Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/12/2014

Le Projet "Empire" V (Alexandre Douguine)

 

Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique - La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre X Le projet "Empire", Les Alternatives à l'Empire global : La prolongation du statu quo de Yalta, pp. 214-216, aux éditions Ars Magna

 

Si l'on considère sérieusement le projet d'empire américain mondial, une question surgit immédiatement : que peut-on proposer en qualité d'alternatives ? Nous avons déjà pris connaissance de l'une d'elles mais cette alternative apparaît attirante pour un nombre limité de partisans de la gauche extrême, les trotskystes, les anarchistes, les postmodernistes, etc. Considérons d'autres projets.

 

Le désir de conserver le statu quo constitue une réponse simple au projet impérial. Il s'agit du désir instinctif de conserver inchangé l'ordre international qui s'était établi au XXème siècle lorsque la souveraineté était liée à l’État-nation et lorsque l'Organisation des nations unies servait d'espace commun au règlement des questions internationales litigieuses. Une telle approche est vouée à l'échec, dans la mesure où l'ordre mondial du vingtième siècle, après 1945, avait été établi sur les fondements de la deuxième guerre mondial et alors que la souveraineté nominale des États-nations se voyait garantie par la parité des armements stratégiques des deux superpuissances, (le camp socialiste) se voyaient équilibrées par les ambitions impériales de l'autre (le camp capitaliste). Les autres États-nations se voyaient invités à s'inscrire dans cet équilibre avec une large marge de manœuvre  au sein du mouvement des non-alignés. L'Organisation des nations unies n'a fait que confirmer cet équilibre dans la structure du Conseil de sécurité.

 

Après l'effondrement du camp socialiste et la dissolution de l'URSS, tout le système de la paix de Yalta s'est effondré, la parité stratégique a été rompue et presque tous les États-nations ont été contraints de faire dépendre leur souveraineté de la puissance de l'empire américain qui avait cru de façon disproportionnée. L'ONU a cessé de signifier quoi que ce soit et l'ordre mondial de Yalta a été renvoyé dans le passé.

 

Nombre de pays tenté de s'élever contre ce tableau unipolaire, l'Irak, la Yougoslavie, l'Afghanistan, ont ressenti dans leur chair ce qu'est le monde post-Yalta et quel est le prix de la souveraineté dans ce monde. Le fait est que dans les conditions du XXIème siècle, aucun État-nation n'apparaît capable d'affirmer sa souveraineté dans le cadre d'une confrontation frontale avec l'empire américain. D'autant plus que d'autres pays dirigeants dans le monde se rangent aux côtés des États-Unis. Les difficultés techniques que rencontrent les Américains dans leur entreprise de construction impériale planétaire (il s'agit bien ici de la mondialisation à ces différents niveaux) ne doivent pas nous induire en erreur : s'ils ne parviennent pas à réaliser quelque chose actuellement, cela ne signifie pas qu'ils n'y parviendront pas.

 

Le projet de construction d'un empire global libéral-démocrate constitue le principal et unique agenda de la politique extérieur américaine au XXIème siècle et, après, l'effondrement de monde bipolaire, formellement rien n'est en mesure de lancer un défi à ce modèle. Les optimistes et les pessimistes à l'intérieur des États-Unis mêmes discutent de la date à laquelle l'empire sera achevé, demain ou après-demain, mais non pas de la question de savoir s'il convient de le construire. Il s'agit là de discussions d'importance. Le fait que nombre d’États-nations ne souhaitent pas renoncer à leur souveraineté constitue un problème purement psychologique : cela rappelle les douleurs fantômes dont souffre un corps dont les membres sont déjà absents.

 

Aucun États-nations dans le monde contemporain n'est réellement capable d'affirmer sa souveraineté face à l'empire global à moyen comme à court terme. Le maximum de ce qu'il est réaliste de faire se limite à gagner du temps. Mais le retard ne constitue pas une alternative.

 

Ainsi, les États-nations apparaissent désormais souverains de façon purement nominale et ne constituent pas une alternative au modèle unipolaire. Dans cette situation, l'ONU se voit condamné à dépérir, ce que Washington ne cesse de rappeler. 

 

yalta.jpg

The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center

Le Projet "Empire" IV (Alexandre Douguine)

 

Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique - La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre X Le projet "Empire", La critique de l'empire chez Negri et Hardt, pp. 213-214, aux éditions Ars Magna

 

La critique de l'empire chez Negri et Hardt

 

Le terme "d'empire" est devenu populaire à présent et pas seulement au sein de l'establishment américain. Les ennemis acharnés du capitalisme, de la démocratie libérale et des États-Unis, les philosophes d'extrême gauche ainsi que les hommes politiques anti-globalistes, l'emploient également couramment et en font même le synonyme de leur projet. Le théoricien des Brigades rouges Toni Negri, ainsi que le philosophe américain anti-globaliste Michael Hardt ont rédigé leur ouvrage programmatique, Empire, qui, selon eux, doit devenir au XXIème siècle l'analogue du Capital de Marx pour le mouvement de gauche au niveau mondial. Il s'agit en quelque sorte de la "bible" de l'anti-globalisme.

 

Negri et Hardt décrivent l'histoire des États-Unis, dés les origines, comme comprenant en elle les principes d'une organisation en réseau ainsi qu'un messianisme impérial, ce qui a fait, selon eux, des États-Unis, la première puissance mondiale, établissant un pouvoir planétaire sous la forme d'un ordre économique, sociopolitique, ainsi qu'en termes de valeurs, qui s'impose à tous. Par le terme empire, Negri et Hardt comprennent l'apparition d'un État global fondé sur l'exploitation capitaliste par le pouvoir du potentiel créateur de la "multitude", le tout alors que les États-Unis occupent le rôle central qui se transforme progressivement en "gouvernement mondial". Pour Negri et Hardt, un tel empire mondial constitue l'apothéose des stades précédents de développement du capitalisme, ainsi que le sommet de l'injustice et de l'exploitation. Il s'agit là d'une "société du spectacle" à l'échelle mondiale (Guy Debord). Cet empire mondial est pensé comme un empire du postmodernes, dans lequel le pouvoir et la violence acquièrent un caractère non pas ouvert, mais voilé et organisé en réseaux.

 

Les auteurs eux-mêmes proposent de considérer cette situation comme une chance historique pour les "multitudes" de mener à bien la révolution mondiale. L'empire mêle dans le chaudron cosmopolite les classes et les peuples, les pays et les systèmes politiques. Au final, il ne restera que les exploiteurs (le "gouvernement mondial", les "opérateurs" de l'empire en réseaux) et les "multitudes" privées de toute qualité et, par conséquent, constituant le prolétariat idéal du XXIème siècle. Selon Negri et Hardt, les "multitudes" doivent trouver une manière, par le biais des stupéfiants, de toutes les perversions possibles, l'ingénierie génétique, le clonage et d'autres formes de mutations bio-intellectuelles, d'échapper au pouvoir de l'empire, de le faire imploser de l'intérieur, en utilisant dans cette activité anarcho- destructrice les possibilités ouvertes par l'empire lui-même.

 

Ainsi, la catégorie "empire" devient le centre de gravité des constructions idéologiques du mouvement de gauche mondial, de l'anti-globalisme et de l'altermondialisation. A proprement parler, l'altermondialisation constitue une conséquence directe des idées de Negri et Hardt : il ne s'agit pas de lutter contre la mondialisation, mais de l'utiliser ses formes capitalistes et impérialistes (existant aujourd'hui) au bénéfice de la lutte révolutionnaire anticapitaliste.

 

multitude.jpg

 

The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center

Le Projet "Empire" III (Alexandre Douguine)

 

Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique - La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre X Le projet "Empire" - L'empire des néoconservateurs (Benevolent Empire), pp. 211-213, aux éditions Ars Magna

 

L'empire des néoconservateurs (Benevolent Empire)

 

La thèse de l'actualité du terme "empire" pour la compréhension des réalités du monde contemporain se voit confirmée par un renouveau d’intérêt pour ce concept dans la politologie mondiale du XXIème siècle. A partir de 2002, la presse américaine dans son ensemble a commencé à employer ce terme, appliqué au rôle que les États-Unis doivent jouer envers le reste du monde dans ce nouveau siècle (et peut-être dans ce nouveau millénaire). Un débat sur l'empire a largement agité la société américaine. Comme toujours dans ce genre de dispute, ce concept était compris de façon différente par les divers cercles mais il est bel et bien devenu central.

 

Dans une certaine mesure, un tel processus a été la conséquence de l'influence presque exclusive dans la politique américaine de l'époque de Bush junior des idées des néoconservateurs. Les théoriciens de cette orientation, s'éloignant de la formule reaganienne "l'URSS comme empire du mal", ont proposé un projet symétrique : les Etats-Unis comme "empire du bien", "benevolent empire" (R. Kagan).

 

Les néoconservateurs pensent le rôle des États-Unis au XXIème siècle en termes de fonction d'intégrateur global, en tant que nouvelle (postmoderne) version de Rome. Toutes les caractéristiques de l'empire semblent présente dans ce projet :

- stratégie centralisée de gouvernance du monde (Forces armées des États-Unis et de l'OTAN) 

- idéologie globale (démocratie libérale),

- modèle économique unifié (le marché),

- une certaine autonomie des vassaux régionaux (jouissant d'un certain degré de liberté en matière de politique intérieure, mais contraints de suivre strictement la ligne américaine sur les questions fondamentales),

- échelle planétaire (société civile planétaire, globalisation, One World),

- mission de démocratisation et de libéralisation de tous pays et de tous les peuples du monde.

 

Dans un élan d'enthousiasme au début des années 1990, Francis Fukuyama a nommé l'avènement de l'empire mondial américain la "fin de l'histoire". Un peu plus trad, il a reconnu s'être précipité et que l'empire américain planétaire ne constituait pas encore un évènement achevé, mais seulement un projet et un but lointain, sur le chemin duquel pouvaient apparaître des complications, des retards, et, probablement, des reculs tactiques.

 

Dans son ouvrage non moins fondamental, un autre politologue américain, Samuel Huntington, a réunit l'ensemble de ces observations, montrant que l'établissement de "l'empire du bien" global américain se verrait arrêté par le "choc des civilisations". Et Huntington de conclure : le cheminement des États-Unis vers une échelle mondiale se doit d'être progressif et à l'heure actuelle, il importe davantage de consolider le noyau atlantiste (les États-Unis ainsi que les pays de l'Otan) et, en manipulant les oppositions civilisationnelles, d'attendre le moment opportun dans l'avenir. Mais dans tous les cas, la thèse selon laquelle les États-Unis constituent l'empire du XXIème siècle apparaît couramment acceptée dans la science politique américaine, quelle que soit la façon dont on comprend les délais et les frontières spatiales de sa formation.

 

L'élite politique américaine raisonne aujourd'hui en termes d'empires. qui plus est, indépendamment du fait de savoir si ces représentants partagent les idées optimistes et agressives des néoconservateurs ou non. Le démocrate et opposant acharné aux conservateurs Zbigniew Brzezinski, apparaît comme un partisan de l'empire américain tout autant que le sont Dick Cheney, Richard Pearl, Paul Wolfowitz, ou encore William Kristol.

 

aigle-us.jpg

        

The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center