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15/09/2024

Le Mystère des mystères (Ferdynand Ossendowski)

 

Ferdynand Ossendowski, Bêtes, hommes et dieux, Cinquième Partie – Le Mystère des mystères : Le Roi du Monde, XLVI Le Royaume souterrain, pp. 293/299, Éditions Phébus, Libretto

 

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- Arrêtez ! Murmura mon guide mongol un jour que nous traversions la plaine près de Tzagan Luk. Arrêtez !

 

Il se laissa glisser du haut de son chameau, qui s'était couché sans qu'il n’eût besoin de lui en donner l'ordre.

 

Le Mongol éleva ses mains devant son visage en un geste de prière et commença à psalmodier la phrase sacrée : Om ! Mani Padme Hung ! Les autres mongoles avaient eux aussi arrêté leurs chameaux et s'étaient mis à prier.

 

« Qu'est-il arrivé ? » me demandais-je tout en contemplant autour de moi l'immensité de la plaine , couverte d'une belle herbe grasse et tendre, sous un ciel sans nuage dans lequel s'attardaient, rêveurs, les derniers rayons du soleil vespéral.

 

Les Mongols prièrent ainsi pendant un bon moment puis, après s'être murmuré quelques paroles les uns aux autres, ils refirent les sangles de leurs chameaux, prêts à repartir.

 

- Avez-vous vu, me demanda le guide, comme nos chameaux remuaient les oreilles de frayeur, comme le troupeau de chevaux sur la plaine restait immobile et attentif, comme les moutons et le bétail se couchaient sur le sol ? Avez-vous remarqué que les oiseaux avaient cessé de voler, les marmottes de courir et les chiens d'aboyer ? L'air s'est mis à vibrer doucement, apportant de très loin la musique d'un chant qui pénètre dans le cœur des hommes, des bêtes et des oiseaux. La terre et le ciel ont retenu leur haleine ; le vent s'est arrêté de souffler ; le soleil a interrompu sa course. En un moment comme celui-ci, le loup qui s'approche des moutons à la dérobée fait halte dans sa marche sournoise ; le troupeau d'antilopes apeurées retient son élan éperdu ; le couteau du berger prêt à trancher la gorge lui tombe des mains ; l'hermine rapace laisse aller le perdrix salga. Tous les êtres vivants sont saisi par la peur. Une force qui les dépasse les pousse à la prière. Ils attendent leur destin. Cela vient de se produire : c'est le Roi du Monde, en son palais souterrain, qui prie et sonde la destinée des peuples de la terre.

 

Ainsi parla le vieux Mongol, simple berger et homme sans culture.

 

La Mongolie, avec ses montagnes dénudées et terribles, ses plaines infinies où reposent, épars, les ossements des ancêtres, a donné naissance au mystère. Un mystère dont le peuple, qu'il soit pris dans le tumulte des orages qui secouent la nature ou plongé dans la léthargie d'un monde immobile sur lequel plane l'ombre de la mort, ressent à tout moment la profondeur, un mystère que les lamas rouges et jaunes conservent, poétisent. A Lhassa et à Ourga, il est en la possession des pontifes qui en gardent jalousement le secret.

 

C'est en Asie centrale que j'entendis pour la première fois parler du mystère des mystères, que je ne puis appeler autrement. Je n'y attachais d'abord qu'une très faible attentions, mais je fus amené par la suite, après avoir médité les témoignages sporadiques et contradictoires qui m'avaient été donnés, à reconnaître toute son importance et toute sa valeur.

 

Les vieillards des rives de l'Amyl me racontèrent une ancienne légende selon laquelle une tribu mongole, qui cherchait à échapper aux exigences de Gengis Khan, se cacha dans une contrée souterraine. Près du lac de Nogan Kul, un Soyote me montra plus tard une excavation d'où se dégageait un nuage de fumée : c'était l'entrée du royaume d'Agharti. C'est par cet orifice qu'un chasseur pénétra autrefois dans le royaume ; après son retour, il commença à raconter ce qu'il avait vu. Alors les lamas lui coupèrent la langue pour l'empêcher de parler du mystère des mystères. Dans sa vieillesse, il revint à l'entrée de la caverne, et disparut dans le royaume souterrain dont le souvenir avait ornée et réjoui son cœur de nomade.

 

J'obtins des renseignements plus détaillés de la bouche de Jelyb Djamsrap, houtouktou de Narabanchi Koure. Il me conta l'histoire du puissant Roi du Monde, sorti du royaume souterrain ; comment il était apparu, quels furent ses miracles et ses prophéties. Je compris alors que derrière cette légende, cette chimère, cette vision collective, quels que soient le nom et le sens qu'on lui prêtait, se cachait non seulement un mystère, mais une force réelle et souveraine, capable d'influer sur le cour des événements politiques en Asie. Je voulus donc en savoir plus.

 

Le gelong favori du prince Choultoun Beyli et le prince lui-même me livrèrent la description du royaume souterrain :

 

- Dans le monde, me dit le gelong, tout est constamment en état de transition et de changement : les peuples, les religions, les lois et les coutumes. Combien de grands empires et de brillantes cultures ont péri ! Cela seul qui reste inchangé, c'est le mal, instruments des mauvais esprits. Il y a plus de six mille ans, un saint homme disparut avec toute une tribu dans les profondeurs de la terre. Depuis, jamais il n'a reparu à la surface du monde, mais plusieurs personnages ont pu visiter son royaume : Cakya-Mouni, Undur Gheghen, Paspa, Baber et d'autres encore. Nul ne sait véritablement où il se trouve. L'un dit en Afghanistan , d'autres aux Indes. Dans cette région, tous les hommes sont protégés contre le mal ; le crime n'existe pas à l'intérieur de ses frontières. La science s'y développée dans la paix, rien n'y est menacé de destruction. Le peuple souterrain a atteint le plus haut degré du savoir. A présent, c'est un grand royaume qui compte des millions de sujets sur lesquels règne le Roi du Monde. Ce dernier connaît toutes les forces de la nature, lit dans toutes les âmes humaines et dans le grand livre de la destinée. Invisible, il règne sur huit cents millions d'hommes, prêts à exécuter ses ordres.

 

Le prince Choutoun Beyli ajouta :

 

- Ce royaume est Agharti. Il s'étend à travers les passages souterrain du monde entier. J'ai entendu un savant lama chinois dire au Bogdo Khan que toutes les cavernes souterraines de l'Amérique sont habitées par le peuple ancien qui disparut jadis sous la terre ; quelques traces de son existence subsistent encore à la surface du pays. Tous les habitants de ce monde souterrain sont gouvernés par des chefs qui reconnaissent la souveraineté du Roi du Monde. Rien de cela n'est explicable : vous n'ignorez pas qu'au milieu des deux plus grands océans de l'Est et de l'Ouest se trouvaient autrefois deux continents. Ils furent engloutis sous les eaux, mais leurs habitants passèrent dans le royaume souterrain. Les cavernes profondes où ils vivent sont éclairées par une lumière particulière qui permet la croissance des céréales et des végétaux et protège les êtres de la maladie.

» Il y a là-dessous de nombreux peuples qui vivent en tribus. Un vieux brahmane bouddhiste du Népal, qui accomplissait la volonté des dieux et se rendait en pèlerinage dans l'ancien royaume de Gengis, le Siam, rencontra un jour un pêcheur qui lui ordonna de prendre place dans sa barque et de voguer avec lui sur la mer. Le troisième jour ils atteignirent une île où vivaient une race d'hommes ayant deux langues avec lesquelles ils parlaient deux langages différents. Ces hommes montrèrent au brahmane des animaux bizarres, des tortues cyclopes à seize pattes, de monstrueux serpents à la chair extrêmement savoureuse, des oiseaux dotés de dents qui attrapaient du poisson pour leurs maîtres. Ils lui dirent qu'ils étaient venus du royaume souterrain et lui en décrivirent certaines régions.

 

Le lama Turgut qui fit le voyage d'Ourga à Pékin avec moi me donna d'autres détails :

 

- La capitale d'Aghartiest entourée de villes où habitent des grands prêtres et des savants. Elle rappelle Lhassa, la ville où le palais du Dalaï-Lama, le Potala, se dresse au sommet d'une montagne recouverte de temples et de monastères. Le trône du Roi du Monde est entouré de deux millions de dieux incarnés. Ce sont les saints panditas. Le palais lui-même est entourés des palais des goros qui maîtrisent toutes les forces visibles et invisibles de la terre, de l'enfer et du ciel, et qui ont tout pouvoir sur la vie et la mort des hommes. Si notre humanité dans sa folie osait leur faire la guerre, ils seraient transformer en déserts. A leur commandement, les arbres, les herbes et les buissons se mettent à pousser ; des hommes ressuscitent. Dans d'étranges chariots, inconnus de nous, ils sillonnent à toute vitesse les étroits corridors qui déroulent leurs méandres à l'intérieur de notre planète. Quelques brahmanes indiens et des dalaï-lamas du Thibet ont réussi à gravir des pics montagneux où nul autre pied humain ne s'était jamais posé ; ils y ont trouvé des inscriptions taillées dans le roc, des traces de pas dans la neige et des marques laissées par les roues d'engins mystérieux. Le bienheureux Cakya-Mouni trouva au sommet d'une de ces montagnes des tablettes de pierre sur lesquelles se trouvaient gravés des mots qu'il ne réussit à déchiffrer qu'à un âge avancé de sa vie. Il pénétra alors dans le royaume d'Agharti, d'où il rapporta les miettes de savoir sacré que sa mémoire avait conservées. C'est là, dans de féeriques palais de cristal, qu'habitent les chefs invisibles des fidèles, le Roi du Monde, Brahytma, qui peut parler à Dieu comme je vous parle, et ses deux assistants, Mahytma, qui connaît les événements de l'avenir, et Mahynga, qui règne sur les causes de ces événements.

» Les saints panditas étudient le monde et ses forces. Parfois les plus savants d'entre eux se rassemblent et envoient des délégués vers les endroits qu'aucun œil humain n'a jamais contemplés. Ceci nous a été décrit par le Tashi Lama qui vivait il y a huit cent cinquante ans. Les plus hauts panditas, une main sur les yeux et l'autre à la base du cerveau de prêtres plus jeunes, les endorment profondément, lavent leurs corps avec une infusion de plantes, les immunisent contre la douleur, gardent les yeux ouverts ; ils voient tout, entendent tout et n'oublient rien de ce qu'ils ont observé. Un goro s'approche d'eux et les fixe longuement du regard. Lentement leurs corps se soulèvent et disparaissent progressivement dans les airs. Le goro reste assis, les yeux fixés sur l'endroit où il les a envoyés ; des fils invisibles les retiennent à sa volonté. Quelques-uns d'entre eux voyagent parmi les étoiles, observent ce qui s'y passe * les peuples, inconnus des terriens, la vie, les lois. Ils épient les conversations, lisent les livres, connaissent la fortune et la misère, la sainteté et les péchés, la piété et le vice... Quelques-uns se mêlent à la flamme, voient la créature de feu, vive et féroce, combattant sans trêve, fondant et martelant des métaux dans les profondeurs des planètes, faisant bouillir l'eau des geysers et des sources thermales, faisant fondre les rochers et déversant par les orifices des montagnes des flots en fusion sur la surface de la terre. D'autres se mêlent aux créatures de l'air, infiniment petites, évanescents et transparents, et pénètrent les mystères et le but de leur existence. D'autres encore glissent dans les profondeurs de la mer et observent le royaume des sages créatures de l'eau, qui transportent et répandent leur bénéfique chaleur sur otue la terre, gouvernent les vents, les vagues et les tempêtes. Au monastère d'Erdeni Dzou vivait autrefois Pandita Houtouktou qui était venu d'Agharti. En mourant, il parla du temps où il avait vécu, selon la volonté du goro, sur une étoile rouge à l'est du firmament, puis sur l'océan couvert de glace, enfin parmi les feux orageux qui brûlent les entrailles de la terre.

 

Telles sont les histoires que j'entendis raconter dans les yourtas des princes et dans les monastères lamaïstes. Le ton des récitants interdisait qu'on fît planer sur ces récits le moindre doute.

 

Mystère...

16/02/2024

Gilles (Pierre Drieu la Rochelle)

Pierre Drieu la Rochelle, Gilles, pp. 110-112, Folio
 

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(...) Il savait qu'aux yeux de Myriam, l'argent qu'elle lui apportait, c'était la facilité de travailler à sa guise. Elle ne savait pas ce que serait ce travail. Le savait-il ? S'il se livrait à son penchant naturel, il n'imaginait pas des actes ou des oeuvres contrôlables par le succès ; il sentait en lui un penchant infini à l'immobilité, à la contemplation, au silence. Il s'arrêtait souvent au milieu d'une rue, au milieu d'une chmabre pour écouter. Ecouter quoi? Ecouter tout. Il se sentait comme un ermite léger, furtif, solitaire, qui marche à pas invisibles dans la forêt et qui se suspend pour saisir tous les bruits, tous les mystères, tous les accomplissements. Il souhaitait de se promener pendant des années dans les villes et dans les forêts, de n'être nulle part et d'être partout. Le rêveur a le goût divin de l'omniprésence.
 
Pouvait-on appeler cela : travail? Certes non, dans le langage ordinaire des hommes. Ils veulent des manifestations qui tombent sous le sens.
 
Il avait adoré la lecture, maintenant il la rejetait un peu comme une drogue qui absorbe tous les charmes de la vie. En tout cas, ç'avait été une étude qui l'avait préparé aux études intimes, originales, aux expériences. Il reprenait parfois cette étude liminaire ; au milieu d'un bar il sortait un livre de sa poche. Il n'ignorait pas que sa conduite se cherchait à travers le désordre des tâtonnements. Quand il s'était mis à écrire à l'hôpital, il avait été étonné. Il avait tenté de considérer ce geste fortuit comme un aboutissement, d'en faire un achèvement. Mais il avait secoué la tête, méfiant. Quand il avait relu, au bout de quelque temps, ce qu'il avait écrit, il n'y avait pas trouvé cette contradiction essentielle qui fait la poésie, seule vraie littérature. C'est pourquoi il avait froncé les sourcils quand Myriam lui avait dit : "Vous écrirez." Non, faute de génie, il se tairait et se contenterait de contempler, de méditer. Cela ferait une prière lumineuse qui capterait plus que les bavardages du talent et qui serait en plus sûr accompagnement aux rares voix de ceux qui ont le droit de parler. Il écouterait, il regarderait les hommes. Il était leur témoin le plus actuel et le plus inactuel, le plus présent et le plus absent. Il les regarderait vivre avec un oeil aigu dans leurs moindres frémissements de jadis et de demain, et soudain il prenait du champ et ne les apercevait plus que comme une grande masse unique, comme un grand être seul dans l'univers qui traversait les saisons, grandissait, vieillissait, mourait, renaissait pour revivre un peu moins jeune. Il sentait avec angoisse, et avec volupté dans l'angoisse, l'aventure humaine comme aventure mortelle... à moins qu'elle ne se renonce, se désincarne et, avouant son épuisement, se rejette en Dieu.
 
A quelques instants, pendant la guerre, il avait senti la vie, non plus comme une plante ou un animal qui croît, puis décroît avec de ravissantes inflexions, mais comme un frémissement spirituel prêt à se détacher, immobile, mystérieux et désormais indicible. C'était à ces instants-là qu'il avait été le plus tenté par la mort comme plus secrètement vivante que la vie. Au delà de l'agonie l'appelait une vie intime. Il avait eu, dans les tranchées, des heures d'extase ; il avait fallu les plus terribles convulsions pour l'en réveiller. Lors des premières permissions, il n'avait eu envie ni des femmes, ni de Paris. Comme hébété, chez son tuteur, en Normandie, il regardait la mer ou bien il marchait interminablement dans l'église du village, jetant de temps à autre un coup d'oeil sur la vierge, mère du Dieu, sur le Dieu qui se fait homme pour prendre par la main l'homme et l'emmener dans les profondeurs infernales. Il se sentait entraîné dans le cycle divin de la création et de la rédemption. C'était, plus exquise, sa béatitude des tranchées : le soupir imperceptible de l'éternel au sein de l'être.
 
Mais, maintenant, il était repris par le séduisant mouvement de hanche de la vie charnelle. Il avait revu le Louvre, la place de la Concorde, les Champs-Elysées, Versailles. Il entrevoyait les trésors de plasticité qui gisent au sein de la femme, le déchirant jeu de la politique, mille et mille choses. Mille. Je vivrai mille minutes, je respirerai cette touffe de fleurs dans ma main.

25/01/2024

De l'Empire d'Arthur à l'Empire du Graal (Pierre Ponsoye)

 

Pierre Ponsoye, L'Islam et le Graal – Étude sur l 'ésotérisme du Parzival de Wolfram von Eschenbach, IX De l'Empire d'Arthur à l'Empire du Graal, pp. 171-180, aux éditions Arché Milano (1976)

 

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Arthur, l'illustre roi des Bretons du VIe siècle, est passé très vite de l'histoire à la légende, si même, pour lui, elles se sont jamais distinguées. Bientôt après sa disparition, dit Henri Martin, il « n'est plus seulement un héros nationale ; c'est le « fils de la nuée », d'Uter à tête de Dragon, « roi des ténèbres », être mystérieux et voilé, ordonnateur des batailles, supérieur à Hu lui-même, d'Uter qui a pour bouclier l'arc-en-ciel, et qui a pris la forme de la nuée pour engendrer son fils. Arthur a reçu de son père la grande épée : il parcourt l'univers en vainqueur ; il est proclamé empereur du monde. Enlevé au ciel après qu'il a été mortellement blessé à la bataille de Camlan, il réside dans la constellation qui porte son nom (le Chariot d'Arthur, la Grande Ourse) : il en redescendra un jour sur la terre. Il est devenu le type même du génie héroïque des Celtes, type élevé jusqu'à la substitution d'Arthur à l'ancien Bel comme Taureau du Tumulte, génie du Soleil et de la guerre ». Plus tard, ce type évolue. Arthur est toujours « le chef du monde héroïque, mais il n'est plus le fils d'un dieu : il n'est que le fruit des amours illégitimes d'un héros. Il n'est plus enlevé entre les constellations. Toutefois sa disparition reste voilée de surnaturel : il n'est pas mort, il ne mourra pas ; neuf fées le gardent dans l’Île sainte d'Avallon, d'où il viendra venger son peuple, ses deux Bretagnes ». Disparu, il n'est pas réellement absent ; on entend ses cors dans la forêt bretonne. Les Bretons n'ont pas voulu d'autre roi après lui, à cause de cette invisible présence et de l'attente de son retour béni.

 

Héros polaire (son nom vient de l'Art, l'Ours qui présente un étroit rapport avec le symbolisme celtique du Pôle), ses traits de prototype impérial se précisent : s'il n'est plus le fils d'un dieu, c'est Dieu lui-même qui lui donne l'Empire du Monde, symbolisé par l'épée Excalibur, et dont les limites, qu'il était alors interdit de dépasser, portent son nom (les bornes Artus, qui sont, d'une part à l’extrémité orientale de l'Inde, d'après le Roman d'Alexandre, c'est-à-dire aux confins du Paradis, d'autre part à l'extrême Occident, identifiées avec les colonnes d'Hercule, auquel Arthur était d'ailleurs souvent assimilé). Lui aussi est « ordonnateur des batailles » (ipse dux crat bellorum, dit Nennius), car c'est à la pointe de l'épée qu'il doit conquérir son empire contre les ennemis des Bretons et de Dieu. Cet empire n'est pas seulement le monde terrestre, mais aussi le monde intermédiaire ou subtil, c'est-à-dire tout le monde sublunaire, domaine des Petits Mystères. A ce titre, il est souverain de droit de tous les lieux « enchantés » : « Et tous ces lieux faés sont Artus de Bretagne », dit le Brun de la Montagne.

 

En tout cela, il est l'agent fidèle de Myrrdhin ou Merlin, dont il ne se distingue pas essentiellement, le prophète insaisissable, omniprésent et multiforme, fils d'une vierge et d'un esprit de l'air, maître des éléments, détenteur des « divins secrets », chef spirituel et unificateur des peuples celtiques, qui sort de sa « maison de verre », au fond de la forêt par excellence (Kalydon, ou Brocéliande) pour l'assister dans les moments critiques. C'est sur les directives de Merlin qu'il institue la

 

Table ronde

Qui tournoie comme le monde,

 

ce qui fait d'elle le « moyeu du Monde » et achève de caractériser Arthur comme Monarque universel, semblable au Chakravarti hindou. Un signe de régularité de ce Centre initiatique, auquel tout le Moyen-Age s'est référé comme à la plus haute autorité chevaleresque, est fourni par la constitution duodénaire de son collège principal, image des douze soleils zodiacaux ou des douze manifestations cycliques de l'unique et éternelle Essence. Arthur lui-même représente cette Essence dans sa constance et sa fixité non agissante. C'est par ce non-agir même qu'il ordonne et « autorise » l'action. Il réalise ainsi le pouvoir temporel dans son statut normal de résorption spirituelle qui permet au Principe divin d'agir à travers lui sans obstacle ni altération. Son union avec Merlin en est un autre signe, car elle exprime l'intégration normale des deux pouvoirs dans leur Source commune.

 

Par ces rapides indications, on voit que le thème arthurien offre par lui-même, indépendamment de celui du Graal, un véritable Doctrinal de l'Empire. Pour en saisir toute la portée, il faut se souvenir que l'idée impériale a été l'une des dominantes majeures de la pensée et de la foi médiévales, participant immédiatement de la finalité du Royaume de Dieu. L'Empire était, avec le Sacerdoce, l'un des deux aspects normaux et nécessaires de la Lieutenance conférée naturellement et surnaturellement à l'Homme par le « Roi du Ciel ». Il ne s'agit donc pas là d'une formule politique, même teintée de mysticité, mais de a communication au monde chrétien de l'autorité et de la réalité du Christ sous son aspect royal. On peut donc parler d'un Mystère impérial, qui n'est autre que le Mystère christique dans son extension temporelle, et aussi dans sa perspective eschatologique, car l'aspect royal se rapporte plutôt à la Seconde Venue, comme l'Empire, dans sa manifestation ultime, à la Jérusalem céleste. Dans l'attente de cette Heure où les deux autorités sacerdotale et royale seront réunies sur une seule auguste tête, l'Empire demeure, comme l’Église, réalité transcendantale, archétypique, vers laquelle doit tendre l'histoire, puisqu'il doit la consommer.

 

Si étrangère que puisse être une telle conception à la mentalité moderne, elle a été authentiquement celle du Moyen-Age, pour lequel le spirituel et le temporel n'étaient que des « catégories » du sacré. C'est ce qui permet à l'historien de faire des constatations telles que celles-ci de Joseph Calmette, à propos du renouveau impérial carolingien : « La notion de l'Empire, écroulé dans les faits (après 476)), subsiste intacte sur le plan de l'idée pure... Les traces en sont innombrables dans la littérature, surtout ecclésiastique. L'Empire n'a pas cessé d'être. Il doit, de virtuel, redevenir réel. Toute âme éclairée aspire à le revoir et a comme la nostalgie de cette patrie d'élection. Or, le rêve des lettrés et des penseurs va prendre corps ; ce que n'a pu Justinien, une dynastie franque le réalisera. L'histoire, sous son impulsion, paraîtra refluer vers sa source. Désormais, en Occident, l'idée impériale, fût-elle interprétée ou réalisée diversement, occupera toujours une place de premier plan dans les préoccupations des souverains et des peuples. »

 

Entre autres témoins du caractère sacré du symbole arthurien et de la fonction impériale, citons le portail de la cathédrale de Modène, dédié à Arthur (environ de 1160), et la fameuse mosaïque de Latran, sur laquelle nous nous arrêterons un instant. On y voit le pape Léon et l'empereur Charles, agenouillés aux pieds de saint Pierre, et se faisant face sur le même plan horizontal. Les trois personnages forment un ternaire où saint Pierre figure en majesté, c'est-à-dire comme personnification d'un principe. Il donne simultanément à Léon et à Charles deux investitures distinctes : l'une, par le pallium, purement sacerdotale, et l'autre, par le vexillum, impériale, que Charles reçoit ainsi directement. On remarque en outre qu'il garde dans son sein la clef d'or de l'autorité spirituelle et la clef d'argent du pouvoir temporel. Le Prince des Apôtres n'agit donc pas ici comme Chef de l’Église, mais dans la Fonction spirituelle suprême, permanente parce qu'universelle, de Vicarius Christi, Source des deux pouvoirs. On verra mieux plus loin à quoi pouvait répondre une telle figuration. Rappelons ici que, dans le vexillum, concurrent trois symboles : celui de la Croix, celui de la Lance, et celui de l’Étendard. C'est pourquoi il figure dans l'iconographie médiévale comme attribut du Christ guerrier. La Croix de la Résurrection elle-même, avec sa banderole, n'est autre qu'un vexillum, comme l'a justement fait remarquer Emile Mâle, ce qui achève de montrer l'association étroite dans la pensée médiévale, entre l' « idée » impériale et la réalité spirituelle et parousiaque exprimée dans la notion traditionnelle du Christ-Roi.

 

C'est à cette immanence, et nous dirions volontiers à cette imminence du Mystère impérial que sont dus la transposition légendaire presque immédiate de ses principales manifestations historiques, et le caractère messianique et eschatologique qui les a si fortement marquées. Dans ses Notes sur le Messianisme médiéval latin, P. Alphandéry a bien dégagé les traits messianiques de l'Empereur archétype, tels qu'ils ressortent des légendes de Charlemagne, de Frédéric Barberousse, de Frédéric II, ou de personnages de moindre envergure mais de fonction analogue. Le thème de leur carrière est toujours le même : élection divine, épreuve, retraite, retour glorieux. Il s'y ajoute souvent un thème eucharistique ou baptismal (par passage des eaux, changement de nom) ; plus généralement encore, l'Empereur élu est entouré d'un collège de douze membres. Le temps de son absconditio se passe dans une Montagne (Wunderberg, Kyffhaüser) ou dans une Terre inconnue au delà de la mer, symbole évident du Centre du Monde. De là il sortira un jour pour combattre l'Antéchrist : la renovatio imperii annonce ainsi la reparatio temporum. P. Alphandry fait justement remarquer que chacun des héros légendaires assumant les traits de l’Empereur, initialement chef d'un peuple, reviendra à la tête du peuple universel des saints. Il s'agit donc dans tous les cas d'une seule fonction ; de sorte que l'apocalypse impériale rejoint celle de Jean, celles de Baruch, d'Esdras et des traditions rabbiniques, et celles reçues en Islam au sujet du Madhî et du retour de Seyidnâ Aïssa. Cette conjonction n'a rien qui doive surprendre, car si la tradition impériale se référait historiquement à l'héritage romain et théologiquement à la personne du Christ-Roi, elle plongeait de profondes racines dans un fonds traditionnel universel, particulièrement invariable sur ce point, et plus spécialement dans le fonds d'origine abrahamique, à la source duquel on retrouve le Prêtre-Roi par excellence, Melki-Tsedeq.

 

On voit sur quel contexte, à la fois historique et « trans-historique », Arthur, chef perpétuel de toute Chevalerie terrestre, venait projeter l'exemplaire d'un Art royal conscient de ses moyens et de son but. Mais, s'il indiquait la fin de la Chevalerie qui est de devenir céleste, il définissait aussi les bornes de son propre domaine – que marque, en particulier, la discontinuité entre son royaume et Montsalvage –, et, entre le terrestre et le céleste, ce passage à la limite qui est une transfiguration. La théophanie du Graal achève la réalité arthurienne, mais comme le Ciel achève la Terre. C'est pourquoi, si la sphère d'Arthur est la voie d'accès normale à celle du Graal, elle ne lui est, pourrait-on dire, que tangente, et, si les deux chevaleries peuvent coexister, elles ne se compénètrent pas, la seconde ajoutant à la qualité royale de la première, qu'elle possède éminemment, la qualité sacerdotale qu'elle tient d'élection, réalisant le double aspect de cette Lieutenance, hypostase du Sacerdoce éternel.

 

On discerne dés lors comment l'Empire d'Arthur pouvait, sur un certain pan, être valablement tenu pour une fin en soi, pour n'être plus, dés l'annonce du Graal, que son étape et sa virtualité. L'Empire du Graal, auquel celui d'Arthur s'ordonne naturellement, est en acte ce sacrum imperium attendu à la fin du cycle de l'histoire, et dont le Saint Empire historique ne fut qu'une figure lointaine et une espéance finalement déçue. S'il est futur pour le monde, bien qu'il soit proche, et tout en étant à sa fin, et il y a, entre eux aussi, ce dont nous avons parlé et qu'évoque, dans le Parzival, l'épisode de Lohengrin et de la Question interdite. Mais il demeure, car la fin d'une chose ne peut pas ne pas être dans l'actualité permanente de son Principe, et sa Chevalerie elle-même n'est pas assez enchaînée à l'histoire pour mourir avec ses « saisons ».