Le Christ et Prométhée (George William Russel) (08/03/2025)
George William Russel dit Æ, Les aurores boréales, Le Héros en l'Homme, 1, pp. 123/127, aux éditions Arfuyen
Il nous arrive parfois d'éprouver soudain une impression de révérence étrange envers des personnes et des choses qu'en des heures moins contemplatives nous tenons pour quantité négligeable.
En de tels instants, s'il nous prend fantaisie de placer côte à côte la tête du Christ et celle d'un paria, il émane de chacune un rayonnement égal, qui ombrage la face la plus sombre et dessine une ombre autour de la tête de lumière. Nous comprenons alors que la raison de leurs présences ici-bas répond à un seul et unique dessein, et pouvons rendre aussi volontiers hommage à celui qui a connu la déchéance qu'à celui qui est devenu un maître de vie. Je sais qu'en vertu d'un ordre immémorial la couronne de laurier n'est donnée qu'au vainqueur, mais dans ces instants dont je parle, une intuition profonde modifie le décret et ceint également les deux de la même auréole.
Nous éprouvons une si profonde pitié pour ceux qui sont déchus qu'il doit nécessairement y avoir une juste raison à cela, car ces sentiments plus élevés sont sages en soi et ne surviennent pas par hasard. Ce sont des lumières du Père. Il y a une justice dans la pitié et le pardon suprêmes, même lorsque nous avons l’impression d'être le plus profondément lésés, sinon pourquoi l'éveil du ressentiment ou de la haine entraîne-t-il un remords aussi rapide ?
Nous ne cessons de nous auto-condamner, et la pensée noire, qui nourrissait en nous un désir de vengeance, lorsqu'elle est subitement frappée par la lumière, se retire et se réfugie à l'intérieur d'elle-même en une terrible pénitence. Je me suis demandé pourquoi les plus vils sont à l'abri de notre condamnation lorsque nous sommes assis sur le véritable siège du jugement, celui du cœur, et il m'a semblé que ce qui leur sert de bouclier protecteur est l'intuition que nous avons d'une noblesse cachée en eux sous une façade ignoble. Nous sentons que leurs ténèbres actuelles résultent d'un travail héroïque trop lourd entrepris il y a longtemps par l'esprit humain, que c'est la consécration d'un dessein passé qui joue avec un si tendre éclairage sur leurs vies ruinées. Et c'est d'autant plus pathétique que cette noblesse est absolument ignorée de ceux qui sont tombés en chemin, et que la cause héroïque de tant de douleur a été oubliée dans la prison de la vie.
Bien que je conçoive le service que nous ont rendu les grands idéaux éthiques formulés par les hommes, je pense que l'idée de justice conçue intellectuellement tend à engendrer une certaine dureté de cœur. Il est vrai que les hommes ont commis le mal – d'où leur souffrance ; mais derrière tout cela il y a quelque chose d’infiniment apaisant, une lumière qui ne blesse pas, qui ne dit rien d'agressif, même si c'est le plus sombre des esprits qui se tourne vers elle dans sa détresse, car le plus sombre des esprits humains a toujours autour de lui cette gloire première qui rayonne depuis un être plus profond à l'intérieur de lui. Racontons l'histoire de cet être en la nommant « la légende du Héros en l'Homme ».
Parmi les nombreux immortels dont la mythologie antique a peuplé les sphères spirituelles de l'humanité se trouvent des figures qui font naître envers elle plus qu'envers d'autres une tendresse profonde. Ni Aphrodite surgissant auréolée de beauté de l'écume féerique des mers primordiales, ni Apollon avec ses chants les plus doux, ses rires et sa jeunesse, ni le détenteur du foudre ne sauraient prétendre à la révérence accordée au Titan solitaire enchaînée sur la montagne ou à cette figure courbée sous le joug du pesant fardeau des péchés du monde ; car les divinités les plus brillantes n'eurent aucune part au labeur de l'homme, aucun lien aussi intime avec les causes de sa propre existence emplie de tant de luttes.
Les figures les plus rayonnantes prophétisent son destin, mais le Titan et le Christ lui révèlent son état le plus actuel ; leurs gigantesques peines accompagnent les siennes, et en les contemplant, il éveille ce qu'il y a de plus noble dans sa propre nature ; ou, autrement dit, en comprenant leur héroïsme divin il se comprend lui-même. Voici selon moi la signification réelle de tout ceci : toute connaissance est une révélation de soi à soi, et notre compréhension la plus profonde d'un divin apparemment séparé de nous est aussi notre exploration la plus profonde de la connaissance de nous-mêmes. Prométhée, le Christ, sont en chaque cœur ; l'histoire de l'un est l'histoire de tous ; le Titan et le Crucifié sont l'humanité.
Si, donc, nous les considérons comme représentant de l'esprit humain et nous extrayons des mythes leur signification, nous découvrirons que toute révérence due à cet amour héroïque, descendu du ciel pour la rédemption d'une nature inférieure, doit être également due à chaque être humain. Christ est incarné dans toute l'humanité. Prométhée est enchaîné à jamais à l'intérieur de nous. Ils sont identiques. Ils sont légion, et il n'a pas été fait mention d'incarnation divine pour un seul, mais pour tous ceux qui, descendant dans le monde inférieur, ont essayé de le transformer en image divine et d'extraire du chaos un royaume pour l'empire de la lumière.
Les anges voyaient au-dessous d'eux, dans le chaos, une multitude insensée d'hommes aveuglés par des passions primaires, toujours en lutte, poussant des cris discordant qui transperçaient le monde de la divine beauté ; et pour que la douleur puisse disparaître, ils se sont faits rebelles au sein de la paix du Maître. Descendant sur terre, les lumières angéliques ont été crucifiées en devenant humaines. Elles ont laissé des mondes si rayonnants, une telle lumière de beauté, pour un gris crépuscule terrestre saturé de larmes, afin qu'à travers la vie élémentaire puisse s'exhaler la musique étoilée et apportée depuis lui.
Si le « Prévoyant » est le vrai nom du Titan, il s'ensuit que, dans la foule qu'il représente, se trouvait une lumière qui avait l'exacte prescience de tous les sombres chemins de son voyage ; prévoyant la lutte difficile avec une nature hostile, mais prévoyant peut-être un gain, une gloire lointaine sur les collines du chagrin, et ce chaos divin transformé par la seule grâce d'un tendre souffle, éclairé par l'âme-Christ de l'univers.
Il y a un pouvoir transformateur dans cette pensée elle-même : nous ne pouvons plus condamner ceux qui ont chu, ceux qui ont abandonné les trônes de leurs anciennes puissances, leur extase et leur beauté d'esprit, lors d'une telle mission. Peut-être ceux qui ont sombré le plus bas ont-ils agi ainsi pour porter un fardeau plus lourd. Et de ces âmes déchues on pourra dire, à l'heure de la résurrection, « Les derniers seront les premiers. »
Ainsi, si l'on place côté à côte la tête du paria avec la tête du Christ, la première possède la même beauté – dans les temps anciens c'est auréolé d'une gloire aussi brillante qu'il quitta le Père pour accomplir son travail rédempteur. Que pouvons-vous dire de ses ténèbres actuelles ? « Il est absolument mort » ? Non, mieux vaut s'abstenir avec tendresse d'un tel jugement, et penser que l'esprit Prévoyant a choisi son propre chemin, douloureux, vers l'excellence ; que ce qui prévoyait la douleur prévoyait aussi au-delà de celle-ci une joie plus grande et une existence plus puissante, quand il ressusciterait dans une nouvelle robe tissée grâce au trésor caché dans les profondeurs de son naufrage, et finirait par briller comme les étoiles du matin, triomphant parmi les fils de Dieu.
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