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06/02/2023

Création du monde par la Vierge du jour et le Milouin (Le Kalevala, Chant premier)

Elias Lönnrot, Le Kalevala – Epopée des Finnois, Chant 1 Exorde – Création du monde par la Vierge du jour et le Milouin – Naissance de Väinämöien, fils de la mère des eaux., pp.11-23, Éditions Gallimard, nrf, L'aube des peuples

 

Kalevala.jpg

 

 

Le désir têtu me démange,

l'envie me trotte la cervelle,

d'aller entonner la chanson,

bouche parée pour le chant mage

égrenant le dit de ma gent,

la rune enchantée de ma race.

 

Les mots me fondent dans la bouche,

grains de gorge, pluie de paroles,

ils se ruent, torrent sur ma langue,

ils s'embruinent contre mes dents.

 

Petit frère, mon frérot d'or,

mon beau compagnon de jeunesse !

Fais-moi compagnie pour le chant

viens-t'en me joindre au jeu des runes

car nous sommes ce jour ensemble

après maint jour en d'autres bords !

 

Rare est le jour qui nous rassemble,

le temps que nos chemins se croisent

en ces confins de pauvres terres,

champs de Norois, terres piteuses.

 

Topons çà la main dans la main,

doigts glissés par entre les doigts

pour entonner la chanson bonne

et bailler la rune meilleure,

la foule d'or pourra l'entendre

pour savoir, la flopée curieuse,

ceux de la jeunesse levante,

haute pousse, les ouailles belles :

 

Ce sont les mots de l'héritage,

runes tournée au baudrier,

du vieux Väinämöinen,

sous la forge d'Ilmarinen,

l'épée de Lemminkänen,

l'arc de Joukahainen,

au fin fond des champs de Pohja,

les landes du Kalevala,

 

Mon père les chantait jadis,

en taillant un fût de ognée,

ma mère les a dévoilés

quand elle torsait la quenouille,

moi le marmot sur le plancher

je tournaillais dans ses jupons,

méchant moutard, barbe de lait,

tout menu, bouche en caillebotte,

 

Sampo ne fallait point de mots

ni Louhi de sortilèges :

Sampo est mort de mots bavards

et Louhi de ses charaudes,

Vipunen creva dans ses rimes

et Lemminkä dans ses goguettes,

 

Or je sais tant d'autres paroles,

secrets appris par devinades :

ripés sur le bords des chemins,

cueillis dans la brande aux bruyères,

dans les fourrés, griffe brindille,

racle ramille à la ramée,

tous grattés au ras des fenées,

tous agrippés dans la cavée

quand j'allais la sente en berger,

gamin, aux pasquiers du bétail

dans les touffes coiffées de miel,

par les buttes, les cimes d'or

derrière Muurikki la noire,

avec Kimmo, la panse caille.

 

Le froid m'a fredonné la rime

et la pluie m'a versé les runes.

Le vent m'a soufflé d'autres chants,

la houle en mer les ad drossés.

Les oiseaux picoraient les mots,

mainte parole en cime d'arbres.

 

J'en ai roulé mon écheveau,

serrés, noués, belle pelote.

J'ai mis l'écheveau sur ma luge,

la pelote au fond du traîneau.

 

J'ai tiré la luge au logis,

mon traîneau devant le hâloir ;

j'ai tout mis dans la banne en bronze,

au bout du chafaud du grenier,

Ils ont vu le froid des semaines,

long temps nichés sous le chagrin.

 

Vais-je tirer mes chants du froid,

puiser mes runes fors le gel,

porter la bannette au logis,

le boissel, dessus l'escabeau

sous la faîtière au grand renom,

belle poutres, le bon abri ?

 

Je déclos le coffre des mots

clenche lâche, l'arche des runes,

je tire le bout du lisseau,

j'ouvre le nœud de l'écheveau ?

 

Je peux chanter la rime bonne,

je la chantourne toute belle

pour une miche de mie de seigle

et la bière brassée de l'orge.

 

Quand on ne baille point de bière

ni la godaille à pleine chope,

je chante de bouche plus maigre,

je dis la rune à gorgée d'eau

pour la joie de notre veillée

je salue ce jour mémorable

et je dis les joies à venir,

l'aube d'une aurore nouvelle.

 

*

Ainsi jadis j'ai donc ouï directement

telle rune, par bon savoir :

les nuits nous viennent seules, noires,

les jours lèvent seuls, soleils pâles,

tout seul Väinämöinen

un jour est né, barde sans âge

par le ventre de la porteuse,

Ilmatar, la mère du monde.

 

La vierge vit, fille du ciel,

dame belle de la nature.

Elle vit pure des semaines,

jour et jours en vie de pucelle

dans les plessis larges du ciel,

plessis larges, l'enclos de plaine.

 

Elle se languit chaque jour,

peine étrange, elle vit d'ennui,

toujours seule à couler ses jours,

elle vit, pucelle sans rire,

dans les plessis larges du ciel,

plessis larges, plaine béante.

 

Lors elle trotte vers l'aval,

elle descend dessus les vagues

sur la mer à l'échine claire,

le grand largue, la houle ouverte.

 

Vient le vent par grande rafale,

l'air mauvais levé du levant ;

il dresse la mer en remous,

la chahute en vagues rageuses.

 

Or donc le vent berce la fille,

la vague drosse la pucelle

sur les reins bleus tout à l'entour,

par les vagues coiffées d'écume :

lui vente feton dans le ventre,

la mer engrosse la pucelle.

 

Elle porte le feton dur,

peine lourde, son ventre plein,

année sur année, sept centaines,

le temps de vie de neuf gaillards ;

mais point de naissance à venir,

le feton de rien ne choit guère.

 

La vierge va, mère de l'eau.

Nage au levant, nage au ponant,

nage au norois, jusqu'au midi,

par tous les rivages du ciel,

giron taraudé par le feu,

peine lourde en son ventre plein ;

mais point de naissance à venir,

le feton de rien ne choit guère.

 

La pucelle roule en sanglots,

parle en sanglots, gémit ces mots :

 

« Ô misère, jour de mes jours,

quelle menée, fille de guigne !

Me voici mise en male route :

toute ma vie dessous de ciel

balancée par le grain du vent,

drossée par la houle en dérive

sur ces eaux grandes, grosses vagues,

les remous du roulis profond !

 

« Je saurais des jours bien meilleurs

à vivre en pucelle du ciel,

des jours meilleurs que cette vie,

mère des eaux pour la dérive :

ici ma vie est de froidure,

âpre sente et chemin de peine,

et les vagues sont mon logis,

les trouées d'eau mes routes larges.

 

« Ô Ukko, Dieu dessus les dieux,

ô toi qui portes tout le ciel !

Viens-t'en pallier à mon besoin,

à grand'hâte quand je t'appelle !

 

« Tire la fille de ses crampes,

la femme aux tortis de son ventre !

Viens-t'en vite et créans t'en cours,

le besoin me presse et me froisse ! »

 

Le temps passe, une poudrée d'âge,

un filet de temps s'est sauvé.

 

Vient le milouin, vol droit, bec bleu,

l'oiseau vole sa haute brasse,

il cherche la place d'un nid,

un coin de terre où se nicher.

 

Vole au levant, vole au ponant,

vole au norois, jusqu'au midi.

 

Ne trouve nul coin pour son nid,

nul brin d eterre même pire

pour y brindiller sa nichée,

et prendre gîte après le vol.

 

Il vole ici, voltige là,

lors le milouinan parle au vent :

 

« Ferai-je ma cabane au vent,

sur les vagues, mon beau logis ?

Le vent va verser ma cabane

et la vague rouler mon gîte. »

 

En ce temps la mère des eaux,

dame de l'eau, vierge du ciel,

lève son genou de la mer,

son épaule dessus les vagues

pour la nichée du milouin bleu

le doux logis pour le plongeur.

 

Le milouin, bec bleu, bel oiseau,

plane par-ci, voltige là.

 

Il voit le genou de la femme,

à fleur de la mer aux reins bleus,

le prend pour un toupet de foin,

motte de tourbe toute fraîche.

 

Il lisse son vol, lance l'aile,

se pose à la fleur du genou,

sitôt là brindille son nid,

il pond ses œufs, coquilles d'or :

six œufs, les coquilles sont d'or,

le septième est un œuf de fer.

 

Il se met à couver ses œufs,

il chauffe la fleur du genou,

Il couve un jour, couve deux jours,

tantôt trois jours il a couvé.

 

Or déjà la mère des eaux,

dame de l'eau, vierge de l'air,

sent le feu mordre son genou,

la braise en hargne sur sa peau,

cuidant que le genou lui brûle,

et les veines chauffées lui fondent.

 

Elle chahute son genou,

elle ébroue sa jambe en secousses :

les œufs dégringolent dans l'eau,

versent tous à la vague en mer,

ils sont brisés, gerbes d'écailles,

jonchés d'esquilles fracassées,

 

Les œufs n'iront point à la vase,

aux remous de l'eau les écailles.

Les débris prennent bonne allure,

les morceaux muent en belle mine :

 

La coquille basse de l’œuf

sera la terre, coque basse ;

la coquille haute de l’œuf

sera le ciel, la voûte haute ;

la mie haute du feton jaune

sera le soleil, feu du jour ;

la mie haute de l'étui blanc,

ce sera la lune en lueur ;

les points diaprés sur la coquille

seront les étoiles du ciel ;

sur la coque les taches noires

feront les nuages dans l'air.

 

Le temps passe, le temps s'avance,

les années chassent les années

sous le feu du soleil nouveau,

les lueurs de la lune neuve.

 

La mère de l'eau nage encore,

dame de l'eau, vierge de l'air,

nage toujours par les eaux calmes,

dans les houles coiffées de brume,

devant elle la vague molle,

et devers elle le ciel clair.

 

A l'orée de l'année neuvième,

or dés le dixième estivage,

elle lève son front de l'eau,

haute proue par-dessus la mer.

 

Elle commence les genèses,

elle engendre ses créations,

sur la mer à l'échine claire,

le grand largue en plaine béante.

 

Elle tourne la main par-ci,

ce sont des caps à sa caresse ;

elle boute son pied par-là,

les fosses pour le frai se creusent ;

elle gauille la vague en bulles

et ce sont les gouffres profonds.

 

Puis courbe ses reins vers la terre :

ce sont les rives, grèves lisses ;

se retourne pieds contre terre :

ce sont frayères de saumons ;

pose sa tête contre terre :

ce sont les baies, baîllées de terre.

 

Lors elle nage loin de terre,

elle fait halte vers le large :

ce sont les récifs de la mer,

les brisants cachés sous la vague

pour le naufrage des navires,

la malemort pour les marins.

 

Ainsi les îles sont brossées,

les récifs piqués sur la mer

et fichés les pilliers du ciel,

terres, contrées sont déparlées,

les traits sont tracés sur les pierres,

lignes marbrées dans la rocaille.

 

Or mais Väinämöinen

n'est point né, le barde sans âge.

 

Le vieux Väinämöinen

va dans le ventre de sa mère

depuis tantôt trente estivages,

autant d'hiver qu'il s'en dérive

par les eaux calmes, la bonace,

sur les vagues coiffées de brume.

 

Lors il pense, le sage, il songe

pourquoi demeurer, comment vivre

dans sa cachette fourrée d'ombre,

dans son gîte voûté d'angoisse

où jamais il n'a vu la lune

ni perçu les grains de soleil.

 

Il parle de haute parole

ainsi chante les mots qui suivent :

 

« Lune et soleil, vite, à mon aide,

Grande Ourse, sois-moi bonne guide

que je passe la porte obscure,

loin de la barrière étrangère,

le petit nid de maigre couche,

ma demeure voûtée d'angoisse !

 

« Tire à terre l'homme de route,

l'enfant de l'homme, sous le ciel,

qu'il regarde la lune au ciel,

le soleil aux rayons de joie,

qu'il vienne apprendre la Grande Ourse

et reguigner vers les étoiles ! »

 

Or la lune faillit à l'aide,

le soleil faut à délivrer ;

jour après jour il se languit,

vie d'ennui, longs jours de souffrance :

il hoche à hue l'huis du fortin

par le doigt menu, le sans nom,

il huche à dia le loquet d'os

par un orteil de son pied gauche ;

passe le seuil à grippe griffe,

à genouillons par l'huis du porche.

 

Lors il dévale vers la mer,

tête et bras roulant à la houle ;

bonhomme reste au creux des vagues,

parmi les roulis, le gaillard.

 

Cinq ans vaque, cinq ans dérive,

cinq années, six années tantôt,

puis l'an septième, et le huitième.

Il se dresse enfin sur l'eau grande,

vers le cap aux rives sans nom,

terre ferme, terre sans arbres.

 

Il se hisse, genoux en terre,

se cambre à la force des bras :

il est debout pour voir la lune,

pour s'ébahir au pied du jour,

il suit les voies de la Grande Ourse

et ses yeux boivent les étoiles.

 

Ainsi Väinämöinen

a vu le jour, le barde brave,

par le ventre de la porteuse,

Ilmatar la mère du monde.

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