Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

08/05/2015

Des fractures multiples (Georges Feltin-Tracol)

 

Georges Feltin-Tracol,Réflexions à l'Est, Si près de l'Ours, L'Ukraine, un État par défaut ?, Des fractures multiples, pp. 88-90, aux éditions Alexipharmaque

 

Ces différentes adjonctions ne représentent pas en elles-mêmes des difficultés majeures dans l’organisation du territoire. Contrairement aux États sans façade littorale ou à la géographie particulière (Qu'on songe à l’étirement Nord - Sud du Chili et à son étroitesse Est - Ouest), l'Ukraine dispose d'un territoire massif et compact, ouvert sur les Mers Noire et d'Azov. En outre, elle bénéficie d'une capitale (Kiex/Kyiv) qui se trouve dans une position médiane quoique quelque peu excentrée vers le Nord et la frontière bélarussienne. Une certaine cohésion serait envisageable par une politique volontariste et audacieuse d'aménagement du territoire. Or rien n'est fait pour atténuer ses déséquilibres internes.

 

L'Ukraine est un jeune État qui ne dispose pas de la longue expérience administrative française, britannique ou allemande. Par bien des aspects, les troubles politiques et les dysfonctionnement étatiques qu'elle rencontre rappellent l'Italie unifiée entre 1851 et 1915. On décèle à la Rada (le Parlement ukrainien) la particularité parlementaire italienne avec le transformisme (les députés changent d'affiliation partisane au cours de leur législature), d'où une confusion gouvernementale certaine. Quant aux forces politiques, elles ne commencent vraiment que maintenant à s'organiser au sens allemand ou français du terme en s'appuyant sur des meneurs plus ou moins charismatiques (Bloc Timochenko...).

 

Les incertitudes inhérentes à un jeune État permettent aux négateurs du fait ukrainien d'avancer que l'Ukraine n'est qu'une part essentielle de la Russie. Pour soutenir cette thèse, ils ajoutent que c'est le berceau historique de l’identité russe avec la "Russie de Kiev" de Vladimir Beau-Soleil. Ils soutiennent que la langue ukrainienne n'est qu'un patois paysan et que l'Ukraine s’appelait du XVIIe siècle jusqu'aux débuts du XXe par "Nouvelle Russie" ou "Petite Russie". Or ces appellations sont contestables. La noblesse polonaise, puis les Autrichiens, qui dominent l'Ouest du pays, parlent d' "Ukraina" et ses habitants d' "Ukraincy". Mieux encore, le Normand Guillaume Le Vasseur de Beauplan tire en 1651 de son séjour dans ces contrées exotiques un ouvrage, Description d'Ukranie, qui sont plusieurs provinces du Royaume de Pologne (3), dans lequel il mentionne l'Ukraine sous les mots d' "Ukranie" et de "Russie" alors qu'il parle de la future Russie par sa dénomination d'alors, la Moscovie.

 

Par ailleurs, Anne-Marie Thiesse a fort bien démontré que l'identité nationale provient dans la plupart des peuples européens d'un travail d'érudits qui collectent des particularités paysannes dont les patois afin de les élever au rang de singularités nationales et populaires (4). en outre, parler de "Russie de Kiev" appartient au registre anachronique. Il est plus appropriés d'évoquer la " Rus' " ou la "Ruthénie de Kiev". Le peuple ukrainien émane de la même matrice slave orientale génératrice des Russes et des Bélarussiens avec, du fait de sa situation géographique et des influences politico-culturelles contradictoires (polonais, puis autrichiennes à l'Ouest ; russes à l'Est ; ottomanes au Sud...), des mentalités différentes.

 

La célèbre dichotomie entre l'Ouest ukrainien et l'Est russophone ne doit cependant pas cacher des phénomènes moins perceptibles de fragmentations régionales, surtout là où vivent des minorités ethniques. L'Ukraine en recense plusieurs.Outre les Ukrainiens majoritaires te les Russes, on comte des Bélarussiens, des Roumains, des Hongrois, des Juifs, des Arméniens et des Grecs,. Depuis l'indépendance de 1991, deux minorités ont manifesté une forte agitation qu'on pourrait la qualifier de séparatiste : les Ruthènes en Ruthénie subcarpatique et les Tatars de Crimée, longtemps déportés en Asie centrale et autorisés sous Gorbatchev à revenir dans la péninsule. Afin de contenir les revendications tatares, l'Ukraine a accepté que la Crimée devienne une république autonome. Les Ruthènes exigent, eux, une reconnaissance culturelle au moins équivalente à celle des Tatars, ce que leur dénient les autorités de Kyiv au nom de l'unité nationale. Par contrecoup, les Ruthènes bénéficient de l'appui de la Russie et des partis russophones.

 

Un autre facteur de division sous-jacente concerne l’officialisation du russe à côté, voire à la place de l'ukrainien. Ce débat témoigne de la vivacité de la question nationale ukrainienne, même si existent des russophones d'Ukraine orientale favorable à l' "ukrainisation" du pays... L'actuel ministre de l’Éducation, Dmytro Tabachnyk, dénie toute réalité à l'ukrainien et conduit une politique poussée de russification...

 

A ces fortes querelles culturelles et linguistiques se superposent des conflits d'ordre confessionnel. D'abord entre les Orthodoxes et les catholiques romains de rite byzantin (ce qu'on appelle assez péjorativement les Uniates). Persécuté sous l'Empire russe et au temps de l' U.R.S.S., l'uniatisme retrouve une audience certaine avec l'indépendance de l'Ukraine et chercher à regagner sa place centrale dans les bourgs de l'Ouest ukrainien, quitte à reprendre plus ou moins de force des locaux religieux confisqués naguère et attribués à un clergé orthodoxes qui ne goûte guère ces actions. Il lui arrive de s'y opposer énergiquement, d'où des rixes dans les villages. Les autorités orthodoxes et grecques-catholiques sont aussi victimes de l'activisme forcené des sectes protestantes évangélistes venues des États-Unis qui profitent des dissensions religieuses pour convertir à leur foi de pacotille de nombreux fidèles en désarroi spirituel.

 

Le fidèle orthodoxe a de quoi être désorienté puisqu'il doit composer avec trois obédiences orthodoxes : une Église ukrainienne rattachée au patriarcat de Moscou, donc à l’Église orthodoxe russe, et deux Églises orthodoxes autocéphales ukrainiennes, non reconnues par les autres Églises orthodoxes, dont une dite du patriarcat de Kyiv. (à suivre, La "Révolution Orange" et ses conséquences chaotiques)

 

Notes :

3 : Guillaume Le Vasseur de Beauplan, Description d'Ukranie, qui sont plusieurs provinces du Royaume de Pologne, Paris, l'Harmattan, coll. "Présence ukrainienne", introdcution et notes de Iaroslav Lebedynsky, 2002.

4 : Anne-Marie Thiesse, La construction des identités nationales. Europe XVIIIe - XIXe siècles, Paris, Le Seuil, coll. "L'univers historique", 1999.

 

(Lire l'article suivant La "Révolution Orange" et ses conséquences chaotiques ; précédent L'Ukraine, un État par défaut ?)

 

763px-Карта_Боплана.jpg

Représentation Général des plaines vides (Dans le langage courant, l'Ukraine) En collaboration avec les provinces voisines créé 1648 par Beauplan

Les commentaires sont fermés.