07/12/2014
Le Projet "Empire" IX (Alexandre Douguine)
Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique - La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre X Le projet "Empire", Les partisans anti-impériaux de la souveraineté de la Russie, pp. 220-223, aux éditions Ars Magna
Dans le camp opposé, dans lequel se trouvent les souverainistes, en d'autres termes, ceux qui ne sont pas prêts à sacrifier la souveraineté de la Russie, élevée au rang de priorité de la politique russe lors de la présidence de Vladimir Poutine, on distingue deux pôles. Tous deux répondent de façon différente au défi de l'empire et proposent deux scénarios en guise de réponse.
Le premier pôle, dont la position a été récemment exprimée de façon claire par le maire de Moscou, Touri Loujkov, dans une polémique avec l'auteur de ces lignes lors du forum de Russie Unie, "Stratégie 2020", part du principe que la Russie doit conserver sa souveraineté en demeurant dans les limites d'un État-nation. Selon toute vraisemblance, cette conviction prédomine dans les sommets des élites poutiniennes, tentant de résister à la mondialisation, de même qu'à la pression stratégique de l'OTAN et des États-Unis dans le cadre du statu quo de Yalta. Voici d'où vient l'idée fixe de soutenir l'ONU et d'augmenter la part de financement de la Russie ainsi que l'accomplissement de biens d'autres démarches internationales du gouvernement russe. Nous avons ici affaire à un désir d'ignorer le système international après la chute de l'URSS et du pacte de Varsovie. Voici d'où vient également l'idée de proclamer la Russie "pays européen" (D. Medvedev, V. Poutine). On lit ici un désir obstiné "d'ensorceler la réalité" au moyen de mots, de gestes, de signes et de discours ambivalents, de fermer les yeux sur la désagréable acuité du défi.
Les Américains disent ouvertement : nous construisons un empire planétaire et nous proposons à chacun, soit de le reconnaître en tant que fait, de s'en accommoder et de s’intégrer à ce projet, soit d'assumer les conséquences d'un refus (l'exemple de l'Irak, de la Yougoslavie et de l'Afghanistan montre quelles sont les conséquences de ce choix ; d'autres pays de "l'axe du mal", dont la Russie, attendent leur tour). Les souverainistes, soucieux de ne pas violer le statu quo répondent à cela : il n'en est rien, personne ne construit d'empire, il ne s'est rien passé, inutile de faire pression sur nous, tentons plutôt de construire des relations amicales et de construire en commun un monde démocratique sans doubles standards et respectant la souveraineté de tous les États, quant aux questions litigieuses, nous trouverons un accord.
Les Américains précisent alors : "Rien ne sera plus comme avant, dans la mesure où nous étions un des deux empires et que nous sommes seuls à présent. Tentez de nous démontrer le contraire et nous en parlerons, par conséquent, cessez de jouer aux imbéciles et reconnaissez votre défaite". "Nous avons gagné, vous avez perdu, signez ici", selon la formule que Richard Perle propose d'employer envers la Russie.
Les partisans des "douleurs fantômes" de l'empire perdu répondent à cela : "Nous n'entendons rien de ce que vous dites ; nous n'avons pas perdu la guerre froide ; nous sommes simplement des démocrates (simplement quelque peu particuliers) et des individus tout à fait aptes au dialogue : nous avons évacué les bases de Kamran (Vietnam) et de Lurdes (Cuba), avons laissé entrer les Américains en Asie centrale après l'incursion des islamistes, nous avons contribué à livrer Milosevic au tribunal de la Haye, nous n'avons pas particulièrement protesté contre l'arrestation de Karadzic ; alors pourquoi vous conduisez-vous ainsi envers nous ?"
Les constructeurs de l'empire américain défendent à nouveau : "Pourquoi considérez-vous que le fait d'obéir aux instructions du chef doive être considéré comme un service qui lui est rendu ? Ce que vous avez fait en suivant nos instructions est positif, continuez dans le même sens et ne vous arrêtez pas". En d'autres termes : vous avez perdu la partie, donnez-nous les clés de la ville. Renoncez à votre souveraineté. Et ici, la cinquième colonne des collaborateurs des Américains chantonne de l'intérieur du pays : "Renoncez-y, renoncez-y pendant qu'il n'est pas trop tard". Les souverainistes s'immobilisent alors face à cette contradiction interne. A un certain moment, il est nécessaire d'opposer quelque chose de concret aux constructeurs de l'empire, tant du point de vue de l'idéologie, et ensuite du point de vues des ressources. Nous adapterons les ressources nécessaires en fonction du modèle de réponse asymétrique choisie.
Une telle réponse a ceci de positif qu'elle contient un refus du projet américain, un "non" bien senti, jeté à l'empire américain et au monde unipolaire (tout ceci est présent dans le discours de Munich de V. Poutine). Mais une telle réponse apparaît regrettable dans la mesure où ce "non" n'est suivi d'aucun "oui", d'aucun projet, mais de lieux communs sur le messie, simple paroles d'un autre opéra. On nous propose avec insistance de jouer aux échecs sur un jeu d'échecs européen. Après avoir fait plusieurs mouvements, nous, passons à la logique des dames, puis, sans prévenir, à celle d'un jeu dont le but est de chasser les pions de l'adversaire.
Une attitude prudente, voire tout à fait négative envers les projets impériaux présentés par la Russie apparaît caractéristique pour cette catégorie de souverainistes, ce qu'à exprimé de façon claire le maire de Moscou, Youri Loujkov : "Dire que la Russie doit devenir un empire, a-t-il répondu à mon intervention, est nuisible et inacceptable".
The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center
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Le Projet "Empire" VIII (Alexandre Douguine)
Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique - La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre X Le projet "Empire", Les "Défaitistes" russes, pp. 219-220, aux éditions Ars Magna
A présent, il convient d'évoquer la Russie. Quelle position devons-nous adopter, nous, Russes, dans les conditions du XXième siècle ? Ce problème se subdivise en plusieurs composantes. Premièrement, il est nécessaire de commencer par la réponse au défi du monde unipolaire. Plus simplement : comment nous positionnons-nous par rapport à l'empire américain ?
Si nous nous rendons compte de ce qu'est l'empire américain, nous sommes contraints de résoudre l'équation de la souveraineté. Le seul fait de la mondialisation et de la construction par les Américains d'un monde unipolaire, signifie la réduction de notre souveraineté, jusqu'à sa suppression totale (par la transmission des fonctions stratégiques principales au centre impérial). Soit la souveraineté de la Russie, soit l'empire global américain, tel est le dilemme.
On distingue ici deux positions. L'une consiste à reconnaître la défaite de l'URSS comme quelque chose d'irréversible, à jeter le drapeau blanc (de la trahison) et à tenter d'occuper dans le nouvel empire américain une place aussi confortable que possible. Voilà ce que pensaient les réformateurs à l'époque d'Eltsine, et voilà comment continuent à penser les forces libérales-démocrates (le SPS ou Union des forces de droite, le parti Yabloko), les journalistes des 2chos de Moscou, nombre d'oligarques russes (M. Khodorvski s'est exprimé plus clairement que tous les autres sur ce sujet), les partisans de l'opposition radicale (Autre Russien Kassianov, Kasparov, etc.).
Il convient de dire qu'une telle position, malgré son défaitisme moral (elle signifie en effet la trahison directe de nos intérêts nationaux), opère à l'aide de froides réalités. Les États-Unis possèdent aussi bien l'idéologie d'un nouvel empire que des ressources considérables pour sa réalisation. Les adversaires de la mondialisation possèdent des émotions, un modèle extravagant du type de celui de Negri et Hart, et le projet terroriste malfaisant de l'islam fondamentaliste (assez peu attirant, reconnaissons-le), cependant, il n'y a presque nulle part de ressources convaincantes pour perturber de façon certaine le projet planétaire des Américains. Ainsi, les défaitistes russes, n'était-ce leur satisfaction à peine voilée, ainsi que leur haine patente de la Russie, pourraient tout à fait apparaître comme des interlocuteurs responsables dans la définition d'une stratégie pour le futur.
Quoi qu'il en soit, il existe dans notre société des individus prêts à céder la souveraineté de la Russie à l'empire américain global tout en défendant leur position de façon raisonnée.
The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center
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Le Projet "Empire" VII (Alexandre Douguine)
Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique - La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre X Le projet "Empire", L'Union Européenne : L'Empire hésitant, pp. 218-219, aux éditions Ars Magna
La voie européenne constitue un autre empire, bien moins défini et plus souple. L'Europe unie possède deux identités géopolitiques : d'un côté elle apparait comme la zone frontière de l'empire américain, servant ainsi de lieu de déploiement de bases militaires américaines, tandis que l'autre, elle est aussi l'embryon d'une formation géopolitique alternative, avec son propre système de valeurs et de priorités qui peuvent tout à fait se distinguer de leurs équivalents américains (quelquefois sensiblement). Voilà pourquoi, il convient de parler non pas d'une Europe mais de deux qui se superposent.
On distingue l'Europe atlantiste et l'Europe continentale. L'Europe continentale, également nommée la "vieille Europe", dont la France et l'Allemagne, rappelons-le, constituent le noyau (vers lequel tendent également l'Italie et l'Espagne), représente un projet d'empire indépendant non encore réalisé. Cet empire existant à l'état d'esquisse s'est manifesté lors de l'invasion américaine en Irak lorsqu'un axe Paris-Berlin-Moscou a failli voir le jour en qualité d'embryon de formation politique à part entière, appelée à empêcher l'avènement du monde unipolaire américain.
Récemment encore, par ses efforts, l'Europe continentale a ralenti l'adhésion de l'Ukraine et de la Géorgie à l'OTAN. Trop dépendante des États-Unis du point de vue stratégique et partageant avec les Américains la plupart de ses valeurs (la démocratie, le libéralisme, le marché, les droits de l'homme ainsi que le développement technologique), l'Europe ne parvient pas à se décider à affirmer pleinement ses projets impériaux. On ne peut que les deviner. En outre, l'autre Europe, atlantiste, à laquelle servent de points d'appui le Royaume-Uni et les pays de la "nouvelle Europe", proaméricains, dénués de conscience européenne et entièrement dépendants des États-Unis, s'efforcent de contrarier les plans de l'Empire européen (essentiellement franco-allemand) en maintenant l'Union européenne sous contrôle américain direct.
Cette dualité de l'Europe s'exprime sur tous les plans. Ainsi, il apparaît impossible de choissir entre ces deux projets impériaux, le projet américain conformiste et celui, alternatif (révolutionnaire si l'on veut), de l'Europe continentale. Cependant, il convient de prendre en compte le fait que la majorité des Européens a clairement conscience du fait que ces deux ensembles ne peuvent être concurrents, sans même évoquer leur dépendance stratégique, que dans le format de l'Union européenne et en aucun cas en tant qu’États-nations. En d'autres termes, le fait que l'Europe soit contrainte d'évoluer vers des formes d'organisation impériale constitue une question réglée depuis longtemps. Pris isolément, même les plus grands pays de la vieille Europe apparaissent incapables d'affirmer leurs intérêts nationaux. Ainsi, indépendamment du fait de savoir si l'Europe deviendra un jour un empire à part entière ou demeurera la périphérie de l'atlantisme, elle semble condamnée à l'intégration.
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