une certaine destinée, une certaine mission, mettra toujours en cause une certaine idée de l'Histoire universelle. Si la France a un destin, une vocation, une mission essentielle, l'histoire doit s'en trouver concernée et, plus encore, déterminée, à la fois dans sa marche vers la fin et dans l'accomplissement visible ou invisible de cette marche. Si l'histoire est l'histoire à sa fin, si la France a une destinée historique absolue, elle ne saurait concerner que la fin de l'histoire. Aussi peut-on dire : si dans sa démarche la plus profonde, l'écriture de Charles de Gaulle concerne une vision de la France, celle-ci se trouve posée secrètement en termes d'Apocalypse, et sa Grande Politique, et qui vise à lui donner ses armes, se pose alors en volonté de puissance.
Mais entre la vision d'une politique et les armes de sa puissance, il y a toujours l'ombre dont l'écriture rend compte sans trêve, l'ombre qui à la fois porte cette vision vers les armes de sa projection historique et ne cesse de les séparer, cette ombre, dont le nom est successivement le possible et l'impossible, « ... toute la vertu du monde ne prévaut point contre le feu » (La France et son armée). Aussi, la tragédie historique de l'aventure gaulliste est-elle peut-être tout entière dans l'inadéquation régnant entre le grand dessein d'un homme prédestinée et la substance même de son œuvre. Que celui-ci se fasse une certaine idée de la France n'implique pas, fatalement, qu'une certaine France historique en vienne à se faire une même idée d'elle-même ni du destin de Charles de Gaulle, et encore moins de sa prédestination. Mais qu'est-ce qu'une écriture sans l'ombre qu'elle porte en elle ? Et qu'est-ce que l'ombre intérieure de cette écriture sans l'ombre de cette ombre sur le front de l'écriture à travers laquelle se fait l'histoire dont toute écriture n'est que l'ombre ?
Car tout est dans le dédoublement.
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