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07/02/2023

L'Empire chrétien comme puissance qui retient : kat-echon (Carl Smith)

Carl Smith, Le nomos de la Terre, I Cinq corollaires introductifs, 3. Indications sur le Droit des Gens du Moyen Age Chrétien, b) L'Empire chrétien comme puissance qui retient (kat-echon), pp. 63-66, PUF

 

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L'unité de cette Respublica Christiana trouvait dans l'empire et le sacerdoce ses hiérarchies adéquates, et dans le pape et l'empereur ses supports visibles. Le rattachement à Rome impliquait la continuation de la localisations antiques reprises par la foi chrétienne. L'histoire du Moyen Age est par conséquent l'histoire d'une lutte pour Rome, et non celle d'une lutte contre Rome. La constitution militaire du voyage romain est la constitution de la royauté allemande. C'est dans l'orientation concrète sur Rome, non dans les normes et des idées générales, que réside la continuité qui relie le droit des gens médiéval à l'Empire romain. Pour cet Empire chrétien, il était essentiel qu'il ne fût pas un Empire éternel, mais qu'il gardât à l'esprit sa propre fin et la fin de l'ère actuelle, tout en étant capable d'une puissance historique. Le concept décisif qui fonde historiquement sa continuité est celui de la puissance qui retient, du kat-echon. Empire signifie ici la puissance historique qui peut retenir l'apparition de l'Antéchrist et la fin de l'ère actuelle, une force qui tenet, selon les mots de l'apôtre Paul dans sa deuxième Épître aux Thessaloniciens, chapitre 2. Cette conception de l'Empire est attestée par de nombreuses citations des Pères de l’Église, des textes de moines germains de l'époque franque et ottonienne – surtout le commentaire de la deuxième Épître aux Thessaloniciens par Haimo de Halberstadt, et la lettre d'Adson à la reine Gerberg – des propos d'Otto de Freising et d'autres documents jusqu'à la fin du Moyen Age. On peut même y voir le signe distinctif d'une période de l'histoire. L'Empire du Moyen Age chrétien dure tant que vit l'idée du kat-echon.

 

Je ne crois pas qu'une autre représentation de l'histoire que celle du kat-echon soit même possible pour une fois chrétienne originaire. La foi en une force qui retient la fin du monde jette le seul pont ui mène de la paralysie eschatologique de tout devenir humain jusqu'à une puissance historique aussi imposante que celle de l'Empire chrétien des rois germaniques. L'autorité des Pères de l’Église et d'auteurs comme Tertullien, Jérôme et Lactance, et la continuation chrétien de prophéties sibyllines se conjuguent pour affirmer que seul l'Imperium Romanum et sa prolongation chrétienne expliquent la persistance de cet âge du monde, et le protègent contre la puissance écrasante du Mal. Cette vision s'inscrivait, chez les moines germains, dans une lumineuse foi chrétienne, de la plus forte intensité historique ; et qui ne peut faire la distinction entre, d'une part, les textes d'Haimo de Halberstadt ou d'Adson, et d'autres part les troubles oracles du Pseudo-Méthode ou de la Sibylle tiburtine, ne saisira l'Empire du Moyen Age chrétien qu'à travers des généralisations déformantes et des parallèles avec des phénomènes de puissance non chrétiens, plutôt que dans son histoire concrète.

 

Les constructions politiques ou juridiques relatives à la continuation de l'Imperium Romanum ne sont pas l'essentiel, comparées à la doctrine du kat-echon ; elles représentent déjà un déclin et une dégénérescence, passant de la piété au mythe érudit. Elles peuvent être très différentes : translations, successions, consécrations ou rénovations de toutes sortes. Pourtant, elles aussi ont pour sens de préserver spirituellement l'antique unité entre ordre et localisation, face à la destruction de la piété ancienne par la divinisation hellénistique et orientale des dirigeants politiques et militaires durant l'Antiquité tardive. Du point de vue organisationnel, elles durent s'adapter pendant le Haut Moyen Age à un régime foncier lié à la féodalité terrienne et aux liens personnels d'une vassalité féodale, tandis qu'à partir du XIIIe siècle elles cherchèrent à affirmer une unité en voie de décomposition face à un pluralisme de pays, de couronnes, de maisons princières et de villes autonomes.

 

L'unité médiévale entre impérium et sacerdotium, en Europe occidentale et centrale, n'a jamais été une accumulation centralisatrice de pouvoir dans la main d'un seul homme. Elle reposait dés l'origine sur la distinction entre le potestas et auctoritas, conçues comme deux hiérarchies différentes au sein de la même unité globale. Les oppositions entre empereur et pape ne sont donc pas des antagonismes absolus, mais seulement diversi ordines dans lesquels vit l'ordre de la Respublica Christiana. Le problème concomitant du rapport entre Église et Empire est fondamentalement diffèrent du problème plus tardif du problème entre Église et État. Car par État il faut entendre essentiellement le dépassement de la guerre civil religieuse, devenu possible seulement à partir du XVIe siècle, et ce par une neutralisation. Au Moyen Age, les situations historiques et politiques changeantes impliquent automatiquement que l'empereur revendique lui aussi l'auctoritas, et le pape la potestas. Mais les malheurs ne commencèrent qu'au moment où – à partir du XIIIe siècle – on utilisa la doctrine aristotélicienne de la societas perfecta pour scinder l’Église et le monde en deux genres de societates perfectae. Un vrai historien, John Neville Figgis, a su reconnaître et exposer cet antagonisme décisif. La lutte médiévale entre pape et empereur n'est pas une lutte entre deux societates, peu importe que l'on rende societas par société ou par communauté ; ce n'est pas non plus un conflit entre Église et État à la manière du Kulturkampf bismarckien ou de la laïcisation française de l’État ; enfin ce n'est pas davantage une guerre civile comme celle entre Rouges et Blancs au sens d'une lutte des classes socialiste. Toutes les analogies tirées du domaine de l’État moderne sont ici inconscients des idées unificatrices associées avec l'idée d'unité depuis la Renaissance, la Réforme et la Contre-Réforme. Qu'un empereur ait fait déposer ou élire un pape à Rome, ou qu'un pape à Rome ait délié de leur serment de fidélité les vassaux d'en empereur ou d'un roi n'a jamais remis en question pour un seul instant l'unité de la Respublica Christiana.

 

Que non seulement les rois allemands mais aussi d'autres rois chrétiens aient pris le titre d'imperator et nommé leurs royaumes des empires, qu'ils aient reçu du pape des mandats de mission et de croisade, c'est-à-dire des titres juridiques pour l'acquisition de territoires, n'a pas fait disparaître l'unité de la Respublica Christiana fondée sur des localisations et des ordres assurés, mais n'a fait que la confirmer. Pour la conception chrétienne de l'Imperium, il me semble important qu'aux yeux du Moyen Age chrétien la fonction de l'empereur n'ait pas représenté en soi une position de puissance absolue absorbant ou consommant toutes les autres fonctions. Elle fait œuvre de kat-echon, avec des devoirs et des missions déterminés, et s'ajoute à une royauté concrète ou à une couronne, c'est-à-dire à la domination sur un pays chrétien déterminé et son peuple. Elle est l'élévation d'une couronne, non pas verticalement en ligne droite, telle une royauté sur des rois, une couronne des couronnes, non par l'extension d'un pouvoir royal ou même, comme plus tard, un élément d'un pouvoir dynastique, mais une mission qui émane d'une sphère toute différente de celle de la dignité royale. L'Imperium est ici un élément superposé à des formations autochtones, tout comme – dans le même contexte culturel générale – une langue cultuelle sacrée vient d'une autre sphère se superposer aux langues vernaculaires. L'empereur peut donc aussi déposer sa couronne en toute humilité et modestie après l'accomplissement d'une croisade, sans compromettre pour autant son honneur – comme le montre le Ludus de Antichristo dans le fil de la tradition entièrement dominée par Adson. Il quitte alors sa place surélevée d'empereur pour retrouver sa place naturelle, et n'est plus désormais que le roi de son pays.

06/02/2023

Nerval et la Tradition primordiale : le culte d'Isis (Deuxième partie)

Gérard de Nerval, Les Filles du feu ; Les Chimères, Isis, II., pp. 240-254, Folio Classique

 

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II.

 

Cela se faisait dans l'après-midi, au moment de la fermeture solennelle du temple, vers quatre heures, selon la division moderne du temps, ou, selon la division antique, après la huitième heure du jour. – C'était ce que l'on pourrait proprement appeler le petit coucher de la déesse. De tous temps, les dieux durent se conformer aux us et coutumes des hommes. – Sur son Olympe, le Zeus d'Homère mène l'existence patriarcale, avec ses femmes, ses fils et ses filles, et vit absolument comme Priam et Arsinoüs aux pays troyen et phéacien. Il fallut également que les deux grandes divinités du Nil, Isis et Sérapis, du moment qu'elles s'établirent à Rome et sur les rivages d'Italie, s’accommodassent à la manière de vivre des Romains. – Même du temps des derniers empereurs, on se levait de bon matin à Rome, et, vers la première ou la deuxième heure du jour, tout était en mouvement sur les places, dans les cours de justice et sur les marchés. – Mais ensuite, vers la huitième heure de la journée ou la quatrième de l'après-midi, toute activité avait cessé. Plus tard Isis était encore glorifiée dans un office solennel du soir.

 

Les autres parties de la liturgie étaient la plupart de celles qui s'exécutaient aux matines, avec cette différence toutefois que les litanies et les hymnes étaient entonnés et chantés, au bruit des sistres, des flûtes et des trompettes, par un psalmiste ou préchantre qui, dans l'ordre des prêtres, remplissait les fonctions d'hymnode. – Au moment le plus solennel, le grand prêtre, debout sur le dernier degré, devant le tabernacle, accosté à droite et à gauche de deux diacres ou pastophores, élevait le principal élément du culte, le symbole du Nil fertilisateur, l'eau bénite, et la présentait à la fervente adoration des fidèles. La cérémonie se terminait par la formule de congé ordinaire.

 

Les idées superstitieuses attachées à de certains jours, les ablutions, les jeûnes, les expiations, les macérations et les mortifications de la chair étaient le prélude de la consécration à la plus sainte des déesses de mille qualités et vertus, auxquelles hommes et femmes, après maintes épreuves et mille sacrifices, s'élevaient par trois degrés. Toutefois l'introduction de ces mystères ouvrit la porte à quelques déportements. – A la faveur des préparations et des épreuves qui, souvent, duraient un grand nombre de jours et qu'aucun époux n'osait refuser à sa femme, aucun amant à sa maîtresse, dans la crainte du fouet d'Osiris ou des vipères d'Isis, se donnaient dans les sanctuaires des rendez-vous équivoques, recouverts par les voiles impénétrables de l'initiation. – Mais ce sont là des excès communs à tous les cultes dans leurs époques de décadence. Les mêmes accusations furent adressés aux pratiques mystérieuses et aux agapes des premiers chrétiens. – L'idée d'une terre sainte où devait se rattacher pour tous les peuples le souvenir des traditions premières et une sorte d'adoration filiale, – d'une eau sainte propre aux consécrations et purifications des fidèles, – présente des rapports plus nobles à étudier entre ces deux cultes, dont l'un a pour ainsi dire servi de transition vers l'autre.

 

Toute eau était douce pour l’Égyptien, mais surtout celle qui avait été puisée au fleuve, émanation d'Osiris. – A la fête annuelle d'Osiris retrouvé, où, après de longues lamentations, on criait : Nous l'avons trouvé et nous nous réjouissons tous ! tout le monde se jetait par terre devant la cruche remplie d'eau du Nil nouvellement puisée que portait le grand-prêtre ; on levait les mains vers le ciel, exaltant le miracle de la miséricorde divine.

 

La sainte eau du Nil, conservé dans la cruche sacrée, était aussi à la fête d'Isis le plus vivant symbole du père des vivants et des morts. Isis ne pouvait être honoré sans Osiris. – Le fidèle croyait même à la présence réelle d'Osiris dans l'eau du Nil, et, à chaque bénédiction du soir et du matin, le grand-prêtre montrait au peuple d'Hydria, la sainte cruche, et l'offrait à son adoration. – On ne négligeait rien pour pénétrer profondément l'esprit des spectateurs du caractère de cette divine transsubstantiation. – Le prophète lui-même, quelque grande que fût la sainteté de ce personnage, ne pouvait saisir avec ses mains nues le vase dans lequel s’opérait le divin mystère. – Il portait sur son étole, de la plus fine toile, une sorte de pèlerine (piviale) également de lin ou de mousseline, qui lui couvrait les épaules et les bras, et dans laquelle il enveloppait son bras et sa main. – Ainsi ajusté, il prenait le saint vase, qu'il portait ensuite, au rapport de saint Clément d'Alexandrie, serré contre son sein. – D'ailleurs, quelle était la vertu que le Nil ne possédât pas aux yeux du pieux Égyptien ? On en parlait partout comme d'une source de guérison et de miracles. – Il y avait des vases où son eau se conservait plusieurs années. « J'ai dans ma cave de l'eau du Nil de quatre ans », disait avec orgueil le marchand égyptien à l'habitant de Byzance ou de Naples qui lui vantait son vieux vin de Falerne ou de Chios. Même après la mort, sous ses bandelettes et dans sa condition de momie, l’Égyptien espérait qu'Osiris lui permettrait encore d'étancher sa soif avec son onde vénérée. – Osiris te donne de l'eau fraîche ! disaient les épitaphes des morts. – C'est pour cela que les momies portaient une coupe peinte sur la poitrine.

Création du monde par la Vierge du jour et le Milouin (Le Kalevala, Chant premier)

Elias Lönnrot, Le Kalevala – Epopée des Finnois, Chant 1 Exorde – Création du monde par la Vierge du jour et le Milouin – Naissance de Väinämöien, fils de la mère des eaux., pp.11-23, Éditions Gallimard, nrf, L'aube des peuples

 

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Le désir têtu me démange,

l'envie me trotte la cervelle,

d'aller entonner la chanson,

bouche parée pour le chant mage

égrenant le dit de ma gent,

la rune enchantée de ma race.

 

Les mots me fondent dans la bouche,

grains de gorge, pluie de paroles,

ils se ruent, torrent sur ma langue,

ils s'embruinent contre mes dents.

 

Petit frère, mon frérot d'or,

mon beau compagnon de jeunesse !

Fais-moi compagnie pour le chant

viens-t'en me joindre au jeu des runes

car nous sommes ce jour ensemble

après maint jour en d'autres bords !

 

Rare est le jour qui nous rassemble,

le temps que nos chemins se croisent

en ces confins de pauvres terres,

champs de Norois, terres piteuses.

 

Topons çà la main dans la main,

doigts glissés par entre les doigts

pour entonner la chanson bonne

et bailler la rune meilleure,

la foule d'or pourra l'entendre

pour savoir, la flopée curieuse,

ceux de la jeunesse levante,

haute pousse, les ouailles belles :

 

Ce sont les mots de l'héritage,

runes tournée au baudrier,

du vieux Väinämöinen,

sous la forge d'Ilmarinen,

l'épée de Lemminkänen,

l'arc de Joukahainen,

au fin fond des champs de Pohja,

les landes du Kalevala,

 

Mon père les chantait jadis,

en taillant un fût de ognée,

ma mère les a dévoilés

quand elle torsait la quenouille,

moi le marmot sur le plancher

je tournaillais dans ses jupons,

méchant moutard, barbe de lait,

tout menu, bouche en caillebotte,

 

Sampo ne fallait point de mots

ni Louhi de sortilèges :

Sampo est mort de mots bavards

et Louhi de ses charaudes,

Vipunen creva dans ses rimes

et Lemminkä dans ses goguettes,

 

Or je sais tant d'autres paroles,

secrets appris par devinades :

ripés sur le bords des chemins,

cueillis dans la brande aux bruyères,

dans les fourrés, griffe brindille,

racle ramille à la ramée,

tous grattés au ras des fenées,

tous agrippés dans la cavée

quand j'allais la sente en berger,

gamin, aux pasquiers du bétail

dans les touffes coiffées de miel,

par les buttes, les cimes d'or

derrière Muurikki la noire,

avec Kimmo, la panse caille.

 

Le froid m'a fredonné la rime

et la pluie m'a versé les runes.

Le vent m'a soufflé d'autres chants,

la houle en mer les ad drossés.

Les oiseaux picoraient les mots,

mainte parole en cime d'arbres.

 

J'en ai roulé mon écheveau,

serrés, noués, belle pelote.

J'ai mis l'écheveau sur ma luge,

la pelote au fond du traîneau.

 

J'ai tiré la luge au logis,

mon traîneau devant le hâloir ;

j'ai tout mis dans la banne en bronze,

au bout du chafaud du grenier,

Ils ont vu le froid des semaines,

long temps nichés sous le chagrin.

 

Vais-je tirer mes chants du froid,

puiser mes runes fors le gel,

porter la bannette au logis,

le boissel, dessus l'escabeau

sous la faîtière au grand renom,

belle poutres, le bon abri ?

 

Je déclos le coffre des mots

clenche lâche, l'arche des runes,

je tire le bout du lisseau,

j'ouvre le nœud de l'écheveau ?

 

Je peux chanter la rime bonne,

je la chantourne toute belle

pour une miche de mie de seigle

et la bière brassée de l'orge.

 

Quand on ne baille point de bière

ni la godaille à pleine chope,

je chante de bouche plus maigre,

je dis la rune à gorgée d'eau

pour la joie de notre veillée

je salue ce jour mémorable

et je dis les joies à venir,

l'aube d'une aurore nouvelle.

 

*

Ainsi jadis j'ai donc ouï directement

telle rune, par bon savoir :

les nuits nous viennent seules, noires,

les jours lèvent seuls, soleils pâles,

tout seul Väinämöinen

un jour est né, barde sans âge

par le ventre de la porteuse,

Ilmatar, la mère du monde.

 

La vierge vit, fille du ciel,

dame belle de la nature.

Elle vit pure des semaines,

jour et jours en vie de pucelle

dans les plessis larges du ciel,

plessis larges, l'enclos de plaine.

 

Elle se languit chaque jour,

peine étrange, elle vit d'ennui,

toujours seule à couler ses jours,

elle vit, pucelle sans rire,

dans les plessis larges du ciel,

plessis larges, plaine béante.

 

Lors elle trotte vers l'aval,

elle descend dessus les vagues

sur la mer à l'échine claire,

le grand largue, la houle ouverte.

 

Vient le vent par grande rafale,

l'air mauvais levé du levant ;

il dresse la mer en remous,

la chahute en vagues rageuses.

 

Or donc le vent berce la fille,

la vague drosse la pucelle

sur les reins bleus tout à l'entour,

par les vagues coiffées d'écume :

lui vente feton dans le ventre,

la mer engrosse la pucelle.

 

Elle porte le feton dur,

peine lourde, son ventre plein,

année sur année, sept centaines,

le temps de vie de neuf gaillards ;

mais point de naissance à venir,

le feton de rien ne choit guère.

 

La vierge va, mère de l'eau.

Nage au levant, nage au ponant,

nage au norois, jusqu'au midi,

par tous les rivages du ciel,

giron taraudé par le feu,

peine lourde en son ventre plein ;

mais point de naissance à venir,

le feton de rien ne choit guère.

 

La pucelle roule en sanglots,

parle en sanglots, gémit ces mots :

 

« Ô misère, jour de mes jours,

quelle menée, fille de guigne !

Me voici mise en male route :

toute ma vie dessous de ciel

balancée par le grain du vent,

drossée par la houle en dérive

sur ces eaux grandes, grosses vagues,

les remous du roulis profond !

 

« Je saurais des jours bien meilleurs

à vivre en pucelle du ciel,

des jours meilleurs que cette vie,

mère des eaux pour la dérive :

ici ma vie est de froidure,

âpre sente et chemin de peine,

et les vagues sont mon logis,

les trouées d'eau mes routes larges.

 

« Ô Ukko, Dieu dessus les dieux,

ô toi qui portes tout le ciel !

Viens-t'en pallier à mon besoin,

à grand'hâte quand je t'appelle !

 

« Tire la fille de ses crampes,

la femme aux tortis de son ventre !

Viens-t'en vite et créans t'en cours,

le besoin me presse et me froisse ! »

 

Le temps passe, une poudrée d'âge,

un filet de temps s'est sauvé.

 

Vient le milouin, vol droit, bec bleu,

l'oiseau vole sa haute brasse,

il cherche la place d'un nid,

un coin de terre où se nicher.

 

Vole au levant, vole au ponant,

vole au norois, jusqu'au midi.

 

Ne trouve nul coin pour son nid,

nul brin d eterre même pire

pour y brindiller sa nichée,

et prendre gîte après le vol.

 

Il vole ici, voltige là,

lors le milouinan parle au vent :

 

« Ferai-je ma cabane au vent,

sur les vagues, mon beau logis ?

Le vent va verser ma cabane

et la vague rouler mon gîte. »

 

En ce temps la mère des eaux,

dame de l'eau, vierge du ciel,

lève son genou de la mer,

son épaule dessus les vagues

pour la nichée du milouin bleu

le doux logis pour le plongeur.

 

Le milouin, bec bleu, bel oiseau,

plane par-ci, voltige là.

 

Il voit le genou de la femme,

à fleur de la mer aux reins bleus,

le prend pour un toupet de foin,

motte de tourbe toute fraîche.

 

Il lisse son vol, lance l'aile,

se pose à la fleur du genou,

sitôt là brindille son nid,

il pond ses œufs, coquilles d'or :

six œufs, les coquilles sont d'or,

le septième est un œuf de fer.

 

Il se met à couver ses œufs,

il chauffe la fleur du genou,

Il couve un jour, couve deux jours,

tantôt trois jours il a couvé.

 

Or déjà la mère des eaux,

dame de l'eau, vierge de l'air,

sent le feu mordre son genou,

la braise en hargne sur sa peau,

cuidant que le genou lui brûle,

et les veines chauffées lui fondent.

 

Elle chahute son genou,

elle ébroue sa jambe en secousses :

les œufs dégringolent dans l'eau,

versent tous à la vague en mer,

ils sont brisés, gerbes d'écailles,

jonchés d'esquilles fracassées,

 

Les œufs n'iront point à la vase,

aux remous de l'eau les écailles.

Les débris prennent bonne allure,

les morceaux muent en belle mine :

 

La coquille basse de l’œuf

sera la terre, coque basse ;

la coquille haute de l’œuf

sera le ciel, la voûte haute ;

la mie haute du feton jaune

sera le soleil, feu du jour ;

la mie haute de l'étui blanc,

ce sera la lune en lueur ;

les points diaprés sur la coquille

seront les étoiles du ciel ;

sur la coque les taches noires

feront les nuages dans l'air.

 

Le temps passe, le temps s'avance,

les années chassent les années

sous le feu du soleil nouveau,

les lueurs de la lune neuve.

 

La mère de l'eau nage encore,

dame de l'eau, vierge de l'air,

nage toujours par les eaux calmes,

dans les houles coiffées de brume,

devant elle la vague molle,

et devers elle le ciel clair.

 

A l'orée de l'année neuvième,

or dés le dixième estivage,

elle lève son front de l'eau,

haute proue par-dessus la mer.

 

Elle commence les genèses,

elle engendre ses créations,

sur la mer à l'échine claire,

le grand largue en plaine béante.

 

Elle tourne la main par-ci,

ce sont des caps à sa caresse ;

elle boute son pied par-là,

les fosses pour le frai se creusent ;

elle gauille la vague en bulles

et ce sont les gouffres profonds.

 

Puis courbe ses reins vers la terre :

ce sont les rives, grèves lisses ;

se retourne pieds contre terre :

ce sont frayères de saumons ;

pose sa tête contre terre :

ce sont les baies, baîllées de terre.

 

Lors elle nage loin de terre,

elle fait halte vers le large :

ce sont les récifs de la mer,

les brisants cachés sous la vague

pour le naufrage des navires,

la malemort pour les marins.

 

Ainsi les îles sont brossées,

les récifs piqués sur la mer

et fichés les pilliers du ciel,

terres, contrées sont déparlées,

les traits sont tracés sur les pierres,

lignes marbrées dans la rocaille.

 

Or mais Väinämöinen

n'est point né, le barde sans âge.

 

Le vieux Väinämöinen

va dans le ventre de sa mère

depuis tantôt trente estivages,

autant d'hiver qu'il s'en dérive

par les eaux calmes, la bonace,

sur les vagues coiffées de brume.

 

Lors il pense, le sage, il songe

pourquoi demeurer, comment vivre

dans sa cachette fourrée d'ombre,

dans son gîte voûté d'angoisse

où jamais il n'a vu la lune

ni perçu les grains de soleil.

 

Il parle de haute parole

ainsi chante les mots qui suivent :

 

« Lune et soleil, vite, à mon aide,

Grande Ourse, sois-moi bonne guide

que je passe la porte obscure,

loin de la barrière étrangère,

le petit nid de maigre couche,

ma demeure voûtée d'angoisse !

 

« Tire à terre l'homme de route,

l'enfant de l'homme, sous le ciel,

qu'il regarde la lune au ciel,

le soleil aux rayons de joie,

qu'il vienne apprendre la Grande Ourse

et reguigner vers les étoiles ! »

 

Or la lune faillit à l'aide,

le soleil faut à délivrer ;

jour après jour il se languit,

vie d'ennui, longs jours de souffrance :

il hoche à hue l'huis du fortin

par le doigt menu, le sans nom,

il huche à dia le loquet d'os

par un orteil de son pied gauche ;

passe le seuil à grippe griffe,

à genouillons par l'huis du porche.

 

Lors il dévale vers la mer,

tête et bras roulant à la houle ;

bonhomme reste au creux des vagues,

parmi les roulis, le gaillard.

 

Cinq ans vaque, cinq ans dérive,

cinq années, six années tantôt,

puis l'an septième, et le huitième.

Il se dresse enfin sur l'eau grande,

vers le cap aux rives sans nom,

terre ferme, terre sans arbres.

 

Il se hisse, genoux en terre,

se cambre à la force des bras :

il est debout pour voir la lune,

pour s'ébahir au pied du jour,

il suit les voies de la Grande Ourse

et ses yeux boivent les étoiles.

 

Ainsi Väinämöinen

a vu le jour, le barde brave,

par le ventre de la porteuse,

Ilmatar la mère du monde.