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07/12/2014

Le réalisme et ses limites (Alexandre Douguine)

 

Alexandre Douguine, Pour une théorie du monde multipolaire, Le réalisme et ses limites,  pp. 24-30, aux éditions Ars Magna

 

L'un des deux principaux paradigmes qui dominent les relations internationales, est le réalisme. Le réalisme possède plusieurs variétés : du réalisme classique de H. Morgenthau, E. Carr et R; Aron en passant par le réalisme moderne de H. Kissinger, jusqu'au néo-réalisme de K. Walts, S. Walt ou R. Gilpin.

 

Les postulats de base du réalisme sont les suivants :

 

- Les principaux acteurs des relations internationales sont les États-nations ;

- La souveraineté des États-nations implique l'absence de toute autorité réglementaire, dépassant les frontières de l’État ; 

- Ainsi c'est l'anarchie (le chaos) qui règne entre les différents pays dans la structure des relations internationales ;

- Le comportement de l’État sur la scène internationale est soumis à la logique de la sécurisation maximale des intérêts nationaux (réductible à un calcul rationnel dans chaque situation particulière) ;

- L'autorité de l’État souverain est la seule instance compétente pour conduire la politique étrangère, la comprendre et la mette en œuvre (les citoyens ordinaires, des individus lambda, par définition, ne sont pas compétents pour juger le domaine des relations internationales et ne sont pas en mesure d'influencer les processus se produisant y ayant cours) ;

- La sécurité des États face à la menace ou la rivalité extérieure potentielle est la principale tâche de l'autorité politique du pays dans les relations internationales ;

- Tous les États sont potentiellement en guerre les uns contre les autres pour assouvir les intérêts égoïstes (la guerre potentielle ne devient réelle que dans certaines situations où les conflits d’intérêts atteignent un niveau critique) ;

- La nature des États et celle de la société et celle de la société humaine reste immuable quelles que soient les changements historiques et ne sont pas enclines à changer dans le futur ;

- L'aspect factuel des processus dans les relations internationales est plus important que l'aspect normatif ;

- Le niveau ultime d’explication des structures des relations internationales et des évènements y prenant place, est l’identification des faits objectifs et de slois, qui ont une base matérielle et rationnelle.

 

Le réalisme dans les relations internationales présente cette différence qu'il perçoit le système westphalien comme une loi universelle, qui existait déjà dans les premiers stades de l'histoire, mais qui aurait été reconnue et adoptée par la majorité des puissances européennes développées à partir du XVIIème siècle. L'approche réaliste européenne est basée sur le principe de l'absolutisation de la souveraineté des État-nation et de l'importance de premier plan des intérêts nationaux. Dans le même temps, les réalistes ont accueilli avec scepticisme toute tentative de créer des institutions juridiques internationales qui prétendent réguler les processus au sein des relations internationales, sur la base de normes et de valeurs à caractère international (supra-national). Toute tentative de limiter la souveraineté des États-nations est vu par les réalistes comme une forme d' "idéalisme" (E. Carr) ou du "romantisme" (Carl Schmitt).

 

Les réalistes sont convaincus que toute association ou, au contraire, désintégration d'États traditionnels, doit conduire à l'émergence de nouveaux États-nations, vouée à reproduire le même schéma régulier à une échelle plus ou moins grande, scénario constamment soumis aux principes immuables de la souveraineté, des intérêts nationaux, et au fait que l’État doit demeurer en toutes circonstances le seul acteur à part entière des relations internationales.

 

Un des fondateurs du réalisme classique, Hans Morgenthau a souligné cinq principes de base et les postulats de cette école :

 

1 - La société est régie par des lois objectives, et non en fonction des vœux pieux, 

2 - L'essentiel dans les affaires internationales est l’intérêt, défini en termes de force et de puissance,

3 - Les intérêts des États sont changeants,

4 - La politique requiert nécessairement le rejet de la morale,

5 - L'enjeu principal dans les relations internationales peut être ainsi formulé : comment cette politique affecte les intérêts et le pouvoir de la nation ?

 

L'identification de ces cinq domaines, l'analyse de la façon dont il a été répondu à ces questions, et avec quelle efficacité ces réponses ont été comprises par les réalistes. Le réalisme classique se limite à ces points de départ, qu'il défend et justifie face à ses principaux adversaires idéologiques (qui, dans les relations internationales, sont les libéraux).

 

Le néo-réalisme complique qualitativement ce schéma, en y apportant le concept de "structure" dans les relations internationales (K. Waltz) Au lieu du chaos et l'anarchie (comme c'est le cas pour le réalisme classique), la sphère des relations internationales connaît une constante évolution de l'équilibre des pouvoirs, dont le potentiel cumulatif, agissant dans différentes directions, peut maintenir l'ensemble du système mondial dans une même position, ou bien, dans certains cas, provoquer des changements. Ainsi, la souveraineté, son champ d'application, et, par conséquent, sa capacité à réaliser dans une certaine mesure l’intérêt national, dépend non seulement de l’État lui-même, mais également de ses adversaires et concurrents directs dans chaque situation particulière, et aussi de toute la structure de l'équilibre global des pouvoirs. Cette structure selon les néo-réalistes, influence activement le contenu et la portée de la souveraineté nationale, et même la formulation des intérêts nationaux.

 

Si les réalistes classiques basent leur analyse avec l’État individuel, les néo-réalistes, quant à eux, partent de la structure globale, qui est composée des États individuels, et qui affecte le profil de ces derniers. Dans le même temps, comme les réalistes classiques, les néo-réalistes présument que le principe essentiel de la politique d'un pays dans les relations internationales est le principe d' "autonomie" (self-help).

 

Dans les années 1960-1970, les néo-réalistes ont apporté une substance à la théorie du monde bipolaire, avec le modèle de structure des relations internationales fondé sur l'équilibre des deux hégémonies (états-unienne et soviétique). C'est cette structure même, plutôt que les intérêts des différents États-nations, dans ce cas, qui a déterminé entièrement la politique étrangère de l'ensemble des pays du monde. Le calcul des intérêts internationaux (et, par conséquent, les étapes de leur mise en œuvre) lui-même part de l’analyse de la bipolarité, de la localisation de chaque pays particulier sur la carte de cet espace bipolaire, avec les caractéristiques géopolitiques, économiques, idéologique et politique qui y correspondent.

 

Lorsque, en 1991, le monde bipolaire s'est effondré (ce que les néo-eurasistes n'avaient pas été en mesure de prédire et d'anticiper, convaincus qu'ils étaient de la stabilité de la structure bipolaire), plusieurs représentants de cette école (par exemple, R. Giplin, S. Walt et M. Rupestre) ont justifié un nouveau modèle de la structure globale, correspondant à un monde unipolaire. A la suite des deux hégémonies est apparue l'hégémonie états-unienne unique, qui depuis lors a prédéterminé la structure des relations internationales à l'échelle mondiale.

 

Mais dans ce cas aussi, les néo-réalistes sont convaincus qu'au centre de l'ensemble du système se trouvent les intérêts nationaux. Dans des conditions du monde unipolaire ce sont les intérêts nationaux d'un seul pays - les États-Unis, lequel se trouve au centre de l'hégémonie mondiale et à sa source. D'autres pays s'inscrivent dans cette image asymétrique, en assurant la corrélation entre leurs propres intérêts nationaux à l'échelle régionale et la structure globale.

 

Dans les relations internationales, la politique réaliste a tendance, en règle générale, à s'incarner chez les représentants des partis de la droite conservatrice (les républicains aux États-Unis, les conservateurs au Royaume-Uni, etc.)

 

Il convient de noter que le réalisme est l'un des deux paradigmes les plus populaires aux États-Unis dans l'évaluation et l'interprétation des évènements et des processus qui se déroulent dans la politique internationale.

 

La paradigme réaliste n'opère pas un choix entre la paix de Westphalie, fondée sur la souveraineté de nombreux États-Nations, la bipolarité ou l'unipolarité. Différents partisans de l'approche réaliste peuvent avoir à ce sujet des opinions différentes. Mais ils partagent l'ensemble des vérités axiomatiques mentionnées précédemment, et la conviction que quel que soit leur nombre, dans leurs relations les uns avec les autres, les États-nations agissent en tant qu'acteurs principaux et supérieurs dans le domaine du droit international, et, par conséquent, la souveraineté, les intérêts nationaux, la sécurité et la défense sont les principaux critères pour l’analyse des problèmes associés aux relations internationales.

 

Les réalistes ne vont jamais, dans leurs théories, au-delà de l’État-nation ou de plusieurs États-nations car cela serait en contradiction  avec leurs postulats de base. Par conséquent, les réalistes sont toujours sceptiques quant aux instances, institutions et processus internationaux qui auraient pour effet de limiter les souverainetés nationales. Les réalistes ne reconnaissent aucune réalité politique concrète aux structures de pouvoir supranationales (ni infranationale), dans la sphère internationale. Pour eux, la politique étrangère relève entièrement du domaine de compétence juridique de l'autorité politique des États-nations. Les positions des instances internationales ou des segments distincts au sein de l’État-nation n(ont pas de poids et peuvent être dévaluées et simplement prises en considération dans le processus de prise de décision politique par les autorités légalement en charge de la politique étrangère (lesquelles dépendent du droit interne de pays concernés).

 

Il en résulte que les réalistes sont sceptiques quant à la globalisation, l'internationalisation et l’intégration économique et ne cessent de débattre avec ceux qui accordent au contraire une attention à ces questions.           

 

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 The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center

Multipolarité et système westphalien (Alexandre Douguine)

 

Alexandre Douguine, Pour une théorie du monde multipolaire, Chapitre 1. La multipolarité - définition des concepts utilisés, La multipolarité ne coïncide pas avec le modèle d'organisation tel qu'il découle du système westphalien, pp. 6-9, aux éditions Ars Magna

 

Avant de procéder plus précisément à la construction de la théorie du monde multipolaire, il nous faut préalablement distinguer strictement la zone conceptuelle que nous allons étudier. Pour cela, nous devons considérer les concepts de base et définir les caractéristiques de l'ordre mondial actuel, lequel n'est certainement pas multipolaire et auquel, en conséquence, la multipolarité constitue une alternative.

 

Il y a lieu de commencer ce travail par l'analyse du système westphalien. Celui-ci reconnaît la souveraineté absolue de l’État-nation, sur lequel a été construit l'ensemble de la légalité juridique internationale. Ce système, développé après 1648 (la fin de la guerre de Trente Ans en Europe), a connu plusieurs stades de développement, et dans une certaine mesure, a reflété la réalité objective des relations internationales jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale. Il est né du rejet de la prétention des empires médiévaux à porter un universalisme et une "mission divine". Il est allé de pair avec les réformes bourgeoises dans les sociétés européennes, et il est basé sur l'hypothèse que seul l’État national est détenteur de la souveraineté, et que, en dehors de lui, aucune autre instance ne devrait avoir le droit de s'immiscer dans la politique interne de cet État, pour quelque objectif ou mission que ce soit (religieuse, politique ou autre). A partir du milieu du XVIIème siècle et jusqu'au milieu du XXème siècle, ce principe a prédéterminé la politique européenne et a, par voie de conséquence, été mis en application aux autres pays du monde, moyennant certains amendements.

 

A l'origine, le système westphalien ne visait que les puissances européennes, et les colonies de ces dernières n'étaient considérées que comme leurs simples dépendances, ne possédant pas suffisamment de potentiel politique et économique pour pouvoir prétendre à une souveraineté indépendante. Ce n'est que depuis le début du XXème siècle et lors de la décolonisation, que le même principe westphalien a été étendu aux anciennes colonies.

 

Ce modèle westphalien suppose l'entière égalité juridique entre tous les États souverains. Dans ce modèle, il existe autant de pôles de décisions de politique étrangère dans le monde, qu'il y existe d’États souverains. Cette règle du droit international est fondé sur elle.

 

Mais dans la pratique, bien sûr, il existe une inégalité et un lien de subordination hiérarchique entre les différents États souverains. Au cours de la première et de la deuxième guerre mondiale, la répartition du pouvoir entre les plus grandes puissances mondiales a conduit à une confrontation entre des blocs distincts, où les décisions étaient prises dans le pays qui était le plus puissant au sein du bloc.

 

A la suite de la deuxième guerre mondiale et de la défaite de l'Allemagne nazie et des puissances de l'Axe, s'est développé un régime bipolaire des relations internationales, appelé système de Yalta. Juridiquement, le droit international a continué à reconnaître la souveraineté absolue de tout État-nation, mais dans les faits, les décisions fondamentales concernant les questions centrales de l'ordre du monde et de la politique mondiale étaient prises uniquement dans deux centres - à Washington et à Moscou.

 

Le monde multipolaire diffère du système westphalien classique par le fait qu'il ne reconnaît pas aux État-nation distincts, légalement et officiellement souverains, le statut de pôles à part entière. Dans un système multipolaire, le nombre de pôles constitués devrait être nettement inférieur à celui des États-nations actuellement reconnu (et a fortiori, si l'on retient dans la liste les entités étatiques non reconnues sur la scène internationale). En effet, la grande majorité de ces États ne sont pas aujourd'hui en mesure d'assurer par eux-mêmes ni leur prospérité, ni leur sécurité, dans l'hypothèse d'un conflit avec une puissance hégémonique (comme celle des États-Unis, comme c'est clairement le cas dans le monde aujourd'hui). Par conséquent, ils sont politiquement et économiquement dépendants d'une autorité extérieure. Étant dépendants, ils ne peuvent pas être des centres d'une volonté véritablement indépendante et souveraines pour ce qui est des questions intèressant l'ordre mondial.

 

Le système multipolaire ne considère pas l'égalité juridique des États-nations dans le système westphalien comme nécessairement révélatrice d'une réalité factuelle, mais plutôt comme une simple façade derrière laquelle se tapit un monde très diffèrent, basé sur un équilibre des forces et des capacités stratégiques réelles plutôt que symboliques. 

 

La multipolarité est opérative dans une situation qui existe de facto plutôt que de jure. Elle procède d'un constat : l'inégalité fondamentale entre les États-nations dans le monde moderne, que chacun peut observer empiriquement. En outre, structurellement, cette inégalité est telle que les puissances de deuxième ou de troisième rang ne sont pas en mesure de défendre leur souveraineté face à un défi de la puissance hégémonique, quelle que soit l'alliance de circonstance que l'on envisage. Ce qui signifie que cette souveraineté est aujourd'hui une fiction juridique. 

 

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The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center

Du sens des Mots : Res Publica et République moderne (Charles Horace)

 

« La France contre la République », tel était le slogan de la campagne estivale menée l’Eté dernier par la Dissidence Française. Il est en effet évident que le combat anti-oligarchique doit se porter contre la « République des partis, des loges et des lobbies » dont l’incarnation la plus récente se trouve être la « Cinquième » mais dont le premier avatar s’est manifesté en France en 1789i. Cependant, à un moment où une partie de la mouvance « Traditionnaliste »ii commence à se réapproprier la notion d’Imperium, il peut paraître paradoxal de rejeter la notion même de « République » alors que celle d’Imperium s’est développée au sein d’une République. Cet article a pour objet de démontrer que les républiques modernes et la Res Publica romaine ne sont, malgré les apparences, aucunement comparables, et encore moins réductibles l’une à l’autre.

 

La Res Publica

 

Pour commencer, qu’est-ce que la Res Publica ? Il ne s’agit pas à proprement parler d’un système de gouvernement en soiiii. Le terme désigne plutôt la « chose publique », en réalité, la gestion de cette chose publique, que l’on peut comprendre comme celle du bien commun. Ainsi, ce que nous appelons « République » désigne une manière de concevoir le bien commun, et un ensemble d’institutions destinées à le préserver tout en garantissant la bonne marche de l’Etat. La République romaine a duré près de cinq sièclesiv. Elle est née suite à la chute du dernier roi étrusque de Rome, Tarquin le Superbev. Pour les Romains, la forme républicaine de gouvernement constitue un rejet de la tyrannie incarnée par la monarchie étrusque, ainsi que l’avènement de la notion de libertas, opposée à celle de regnum (le règne). La libertas romaine désigne les droits personnels et politiques du citoyen, garantis par les institutions républicaines. Pour assurer le bon fonctionnement de ces institutions, un respect scrupuleux des lois était nécessaire, ainsi qu’une égalité de tous les citoyens devant la loi. Ce principe d’égalité n'empêche pas la Res Publica de conserver un caractère aristocratique. En effet, quelques grandes familles monopolisent la gestion des affaires publiques de par leur valeur et leur rang. La liberté des citoyens était maintenue par l’équilibre des pouvoirs, célébré par l’historien grec Polybe (203-120 av. J.-C.) comme étant l’équilibre parfait entre monarchie, aristocratie et démocratie. Le pouvoir est en effet partagé entre le Sénat (institution archaïque, fondée selon la légende par Romulus lui-même, au pouvoir d’inspiration aristocratique, jouant de son Auctoritas pour valider ou invalider les décisions des assemblées), les magistratsvi (dont les deux magistrats supérieurs, les consuls, se partagent un pouvoir de type monarchique) et le Populus (s’exprimant démocratiquement dans le cadre des diverses assemblées). La réalité du pouvoir est toutefois exercée par l’aristocratie, qui gouverne grâce à sa dignitas (prestige dû à la naissance et au rang). L’esprit dominant la République romaine n’a d’ailleurs jamais été démocratique, en plus d’être farouchement hostile à toute idée monarchique. Pour Cicéron (106-43 av. J-C), le Sénat, par essence aristocratique, doit être le véritable pivot de l’Etat, contre les tentations monarchiques de certains magistrats supérieurs et chefs militaires (consuls, imperatores), et les éruptions démocratico-démagogiques (telles celles qu’elle a connu au cours du Ier siècle av. J.-C.). La république romaine est donc par définition aristocratique, la nobilitas, s’arrogeant le contrôle de la tête de l’Etat. Cet Etat de fait s’explique pour une raison fort simple : le rôle de magistrats nécessitait deux choses : du temps et des moyens. Or, l’aristocratie foncière était le seul groupe dont les membres disposaient de fortunes suffisantes pour consacrer leur temps aux affaires de la cité d’une part, et pour financer leurs politiques d’autre part (organisations de cérémonies, de jeux, construction d’infrastructures…)vii. Il fallait de même entretenir une clientèle d’hommes fidèles pour conforter son influence politique.

 

Enfin, la notion même de citoyen, comprise dans son sens antique, est bien différente de ce qu’elle est dans les démocraties modernes. La « chose publique » des Romains désigne dans une définition aristotélicienne la participation d'un grand nombre de citoyens aux affaires de la cité. Le citoyen, selon la conception d’Aristote, est un magistrat à part entière, puisqu’il est censé participer aux affaires publiques. Ce statut du citoyen renforce l’aspect aristocratique de la République au sens antique du terme. La question de la citoyenneté est un point d’achoppement majeur entre les deux conceptions de la République : selon la conception antique, le citoyen appartient à une élite (la majorité des habitants de Rome n’étais pas des « citoyens »). Pour les modernes, cette notion a vocation à s’élargir indéfiniment à une abstraite « Humanité ». Le citoyen antique a des droits politiques (droit de vote, droit de se présenter pour être élu (à condition d’être assez riche). Il peut et doit participer aux sacerdoces, à la vie religieuse. Il dispose aussi de droits d’appel devant les tribunaux, et de droits civils, le commercium (le droit très réglementé de commercer), le mariage légitime (connubium). Il a aussi un certain nombre de devoirs : il doit se soumettre au recensement, participer à la défense de la cité, et payer un impôt (le tributum). On nous rétorquera peut être qu’en 212, l’Empereur Caracalla offrit à tous les individus libres de l’Empire la citoyenneté romaine. Ce serait oublier les siècles de fermentations qui ont été nécessaires à cet élargissement, et l’évolution de l’Etat romain, bien différent en 212 de ce qu’il était sous la République.

 

La République Moderne

 

Chez les Lumières, notamment Jean-Jacques Rousseau (Du contrat social, 1762), la République prend un nouveau sens. La République renvoie à une conception de la souveraineté ayant pour origine le peuple, quel que soit le régime politique considéré, fût-il monarchique (même si cette conception rejette l’hérédité et l’incarnation de la nation dans le corps du roi)viii. Selon Jean-Claude Bussière, « ce changement signe, dans l'histoire des idées politiques, l'émergence du peuple comme figure du grand nombre et, dans la sphère de l'action politique, la disparition du peuple au sens antique de rassemblement de citoyens magistrats ». Ainsi, « les dimensions de démocratie et de représentation du plus grand nombre dans la formation de la souveraineté sont donc indissociables de la notion de république, au sens moderne. » (Jean-Claude Bussière). La République moderne incarne ainsi le passage du populus à la « masse ».

 

La République Moderne est donc fondamentalement en rupture avec son ancêtre antique, elle perd son caractère aristocratique –au profit d’un caractère démocratique en apparence, oligarchique dans les faits- et traditionnel (c’est-à-dire hiérarchique). De plus, le citoyen n’est plus « actif » (citoyen-magistrat), mais passif (système représentatif). Parallèlement, l’affirmation de la nécessité d’une représentation politique pose la question de la citoyenneté. Qu’est-ce qu’un citoyen ? Qui est citoyen ? A Rome, la question était simple. Etait citoyen un homme de plus de 16 ans, qui était né d’un père citoyen, dans le cadre d’un connubium (mariage légitime), ou qui avait obtenu par ses mérites ou ses services rendus une concession officielle de la citoyenneté, ou encore, les esclaves affranchis. Dans les républiques modernes, dès la Révolution de 1789, ceux qui travaillent, paient l'impôt ou versent leur sang pourront dorénavant recevoir la qualité de citoyenix. Suivant cette logique, l'Américain Thomas Paine fut élu à la Convention en devenant citoyen français en vertu de sa résidence en France.

 

La république romaine était enracinée, exclusive, aristocratique, la république moderne porte en elle les valeurs du mondialisme niveleur, elle est donc déracinée, inclusive-extensive, et démocratique. En effet, dès la Révolution de 1789, est développée l'idée d’une « République universelle » sous la plume d’Anarchasis (Jean-Baptiste) Cloots, mais déjà présente chez Kant et Hegel. Selon cette idée, l'humanité tout entière pourrait former un corps politique, et la république serait la forme de celui-ci. Un autre élément diffère : l’idéologie du progrès. Comment en effet concilier l’esprit de tabula rasa qui mue l’esprit révolutionnaire (« du passé faisons table rase ») et un retour à l’antiquité européenne ? En réalité, les références à cette Antiquité ne furent que purement formelles. L’esprit positiviste, une vision linéaire de l’histoire, l’auto-persuasion qu’il nous a été confié une mission eschatologique voulant faire tendre l’humanité vers un « progrès » abstrait, fin, et non plus moyen du bien commun, voilà sans doute la différence fondamentale entre les anciens et les modernes. La Res Publica, conservatrice, n’avait pour vocation que de maintenir le bien commun, au mieux, à garantir la paix des dieux, la concordia, les libertés et la sécurité de la cité. La République universelle quant à elle est prise dans une fuite en avant vers le « progrès ». Les droits de l’Homme, abstraction malléable par excellence ont remplacé la transcendance comme source de la souveraineté. La république moderne a vocation à s’étendre à l’infini, à rassembler sous son giron l’intégralité de l’ « humanité ». Elle ne saurait se satisfaire des frontières, puisqu’il n’y a plus de races, de religions, de nations, de peuples, il n’y a que LE Peuple, la masse, la somme des individualités formant le genre humain. La république moderne ne reconnait que des individus, il n’est donc pas étonnant que l’on débatte aujourd’hui sur le fait de donner le droit de vote aux étrangers. En vertu de quoi leur refuserait-on ? Ils sont aussi des individus, appartiennent aussi au genre humain, et à ce titre, en vertu des droits de l’homme, peuvent prétendre aux mêmes droits que les nationaux, malgré leur caractère exogène. Ce débat aurait été impensable dans le cadre la Res Publica antique. Quand la citoyenneté n’est pas une coquille vide, on ne parle pas de l’étendre à l’infini. Et c’est bien parce que le contenu de la citoyenneté moderne a été progressivement détruit (par le parlementarisme, l’abandon de souveraineté des Etats au profit de structures supranationales technocratiques, l’extension de la citoyenneté à des populations exogènes sans assimilation effective préalable) que la « République Française » n’est pas la Res Publica. Parce qu’elle tend à se fondre dans la république universelle, elle ne défend plus le bien communx d’un corps de citoyens défini, donc fini, mais l’intérêt généralxi d’une province « France » de l’Empire du vide. La république romaine ne s’est jamais caché son caractère aristocratico-oligarchique, la république française déploie des stratagèmes poussés pour persuader ses administrés qu’ils vivent en « démocratie ».

 

En conclusion

 

Le tableau des divergences entre ces deux républiques pourrait être poursuivi sur de longues pages. Il apparait toutefois évident qu’elles diffèrent fondamentalement en esprit. L’usage de termes identiques ne doit pas cacher les profondes lignes de fractures séparant ce que nous connaissons aujourd’hui de ce qu’a représenté l’idée de Res Publica. Cette idée ne va pas à l’encontre de notre engagement, la recherche du bien commun dans la gestion des affaires publiques devant être notre énergie motrice, et les valeurs aristocratiques romaines peuvent être pour nous, européens en recherche de ré-enracinement, un phare bien lumineux. L’essentiel réside dans la distinction à effectuer entre ce qui relève de la « modernité », et ce qui relève de la Tradition, entre ce qui relève de la pérennité, et de la fuite en avant.

 

i Plus précisément en 1791, mais nous considérons que la monarchie constitutionnelle esquissée entre 1789 et 1791 constitue une première victoire de la subversion moderne sur l’ordre traditionnel représenté par la Monarchie.

 

ii Nous préfèrerons pour cet article le terme « traditionnaliste » à celui de « dissidente », dans la mesure où la mouvance « dissidente » est en grande partie républicaine, notamment en ce qui concerne sa frange néo-souverainiste.

 

iii L’Etat impérial a toujours affirmé défendre la Res Publica malgré la fin de la forme républicaine de gouvernement.

 

iv De 509 à 29 av. J.-C., même si l’année 509 est le fruit d’une construction mémorielle purement artificielle, les rois étrusques n’abandonnant leurs souveraineté sur Rome que dans les années 480-470.

 

v Archétype de la tyrannie dans l’imaginaire romain.

 

vi Magistrats d’inégales importances, n’ayant pas tous les mêmes pouvoirs. On distinguait les magistratures inférieures (détentrices de la potestas, c’est-à-dire d’une « compétence » sur un domaine précis, comme l’édilité ou la questure) et les magistratures supérieures (détentrices de l’imperium, pouvoir de souveraineté dont l’origine est divine, telle le consulat). La Res Publica a donc un fort aspect hiérarchique. A noter de même que les magistratures étaient collégiales, et limitées dans le temps. Les sénateurs quant à eux, anciens magistrats, siégeaient à vie.

 

vii Il y a fort à parier qu’un citoyen athénien du Ve siècle av J-C ou un romain du IIe siècle av. J-C, constatant que nos parlementaires sont payés par la collectivité pour exercer leurs fonctions –en se permettant parfois un absentéisme et un cumul des mandats indécents- serait fort surpris. Certes, la politique était un moyen d’enrichissement (notamment dans l’administration provinciale romaine) mais il eut été impensable qu’un magistrat ne donne pas de sa fortune à sa cité lors de sa mission. Certains en sortaient endettés.

 

viii Autre différence notable, chez les modernes la souveraineté du peuple a pour origine le peuple lui-même quand chez les anciens, la souveraineté du peuple est inséparable de l’action des dieux, donc de la transcendance divine, la pietas étant une valeur essentielle du citoyen romain.

 

ix Même si le suffrage censitaire fut maintenu jusqu’en 1848, empêchant une large frange du corps civique de s’exprimer par le vote, servant à maintenir l’initiative politique dans le camp de la Bourgeoisie dont elle émanait, nouvelle aristocratie, mais aristocratie d’argent, sans noblesse.

 

x Comprenez le bien de la collectivité.

 

xi Comprenez ce qui correspond aux aspirations de la majorité des individualités sur un espace donné.

 

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