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01/06/2015

Atlantide et Hyperborée (René Guénon)

 

René Guénon, Formes traditionnelles et cycles cosmiques, II, Atlantide et Hyperborée, pp. 35-, aux éditions Gallimard

 

Dans Atlantis (juin 1929), M. Paul Le Cour relève la note de notre article de mai dernier, dans laquelle nous affirmions la distinction de l'Hyperborée et de l'Atlantide, contre ceux qui veulent les confondre et qui parlent d' « Atlantide hyperboréenne ». A vrai dire, bien que cette expression semble en effet appartenir en propre à M. Le Cour, nous ne pensions pas uniquement à lui en écrivant cette note, car il n'est pas le seul à commettre la confusion dont il s'agit ; on la trouve également chez M. Herman Wirth, auteur d'un important ouvrage sur les origines de l'humanité (Der Aufgang Menschheit) paru récemment en Allemagne, et qui emploie constamment le terme « nord-atlantique » pour désigner la région qui fut le point de départ de la tradition primordiale. Par contre, M. Le Cour est bien le seul, à notre connaissance tout au moins, qui nous ait prêté à nous-même l'affirmation de l'existence d'une « Atlantide hyperboréenne » ; si nous ne l'avions point nommé à ce propos, c'est que les questions de personnes comptent fort peu pour nous, et que la seule chose qui nous importait était de mettre nos lecteurs en garde contre une fausse interprétation d'où qu'elle pût venir. Nous nous demandons comment M. Le Cour nous a lu ; nous nous le demandons même plus que jamais, car voilà maintenant qu'il nous fait dire que le pôle Nord, à l'époque des origines, « n'était point celui d'aujourd'hui, mais une région voisine, semble-t-il, de l'Islande et du Groenland » ; où a-t-il bien pu trouver cela ? Nous sommes absolument certain de n'avoir jamais écrit un seul mot là-dessus, de n'avoir jamais fait la moindre allusion à cette question, d'ailleurs secondaire à notre point de vue, d'un déplacement possible du pôle depuis le début de notre Manvantara ; à plus forte raison n'avons-nous jamais précisé sa situation originelle, qui d'ailleurs serait peut-être difficile à définir par rapport aux terres actuelles.

 

Le cour dit encore que, « malgré notre hindouisme, nous concevons que l'origine des traditions est occidentale » ; nous n'en convenons nullement, bien au contraire, car nous disons qu'elle est polaire, et le pôle, que nous sachions, n'est pas plus occidental qu'oriental ; nous persistons à penser que, comme nous le disions dans la note visée, le Nord et l'Ouest sont deux points cardinaux différents. C'est seulement à une époque déjà éloignée de l'origine que le siège de la tradition primordiale, transféré en d'autres régions, a pu devenir, soit occidental, soit oriental, occidental pour certaines périodes et oriental pour d'autres, et, en tout cas, sûrement oriental en dernier lieu et déjà bien avant le commencement des temps dits « historiques » (parce qu'ils sont les seuls accessibles aux investigations de l'histoire « profane »). D'ailleurs, qu'on le remarque bien, ce n'est nullement « malgré notre hindouisme » (M. Le Cour, en employant ce mot, ne croit probablement pas dire juste), mais au contraire à cause de celui-ci, que nous considérons l'origine des traditions comme nordique, et même plus exactement comme polaire, puisque cela est expressément affirmé dans le Vêda, aussi bien que dans d'autres livres sacrés. La terre où le soleil faisait le tour de l'horizon sans se coucher devait être en effet située bien près du pôle, sinon au pôle même ; il est dit aussi que, plus tard, les représentant de la tradition se transportèrent en une région où le jour le plus long était double du jour le plus court, mais ceci se rapporte déjà une phase ultérieure, qui, géographiquement, n'a évidement plus rien à voir avec l'Hyperborée.

 

Il se peut que M. Le cour ait raison de distinguer une Atlantide méridionale et une Atlantide septentrionale, quoiqu'elles n'aient pas dû être primitivement séparées ; mais il n'en est pas moins vrai que l'Atlantide septentrionale elle-même n'avait rien d'Hyperboréen. Ce qui complique beaucoup la question, nous le reconnaissons très volontiers, c'est que les mêmes désignations ont été appliquées, dans la suite des temps, à des régions fort diverses, et non seulement aux localisations successives du centre traditionnel primordial, mais encore à des centres secondaires qui en procédaient plus ou moins directement. Nous avons signalé cette difficulté dans notre étude sur Le Roi du Monde, où, précisément à la page même à laquelle se réfère M. Le Cour, nous écrivons ceci : « Il faut distinguer la Tula atlante (le lieu d'origine des Toltèques, qui était probablement situé dans l'Atlantide septentrionale) de la Tula hyperboréenne ; et c'est cette dernière qui, en réalité, représente le centre premier et suprême pour l'ensemble du Manvantara actuel ; c'est elle qui fut l' « île sacrée » par excellence, et sa situation était littéralement polaire à l'origine. Toutes les autres « îles sacrées » qui sont désignées partout par des noms de signification identique, ne furent que des images de celle-là ; et ceci s'applique même au centre spirituel de la tradition atlante, qui ne régit qu'un cycle historique secondaire, subordonné au Manvantara. » Et nous ajoutons en note : « Une jonction de la tradition atlante avec la tradition hyperboréenne, provient de certaines substitutions de noms qui peuvent donner lieu à de multiples confusions ; mais la question, malgré tout, n'est peut-être pas entièrement insoluble. »

 

En parlant de ce « point de jonction », nous pensions surtout au Druidisme ; et voici justement que, à propos du Druidisme, nous trouvons encore dans Atlantis (juillet-août 1929) une autre note qui prouve combien il est parfois difficile de se faire comprendre. Au sujet de notre article de juin sur la « triple enceinte », M. Le Cour écrit ceci : «  C'est restreindre la portée de cet emblème que d'en faire uniquement un symbole druidique ; il est vraisemblable qu'il est antérieur et qu'il rayonne au-delà du monde druidique. » Or, nous sommes si loin d'en faire uniquement un symbole druidique que, dans cet article, après avoir noté, suivant M. Le Cour lui-même, des exemples relevés en Italie et en Grèce, nous avons dit : «  Le fait que cette même figure se retrouve ailleurs que chez les Celtes indiquerait qu'il y avait, dans d'autres formes traditionnelles, des hiérarchies initiatiques constituées sur le même modèle (que la hiérarchie druidique), ce qui est parfaitement normal. » Quant à la question d'antériorité, il faudrait tout d'abord savoir à quelle époque précise remonte le Druidisme, et il est probable qu'il remonte beaucoup plus haut qu'on ne le croit d’ordinaire, d'autant plus que les Druides étaient les possesseurs d'une tradition dont une part notable était incontestablement de provenance hyperboréenne.

 

Nous profiterons de cette occasion pour faire une autre remarque qui a son importance : nous disons « Hyperborée » pour nous conformer à l'usage qui a prévalu depuis les Grecs ; mais l'emploi de ce mot montre que ceux-ci, à l'époque « classique » tout au moins, avaient déjà perdu le sens de la désignation primitive. En effet, il suffirait en réalité de dire « Borée », mot strictement équivalent au sanscrit Varâha, ou plutôt, quand il s'agit d'une terre, à son dérivé féminin Vârâhî : c'est la « terre du sanglier », qui devint aussi la « terre de l'ours » à une certaine époque, pendant la période de prédominance des Kshatriyas à laquelle mit fin Parashu-Râma.

 

Il nous reste encore, pour terminer cette mise au point nécessaire, à dire quelques mots sur les trois ou quatre questions que M. Le Cour aborde incidemment dans ses deux notes ; et, tout d'abord, il y a une allusion au swastika, dont il indique que « nous faisons le signe du pôle ». Sans y mettre la moindre animosité, nous prierons ici M. Le Cour de ne point assimiler notre cas au sien, car enfin il faut bien dire les choses comme elles sont : nous le considérons comme un « chercheur » (et cela n'est nullement pour diminuer son mérite), qui propose des explications selon ses vues personnelles, quelque peu aventureuses parfois, et c'est bien son droit, puisqu'il n'est rattaché à aucune tradition actuellement vivante et n'est en possession d'aucune donnée reçue par transmission directe ; nous pourrions dire, en d'autres termes, qu'il fait de l'archéologie, tandis que, quant à nous, nous faisons de la science initiatique, et il y a là deux points de vue qui, même quand ils touchent aux mêmes sujets, ne sauraient coïncider en aucune façon. Nous ne « faisons » point du swastika le signe du pôle : nous disons qu'il est cela et qu'il l'a toujours été, que telle est sa véritable signification traditionnelle, ce qui est tout diffèrent ; c'est là un fait auquel ni M. Le Cour ni nous-même, ne pouvons rien. M. Le Cour, qui ne peut évidement faire que des interprétations plus ou moins hypothétiques, prétend que la swastika « n'est qu'un symbole se rapportant à un idéal sans élévation » ; c'est là sa façon de voir, mais ce n'est rien de plus, et nous sommes d'autant moins disposé à la discuter qu'elle ne présente après tout qu'une simple appréciation sentimentale ; « élevé » ou non, un « idéal » est pour nous quelque chose d'assez creux, et, à la vérité, il s'agit de choses beaucoup plus « positives », dirons-nous volontiers si l'on avait tant abusé de ce mot.

 

Le Cour, d'autre part, ne paraît pas satisfait de la note que nous avons consacré à l'article d'un de ses collaborateurs qui voulait à toute force voir une opposition entre l'Orient et l'Occident, et qui faisait preuve, vis-à-vis de l'Orient, d'un exclusivisme tout à fait déplorable. Il écrit là-dessus des choses étonnantes : «  M. René Guénon, qui est un logicien pure, ne saurait rechercher, aussi bien en Orient qu'en Occident que le côté purement intellectuel des choses, comme le prouvent ses écrits ; il le montre encore en déclarant d'Agni se suffit à lui-même (voir Regnabit, avril 1926) et en ignorant la dualité Aor-Agni, sur laquelle nous reviendrons souvent, car elle est la pierre angulaire de l'édifice du monde manifestée. » Quelle que soit d’ordinaire notre indifférence à l'égard de ce qu'on écrit sur nous, nous ne pouvons tout de même pas laisser dire que nous sommes un « logicien pur », alors que nous ne considérons au contraire la logique et la dialectique que comme de simples instruments d'exposition, parfois utiles à ce titre, mais d'un caractère tout extérieur, et sans aucun intérêt en eux-mêmes ; nous ne nous attachons pas, répétons-le encore une fois, qu'au seul point de vue initiatique, et tout le reste, c'est-à-dire tout ce qui n'est que connaissance « profane », est entièrement dépourvu de valeurs à nos yeux. S'il est vrai que nous parlons souvent d' « intellectualité pure », c'est que cette expression à un tout autre sens pour nous que pour M. Le Cour, qui paraît confondre « intelligence » avec « raison », et qui envisage d'autre part une « intuition esthétique », alors qu'il n'y a pas d'autre intuition véritable que l' « intuition intellectuelle », d'ordre supra-rationnel ; il n'y a d'ailleurs là quelque chose d'autrement formidable que ne peut le penser quelqu'un qui, manifestement, n'a pas le moindre soupçon de ce que peut être la « réalisation métaphysique », et qui se figure probablement que nous ne sommes qu'une sorte de théoricien, ce qui prouve une fois de plus qu'il a bien mal lu nos écrits, qui paraissent pourtant le préoccuper étrangement.

 

Quant à l'histoire d'Aor-Agni, que nous n' « ignorons » pas du tout, il serait bon d'en finir une fois pour toutes avec ces rêveries, dont M. Le Cour n'a d'ailleurs pas la responsabilité : si « Agni se suffit à lui-même », c'est pour la bonne raison que ce terme, en sanscrit, désigne le feu sous tous ses aspects, sans aucune exception, et ceux qui prétendent le contraire prouvent simplement par là leur totale ignorance de la tradition hindoue. Nous ne disons pas autre chose dans la note de notre article de Regnabit, que nous croyons nécessaire de reproduire ici textuellement : « Sachant que, parmi les lecteurs de Regnabit, il en est qui sont au courant des théories d'une école dont les travaux, quoique très intéressants et très estimables à bien des égards, appellent pourtant certaine réserves, nous devons dire ici que nous ne pouvons accepter l'emploi des termes Aor et Agni pour désigner les deux aspects complémentaires du feu (lumière et chaleur). En effet, le premier de ces deux mots est hébreu, tandis que le second est sanscrit, et l'on ne peut associer ainsi des termes empruntés à des traditions différentes, quelles que soient les concordances réelles qui existent entre celles-ci, et même l'identité foncière qui se cache sous la diversité de leurs formes ; il ne faut pas confondre le « syncrétisme » avec la véritable synthèse. En outre, si Aor est bien exclusivement la lumière, Agni est le principe igné envisagé intégralement (l'ignis latin étant d'ailleurs exactement le même mot), donc à la fois comme lumière et comme chaleur ; la restriction est tout à fait arbitraire et injustifiée. » Il est à peine besoin de dire que, en écrivant cette note, nous n'avons pas pensé le moins du monde à M. Le Cour ; nous pensions uniquement au Hiéron de Paray-le-Monial, auquel appartient en propre l'invention de cette bizarre association verbale. Nous estimons n'avoir à tenir aucun compte d'une fantaisie un peu trop fertile de M. De Sarachaga, donc entièrement dénuée d'autorité et n'ayant pas la moindre valeur au point de vue traditionnel, auquel nous entendons nous en tenir rigoureusement. Enfin, M. Le Cour profite de la circonstance pour affirmer de nouveau la théorie antimétaphysique et anti-initiatique de l' « individualisme » occidental, ce qui, somme toute, est son affaire et n'engage que lui ; et il ajoute, avec une sorte de fierté qui montre bien qu'il est en effet fort peu dégradé des contingences individuelles : « Nous maintenons notre point de vue parce que nous sommes les ancêtres dans le domaine des connaissances. » Cette prétention est vraiment un peu extraordinaire ; M. Le Cour se croit-il donc si vieux ? Non seulement les Occidentaux modernes ne sont les ancêtres de personne, mais ils ne sont même pas de descendants légitimes, car ils ont perdu la clef leur propre tradition ; ce n'est pas « en Orient qu'il y a eu déviation », quoi qu'en puissent dire ceux qui ignorent tout des doctrines orientales. Les « ancêtres », pour reprendre le mot de M. Le Cour, ce sont les détenteurs effectifs de la tradition primordiale ; il ne saurait y en avoir d'autres, et, à l'époque actuelle, ceux-là ne se trouvent certes pas en Occident.

 

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29/05/2015

Philippe le Bel, le pape et les Templiers (Dominique Venner)

 

Dominique Venner, Histoire et tradition des Européens – 30 000 ans d'identité, 7 Héritages romains, Philippe le Bel, le pape et les Templiers, p. 156, aux éditions du Rocher

 

La querelle entre guelfes et gibelins, le pape et l'empereur, sera tranchée au profit d'un nouveau pouvoir temporel, celui des royaumes « nationaux », Angleterre, France et Castille. Rejetant l'autorité du pape comme celle de l'empereur, ils attribueront à la « souveraineté nationale » le caractère sacré détenu jusque-là par la papauté dans l'ordre spirituel, et par l'Empire dans le temporel.

 

Alliés souvent au pape contre l'empereur, les Capétiens vont se montrer parfois de redoutables adversaires de la papauté. Philippe IV le Bel abaissera le pouvoir pontifical comme aucun empereur n'aurait jamais imaginé le faire. Le petit-fils de Saint Louis recueillera dans cette querelle l'assentiment unanime de sa nation. On le verra bien lorsque, pour appuyer sa cause, il convoque en 1302 les premiers États généraux de l'histoire du royaume. A cette occasion, ni les barons, ni les bourgeois, ni même le clergé de France ne lui ménagent leur soutien. Ce sera la première manifestation du gallicisme que formalisera plus tard Bossuet.

 

Le conflit commence lorsqu'en 1297 le pape Boniface VIII veut s'interposer entre les communes flamandes et Philippe le Bel. Celui-ci refuse toute immixtion romaine, faisant répondre par ses légistes que « le roi est empereur en son royaume ». Le diffèrent ayant rebondi un peu plus tard, Guillaume de Nogaret est envoyé en Italie pour déposer le pape. Il fait si bien, lors de l' « attentat » d'Anagni en 1303, que Boniface VIII n'y survivra pas. Le roi fait alors élire un pape français à sa dévotion, l’archevêque de Bordeaux, Bertrand de Got, qui devient pontife sous le nom de Clément V. Pour mieux le contrôler, le roi l'établit en Avignon. Si l'on en croit Michelet, ce pape fut l'une des plus grandes canailles de la chrétienté, couvrant de bijoux sa maîtresse, la belle Brunissende de Talleyrand-Périgord, grâce aux fonds quémandés pour la croisade. Cette corruption au sommet sert les desseins du roi. L'abaissement de la papauté lui permet de détruire en un seul jour de 1307 la puissance de l'Ordre du Temple, à la fois grande banque internationale et force maritime de premier plan en Méditerranée. Comme précédemment avec les Juifs, son but est de s'emparer des biens du Temple pour renflouer un trésor perpétuellement vide. Ce en quoi il échoue semble-t-il, le pape ayant désigné les chevaliers de Rhodes comme héritiers légataires des Templiers.

 

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19/05/2015

Du Roi-revenant au Roi perdu (Gérard de Sède)

 

Gérard de Sède, La race fabuleuse, Du Roi-revenant au Roi perdu, pp. 92-97, aux éditions J'ai lu, collection L'aventure mystérieuse

 

Roi oublié puis nié, fait néant, Dagobert II est pourtant un roi dont l'assassinat ouvrait une suite incalculable de conséquences. S'il est mort sans descendance mâle, la branche ainée des Mérovingiens s'éteint et, avec elle, la légitimité austrasienne. Dans l'immédiat, l'Austrasie retombe sous le joug de la Neustrie sur laquelle règne la branche cadette. Mais par suite des imbroglios dus aux substitutions d'enfants, celle-ci est d'une légitimité plus que douteuse et du reste elle s'éteint à son tour dés 737 en la personne de Thierri IV. La réalité du pouvoir politique reste ou retombe alors entre les mains des maires du palais, mais sur toute l'étendue du territoire auquel correspondent aujourd'hui la France (moins la Bretagne et le Pays Basque), la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Suisse et la majeure partie de l'Allemagne de l'Ouest, le trône, ce lieu géométrique de la Psyché collective, la place du Roi-Mage reste vide.

 

Certes, les candidats ne manquent pas. Le mieux placé, puisqu'il est à la fois duc en Austrasie et maire du palais en Neustrie, est Pépin le Bref, de la tribu des Francs d'Hasbain, fils de Charles Martel et petit-fils de Pépin de Herstal, l'instigateur de l'assassinat de Dagobert II. Mais ce qui lui manque, c'est le sang sacré des Mérovingiens, cet élément mystérieux qui fait les initiables à la royauté et sans lequel nul ne peut espérer soulever la ferveur du peuple. Ainsi que l'écrit Jean de Pange : "Quelque déchus que soient les derniers Mérovingiens, le prestige de leur sang est si grand qu'il leur assure de nombreux fidèles. Ainsi s'explique la difficulté que les maires du palais éprouvent à se faire reconnaître comme successeur de leurs maîtres (1)."

 

Par bonheur pour Pépin le Bref, les femmes mérovingiennes, si elles ne peuvent régner, peuvent aussi bien que les hommes transmettre ce sang sacré. Pépin prend donc soin d'épouser la Mérovingienne Bertrade au grand pied, se fait élire et oindre à la mode de ceux que sa famille a éliminés, "suivant l'usage des Francs (2)", "comme l'ordre l'exige de toute antiquité (3)". Du coup, il est fait roi mais il ne l'est pas. Aussi juge-t-il nécessaire de procéder à une innovation en faisant aussi oindre sa femme, car c'est bien en elle seule que réside la légitimité. Du moins, leur fils Charlemagne et, à sa suite, tous les Carolingiens pourront-ils se prévaloir du fameux sang.

 

Il n'en ira pas de même pour les Capétiens, Hugues Capet n'est ni Carolingiens, ni Autrasien, ni même Franc. La chronique de Richer nous apprend qu'il avait pour trisaïeul "un étranger venu de Germanie", un Saxon nommé Witichin, "homme d'extraction peu relevée", et que "ses vassaux n'aimaient pas lui obéir (4)".

 

Orn il est interdit au Francs, sous peine d'excommunication, de prendre leurs rois hors de la famille des Péin, héritière du sang mérovingien. C'est pourquoi Foulques, archevêque de Reims, refuse d'oindre Eudes, petit-fils de Witichin, alors qu'il existe un roi franc et carolingien, Charles le Simple. "Qu'arriverai-il, dit l’archevêque à ce dernier, si la mort vous atteignait à un moment où il y a tant de rois de race étrangère et encore plus d'usurpateurs du nom royal (1) ?" Paroles significatives d'un prélat austrasien bien convaincu que seule la royauté par le sang peut assurer la protection magique du sol et de ses habitants.

 

Il ne faudra pas moins d'un siècle de dépositions, de tentatives d'usurpation et de sacres de complaisance pour asseoir sur le trône Hugues Capet que Guizot appellera "un parvenu en harmonie avec une époque nouvelle".

 

Son élection irrégulière est, du reste, aussitôt contestée, notamment en Austrasie, par le prétendant carolingien Charles de Lorraine. Hugues Capet le fera mourir en prison mais les Capétiens, pour mettre fin à leur impopularité, ne verront pas d'autre moyen que de chercher à s'allier à ce qui peut rester du sang sacré. Ils n'y réussiront qu'au XIIe siècle, quand Philippe Auguste épouse Isabelle de Hainaut qui en apporte quelques gouttes. Du coup - fait hautement significatif - leur fils, Louis VIII, s'empresse de donner à son premier-né le nom de Dagobert.

 

Mais si la lignée de Dagobert II s'était continuée, si le sang mérovingien ne s'était pas tari, c'est tout le tableau de la légitimité qui serait à refaire. Certes, même dans ce cas, l'histoire dynastique de la France resterait ce qu'elle a été, mais elle pourrait être déchiffrée tout autrement que nous n'avons coutume de le faire. Car certains de ses épisodes, qui sont à la fois les plus importants et les plus obscurs, recevraient alors une lumière nouvelle, ainsi qu'il arrive toujours quand, derrière l'éclat de l'évènement, on devine une histoire parallèle, secrète, et les mains gantées d'ombre qui en tiennent les clefs.

 

On va voir qu'il ne s'agit pas là d'une pure spéculation. En effet, la stupéfiante occultation du personnage de Dagobert II ne fut ni le fruit du hasard ni un jeu gratuit. Elle n'aurait d'ailleurs eu aucune raison d'être si ce roi n'avait pas laissé de descendance. Au contraire, en vouant d'abord son nom a l'oubli, puis en niant son existence, on peut penser que c'est cette descendance que l'on voulait escamoter.

 

Il en est bien ainsi car, effectivement, Dagobert II eut un fils dont l’histoire mérite d'être contée. Laissons donc la parole à un chroniqueur de l'époque, Bruschius, et ouvrons son Livre des évêques de Strasbourg :

" Dagobert II épousa Mathilde, princesse de Saxe et ils eurent la consolation de voir la bénédiction du ciel tomber sur leur mariage par un assez grand nombre d'enfants. Le premier fut un fils qui leur causa beaucoup de joie par sa naissance, voyant en sa personne un héritier assuré pour la succession de l’État qu(ils recouvraient petit à petit . Ce prince naquit dans le château de d'Issembourg et y fut reçut-on de douleur d'un déplorable accident qui lui coûta la vie alors qu'on s'y attendait le moins. Ayant commencé à monter à cheval, on le conduisit un jour à la chasse dans la forêt d'Ebersheim pour le divertir, un sanglier d'une grosseur démesurée  ayant été découvert, on le poursuivit avec chaleur et étant venu à la rencontre de ce prince, son cheval qui en prit l'épouvante l'emporta avec tant de violence que n'ayant pas assez de force pour l'arrêter ni pour se tenir ferme sur la selle, il en fut jeté à terre et foulé sous ses pieds en sorte qu'il en demeura tout brisé  et ne vécut que jusqu'au lendemain."

 

Décidément, il ne faisait pas bon pour les Mérovingiens de s'attaquer à leur totem, ce sanglier dont ils portaient les soies sur le dos.

 

En tout cas, le fils unique de Dagobert II est mort tragiquement dans l'adolescence et la descendance est éteinte : l'escamotage était superflu.

 

Nullement, car voilà que ce fils ressuscite. Poursuivons la lecture de Bruschius :

" Le roi avait depuis quelque temps déjà engagé saint Argobaste à prendre le gouvernement de l'évêché de Strasbourg. Ce saint, qui était venu d'Aquitaine, avait une grande réputation de vertu. Le roi qui l'estimait comme un grand serviteur de Dieu l'envoya prier de venir le consoler en l'extrémité où la mort déplorable de son fils venait de le réduire. Le saint prélat y accourut et exhorta le roi et la reine d'élever leur confiance en Dieu qui peut rendre la vie aussi aisément qu'il la donne, et s'étant mis en prière proche le corps du petit prince pour demander à Dieu qu'il lui plût de vouloir y renvoyer l'âme qui l'avait peu auparavant vivifié, on s'aperçut que tout à coup l'enfant leva la tête comme s'il fût éveillé de quelque profond sommeil, et l'ayant pris entre ses bras il le rendit plein de vie au roi son père qui eut autant de joie le voyant ainsi ressuscité qu'il avait ressenti de douleur de sa mort."

 

Ce récit est plein de charme et Sigebert IV y apparaît, ainsi qu'avait été son père, comme un roi revenant. Mais quelque goût qu'on ait pour le merveilleux, les morts qui ressuscitent n'étaient pas morts. A la suite d'une chute de cheval, le jeune homme, probablement tombé sur la tête, est bientôt entré dans le coma et s'est éveillé quelques jours plus tard. Pour l'hagiographe de saint Argobaste, cela fait un miracle de plus à porter au compte de son héros.

 

Il est certain que Sigebert IV survécut à cet accident ; mais survécut-il à son père ? Un historien du XVIIIe siècle, Vincent, en est réduit aux conjectures quand il écrit : " Quant au prince Sigebert, fils de Dagobert, apparemment il mourut dans la même conjoncture que son père ou peu de temps après, car l'auteur qui a continué Frédégaire dit positivement que les rois, c'est-à-dire Dagobert et son fils, étaient morts en Austrasie (defunctis regibus) lorsque Pépin de Herstal prit les armes contre Ebroïn pour les venger. "

 

Somme toute, une mort aléatoire dont on ne peut fixer le moment . Il n'est pas croyable que le fils ait péri en même temps que le père, car nous possédons, nous l’avons vu, un récit extrêmement détaillé de l'assassinat de Dagobert II où rien de tel n'est mentionné. Quant au continuateur de Frédégaire sur lequel, avec bien de réticences, s'appuie Vincent, était un partisan des Pépin qui avait donc tout intérêt a laissé croire que la descendance de Dagobert II était éteinte (1). Le fait qu'il prête à Pépin de Herstal le rôle de vengeur d'un roi dont il avait, au contraire, ourdi l'assassinat prouve bien que son récit s'inscrit dans une entreprise d'intoxication politique.

 

Selon certains historiographes modernes, Sigebert IV aurait été soustrait par sa sœur sainte Irmine (2) aux griffes des Pépinides et aurait fait souche en Septimanie, c'est-à-dire dans le haut Languedoc. Malheureusement, les sources données par ces auteurs sont très difficilement vérifiables. L'apparition fugitive de Sigebert IV dans l'Histoire fait de lui un Roi Perdu. Si la lignée sacrée des Mérovingiens s'est perpétuée, c'est dans l'ombre.

 

Mais dans une ombre qui faisait peur...

 

(1) Jean de Pange : Le roi très chrétien, p. 131-132.

(2) Chronique de Moissac.

(3) Chronique de Frédégaire.

(4) Mon. Germ. Script. Tome III, p. 570.

***

(1) Chronique d'André de Marchiennes.

***

(1) " Le remanieur de Frédégaire est un partisan des Pépinides ; il a peut-être supprimé certains passages. " (R. Barroux : Dagobert, p. 10.)

(2) Marié à Mathilde de Saxe puis à Gisèle, fille du comte de Razès Béra II, Dagobert II avait eu quatre filles : Ragnatrude, Adèle, Bathilde et sainte Irmine, abbesse d'Oeren.

 

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