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27/05/2025

Le monastère et l'horloge (Lewis Mumford)

 

Lewis Mumford, Technique et Civilisation, Chapitre I – De la culture à la technique, 2. Le monastère et l'horloge, pp. 36/40, aux éditions Parenthèses (collection eupalinos)

 

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A quel moment la machine a-t-elle pris forme pour la première fois dans la civilisation moderne ? Notre civilisation machiniste résulte de la convergence de plusieurs de vie, de plusieurs habitudes et idées, autant que des instruments techniques. Et certains d'entre eux étaient à l'origine tout à fait opposés à la civilisation qu'ils ont aidé à créer. La première manifestation d'un nouvel ordre eut pour cadrer la représentation générale du monde : pendant les sept premiers siècles de la machine, les catégories de temps et d'espace subirent un changement extraordinaire, et aucun domaine n'échappa ensuite à cette transformation. Par l'utilisation de méthodes quantitatives, l'étude de la nature a trouvé sa première application dans la mesure régulière du temps. Et la nouvelle conception mécanique du temps est venue en partie de la vie réglée du monastère. Alfred North Whitehead a montré que la croyance scolastique en un univers ordonné par Dieu était l'un des fondements de la physique moderne. Mais, derrière cette croyance, se trouvait la discipline des institutions de l’Église elle-même.

 

Les techniques du monde ancien passaient de Constantinople et Bagdad à la Sicile et à Cordoue. Ainsi s'explique le rôle prépondérant que joua Salerne dans les progrès scientifiques et médicaux du Moyen Âge. Après la longue incertitude et la confusion sanglante qui marquèrent la chute de l'Empire romain, un désir d'ordre et de puissance – diffèrent de celui exprimé par la domination militaire – se manifesta d'abord dans les monastères occidentaux. Le monastère était un sanctuaire ; la règle de l'ordre excluait la surprise, le doute, la fantaisie et l'irrégularité. Aux variations de la vie séculière, la règle opposait sa discipline de fer. Saint Bernard ajouta une septième dévotion aux six dévotions quotidiennes et, au VIIe siècle, une bulle du pape Sabinianus décréta que les cloches des monastères sonneraient sept fois par vingt-quatre heures. Ces ponctuations de la journée constituaient les heures canoniques et il devint nécessaire d'avoir un moyen de les compter et d'assurer leur répétition régulière.

 

D'après une légende, tombée depuis en discrédit, la première horloge mécanique moderne, actionnée par des poids, fut inventée vers la fin du Xe siècle, par le moine Gerbert, le futur pape Sylvestre II. Cette horloge était probablement une clepsydre, un héritage des Romains, comme la roue hydraulique, peut-être réintroduire en Occident par les Arabes. Et comme cela arrive souvent, la légende s'avère finalement véridique, sinon dans les faits, du moins dans ce qu'elle implique. Le monastère était le siège d'une vie parfaitement réglée. Un instrument permettant de marquer les heures à intervalles réguliers ou de rappeler au sonneur qu'il est temps de sonner était le produit presque inéluctable de cette vie. Si l'horloge mécanique n'apparut que lorsque les cité du XIIIe siècle exigèrent une vie réglée, l'habitude de l'ordre lui-même et la régulation rigoureuse du temps étaient devenues une seconde nature dans le monastère. Coulton est en cela d'accord avec Werner Sombart pour considérer l'ordre des Bénédictins comme le fondateur probable du capitalisme moderne. Leur discipline a mis fin à une forme dilettante de travail et leurs grands travaux de génie civile ont peut-être surpassé les gloires guerrières. On n'altère donc pas les faits en suggérant que les monastères – qui, au nombre de 40000, furent régis en même temps par l'ordre des bénédictins – contribuèrent à donner aux entreprises humaines le rythme régulier et collectif de la machine. La pendule ne marque pas seulement les heures, elle synchronise les actions humaines.

 

Serait-ce à cause du désir de la communauté chrétienne d'assurer aux âmes le salut éternel par des prières et dévotions régulières que la mesure du temps et les habitudes d'ordre temporel – dont la civilisation capitaliste tire profit aujourd'hui – ont pris naissance dans l'esprit des hommes ? Il faut sans doute accepter l'ironie de ce paradoxe. En tout cas, des horloges mécaniques sont mentionnées dés le XIIIe siècle, et vers 1370, Heinrich von Wyck construisit à Paris une horloge « moderne » fonctionnelle. A cette même époque, les clochers apparaissent. Si, jusqu'au XIVe siècle, les nouvelles horloges ne possèdent pas de cadran et d'aiguilles pour traduire le mouvement dans le temps par un mouvement dans l'espace, elles sonnent du moins les heures. On n'avait alors plus à craindre les nuages qui paralysent le cadran solaire, le gel qui arrête la clepsydre désormais entendre le rythme de l'horloge. L'instrument se répandit alors hors des monastères, et la sonnerie régulière des cloches apporta une régularité jusque-là inconnue dans la vie urbaine. On mesurait le temps, on s'en servait, on le comptait, on le rationnait, et l’Éternité cessa progressivement d'être la mesure et le point de convergences des actions humaines.

 

La machine-clé de l'âge industriel moderne n'est donc pas la machine à vapeur, mais bien l'horloge. A chaque phase de son développement, l'horloge est à la fois le fait marquant et l'emblème typique de la machine. Aujourd'hui encore, aucune autre machine n'est aussi omniprésente. Ainsi apparut de manière prophétique, aux débuts de la technique moderne, la première machine automatique précise qui, après quelques siècles d'efforts, allait mettre à l'épreuve la valeur de cette technique dans chaque branche de l'activité industrielle. Il existait certes des machines mécaniques avant l'horloge – la roue hydraulique par exemple – comme il existait différentes sortes d'automates pour susciter l'admiration des foules dans le temple ou pour distraire quelque calife musulman : ces machines ont été illustrées par Héron et Al-Jazari. Mais l'horloge était la nouvelle sorte de machine mécanique, dont la source d'énergie assurait une continuité des opérations, soit un rendement régulier, une production régulière. Permettant la détermination de quantités exactes d'énergie, la standardisation, l'action automatique et finalement son propre produit : un chronométrage précis, l'horloge a été la première machine de la technique moderne. A toutes époques, elle a conservé sa prééminence. Elle possède une perfection à laquelle les autres machines aspirent. Elle a d'ailleurs servi e modèle dans de nombreux travaux mécaniques. L'analyse du mouvement, qui accompagna le perfectionnement de l'horloge ainsi que celle des différents systèmes d'engrenage et de transmission, contribuèrent au succès de machines très différentes. Les forgerons auraient pu façonner des milliers d'armures et des milliers de canons, les charrons auraient pu fabriquer des milliers de roues hydrauliques ou mécanismes grossiers sans inventer aucun types spécifiques de mouvement utilisés par l'horlogerie et sans parvenir à la précision et la finesse d'articulation qui aboutirent finalement au chronomètre précis du XVIIIe siècle.

 

L'horloge est une pièce mécanique dont les minutes et les secondes sont le produit. Elle a dissocié le temps des événements humains et contribué à la croyance en un monde scientifique indépendant, aux séquences mathématiquement mesurable. Cette croyance a peu de fondements dans l'expérience quotidienne. Selon le moment de l'année, la longueur des jours n'est pas la même ; non seulement la relation entre jour et nuit change constamment, mais un simple voyage d'est en ouest modifie de quelques minutes le temps astronomique. Quant à l'organisme humain, le temps mécanique lui est encore plus étranger. La vie humaine a ses propres rythmes – le pouls, la respiration – qui changent d'heure en heure suivant l'humeur ou l'activité. Dans la succession des jours, le temps est mesuré non par le calendrier, mais par les événements qui l'ont rempli. Le berger compte ainsi le temps depuis la naissance des agneaux, le fermier depuis le jour des semailles jusqu'au jour de la récolte. Si la croissance a sa durée et sa régularité propres, elle n'est pas seulement matière et mouvement, mais évolution, en un mot ce que l'on appelle « histoire ». Alors que le temps mécanique s'égrène en une succession d'instants mathématiquement isolés, le temps organique – que Bergson appelle la « durée » – cumule ses effets. Le temps mécanique peut, en un sens, être accéléré ou retardé (comme les aiguilles d'une pendule ou les images du cinéma) ; le temps organique, lui, va dans une seule direction : il suit le cycle de la naissance, de la croissance, du développement, du dépérissement et de la mort. Le passé, déjà mort, reste présent dans l'avenir qui est encore à naître.

 

Selon Lynn Thorndike, la division des heures en soixante minutes et des minutes en soixante secondes aurait été généralisée vers 1345. Ce cadre abstrait du temps est progressivement devenu le point de référence de l'action et de la réflexion. Dans les efforts visant la précision dans ce domaine, l'exploration astronomique du ciel attira plus tard dans l'espace. Dés le XVIe siècle, un jeune ouvrier de Nuremberg, Peter Henlein, aurait créé «  des montres à plusieurs rouages, à partir de petits morceaux de fer ». Vers la fin de ce siècle, la pendule domestique fut ainsi introduite en Angleterre et en Hollande. Comme pour l'automobile et l'avion, ce furent les classes dominantes qui s'emparèrent d'abord de ce nouveau mécanisme en partie parce qu'elles seules pouvaient l'acquérir, en partie parce que la nouvelle bourgeoisie fut la première à découvrir, comme Benjamin Franklin l'exprima plus tard, que « le temps, c'est de l'argent ». Etre « aussi régulier qu'une horloge » devint l'idéal bourgeois, et la possession d'une montre fut longtemps symbole de succès. Le rythme croissant de la civilisation augmenta la demande d'énergie. En retour, l'énergie accéléra le rythme.

 

Toutefois, la vie ponctuée et ordonnée qui prit naissance dans les monastères n'est pas innée, bien que les peuples occidentaux soient maintenant si quotidiennement régis par l'horloge que leur vie réglée est devenue « une seconde nature », et qu'ils considèrent le respect des divisions du temps comme un fait naturel. De nombreuses civilisations orientales se sont développées avec une conception plus large du temps. Les Hindous se sont montrés si indifférents à la réglementation du temps qu'ils ne possèdent même pas de chronologie exacte des années. C'est seulement lors de l'industrialisation de la Russie soviétique que l'on cherche à répandre le port de la montre et à faire connaître les avantages de la ponctualité. La vulgarisation de la mesure du temps qui suivit la production de montres à bon marché et standardisées, d'abord à Genève puis en Amérique vers le meilleur du XIXe siècle, était essentielle au fonctionnement d'un système fortement articulé de transport et de production.

 

La mesure du temps fut d'abord l'attribut particulier de la musique. Cela donnait ue valeur industrielle à la chanson d'atelier, au roulement de tambour militaire ou au chant des marins halant un cordage. Mais l'effet de la pendule mécanique est plus profond et plus strict : elle rythme la journée du lever au coucher. Quand on considère le jour comme un laps de temps abstrait, utilisable, on ne va pas se coucher « en même temps que les poules » les soirs d'hiver ; on invente les chandelles, les cheminées, l'éclairage au gaz, les ampoules électriques, afin de remplir chaque heure de la journée. Quand on pense au temps non comme à une succession d'expériences mais comme à une collection d'heures, minutes et secondes, on prend peu à peu l'habitude de l'augmenter ou de l'épargner. Le temps prend ainsi le caractère d'un espace clos : il peut être divisé, remplie, il peut même être prolongé par l'invention d'instruments économisant le travail.

 

Le temps abstrait devint un nouveau cadre de l'existence. Il réglait les fonctions biologiques elles-mêmes. On mangeait non par faim, mais parce que la pendule l'exigeait. Une conscience généralisée du temps accompagna la diffusion de la pendule. En dissociant le temps de successions biologiques, les hommes de la Renaissance purent facilement permettre la fantaisie de ressusciter l’époque classique ou de faire revivre les splendeurs de la civilisation antique. Le culture de l'histoire qui fut d'abord un rite quotidien, devint finalement une discipline spécifique. Au XVIIe siècle, le journalisme et la littérature périodique firent leur apparition. Le vêtement, suivant le cœur de la mode qu'était Venise, se modifia tous les ans et non plus à chaque génération.

 

On ne peut surestimer le gain en efficience mécanique que permirent la coordination et l'articulation étroites des faits au quotidien. Il ne peut se mesurer en chevaux-vapeur, mais on peut aisément imaginer que sa suppression à l'heure actuelle (en 1934) pourrait conduire à l'ébranlement et sans doute l'effondrement de notre société tout entière. Le régime industriel moderne (de 1934) se passerait en effet plus facilement de charbon, de fer, de vapeur que d'horloges.

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