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03/06/2015

La Bande (Michel Clouscard)

 

Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction – critique de la social-démocratie libertaire, Première partie : L'initiation mondaine à la civilisation capitaliste, Chapitre 4 : Troisième niveau initiatique : l'animation machinale – La statue de Pompidou, B. – LA BANDE – LE PARCOURS DE LA MARGINALITE, pp. 61-76, aux éditions Delga

 

L'instruction civique de l'Occident libéral s'est longtemps satisfaite de ces deux institutions : le boy-scout et le club. Ce modèle anglo-saxon initiait parfaitement à la société victorienne, traditionaliste, répétitive. Le chic type devait devenir un gentleman. La maîtrise de soi s'accomplissait en héroïsme hautain du soldat. Alors l'Empire colonial et les guerres hégémoniques des nations.

 

Le boy-scout apprenait à se débrouiller dans la nature. Le civisme naissait de cet affrontement. Pour maîtriser la nature, il faut savoir se soumette à la discipline de groupe. Le boy-scout était armé jusqu'aux dents. Pour une civilité « puéril et honnête ». Toujours prêt. Le club prolongeait cette instruction civique : conservation des bonnes manières, de la virilité d'après le thé, d'après la campagne, d'après le travail, il avait inventé une intimité de gentlemen parfaitement protégé du monde d'en bas et des soucis de l'économie des ménages.

 

La nouvelle instruction civique, la nouvelle préparation au métier de bourgeois va relever d'une stratégie très différente et d'une grande originalité. Le néo-capitalisme a su faire face à la situation. Celle du plus grand désarmement moral de la société bourgeoise. Moment où le rejeton bourgeois est totalement gâté. Alors la « société de consommation » exige une nouvelle « structure d'élevage ». Pour une nouvelle culture de classe.

 

Deux terribles tares rongent la culture de la société traditionnelle, deux signes de la dégénérescence de classe : le débile et le dévoyé. Les deux faces de la même médaille. Tout ce que les parents bourgeois ont caché resplendit sur la face de leurs rejetons. Tout le non-dit de leurs rapports intimes s'inscrit en lettres lumineuses sur le front de l'enfant « difficile », du caractériel.

 

Le gentil Jean de la Lune est devenu mot d'époque : le débile. L'ahuri est un demeuré. Le rejeton geignard, pleureux, peureux, poussif a grandi. C'est un taré. Et il va encore pousser : c'est un raté. La terreur de toujours de toute famille arrivée, le fruit sec, mûrit en série, sans vergogne, dans les serres chaudes de l'éducation libérale-permissive.

 

Le type qui vous dilapide un héritage en cinq sec. Le poids mort qui devient le parasite de la famille. Celui qu'il faut traîner comme un boulet, enfant, adulte, vieillard. (Les enfants demeurés font des vieux agités : il leur en faut du temps, pour s'éveiller, au sexe en particulier!) Le pauvre type que les parents portent à bout de bras. Et qui sera incapable de gérer la boutique quand papa ne sera plus là. Ce qui était le secret des grandes familles : le débile camouflé, planqué dans quelques école privée de la Drôme ou de l'Ardèche, le demeuré, terreur et panique des dynasties bourgeoises, d'étale maintenant au grand jour des classes de rattrapage.

 

L'autre face du caractériel : Jojo l'affreux est devenu un dévoyé. Autre terreur des dynasties bourgeoises. Le mouton noir. Le gosse sournois. Celui qui joue de vilains tours aux chiens et aux chats. Qui en fait voir de vertes et de pas mûres à la bonne et à l'instituteur. Qui vole les parents. Qui les menace. Qui fait des colères terribles. Qui a de sales histoires. Qui commet des indélicatesses. Qu'il faut chasser. Ou qui s'enfuit, un jour, après avoir volé l'argenterie et ouvert le gaz. Contre qui on se cadenasse. Qui finira mal.

 

Ces deux terribles figures de la décadence de classe ont fait un saut quantité-qualité. Cas d'espèces du temps de la société victorienne, ils deviennent des séries prolifiques, banales, au niveau de la société libérale avancée – dans le pourrissement de la société traditionnelle.

 

Telles sont les données socioculturelles. La nouvelle instruction civique va les utiliser au mieux des intérêts du néo-libéralisme. Pour une nouvelle éducation. Pour une nouvelle stratégie idéologique. Elle va se servir de l'échec éducatif de la société traditionnelle pour la promotion des nouvelles valeurs. La dégénérescence de la classe sera le moyen du renouveau de la classe sera le moyen du renouveau de la classe dominante. La dynamique de l'arrivisme va naître de cette décomposition éducative.

 

Extraordinaire culture du négatif, révélatrice du pouvoir de renouvellement de la bourgeoisie. Ce qui tendait à l'empêcher la reproduction de la classe va ua contraire autoriser une radicale mutation. Ce sera la culture par la bande (marginalité) de la bande.

 

C'est un tout nouveau rituel d'initiation. Non plus à la société victorienne, vertueuse, mais au libéralisme, à la libre entreprise, à la magouille, au système D.

 

Il faut déniaiser, dessaler, affranchir l'endormi, l'ahuri. L'enfant trop sage doit être très vite préparé à ces affrontements. Il faut qu'il soit « à la coule ». Qu'il en finisse au plus vite avec ses rêvasseries. De même l'agressivité doit être récupérée, détournée, canalisée. Pour faire des leaders, des chefs, des animateurs.

 

La bande doit établir un équilibre entre ces deux extrêmes. Une norme d'usage doit apparaître par la dynamique de groupe. Une nouvelle culture doit permettre de transformer les défauts personnels en vertus de classe. Le rêveur et l'agressif doivent se corriger mutuellement. Pour ne pas devenir des demeurés ou des dévoyés. Une nouvelle synthèse doit concilier les extrêmes.

 

Ainsi s'opère la sélection. Ainsi seront écartés les incapables, les trop ou pas assez. Ceux qui témoigne d'un système éducatif « sclérosé » figée sur des valeurs dépassées » et qui ne peut plus que fabriquer des ratés. Ratés d'une vertu impossible, ratés de la praxis, alors. Ou caractériels de classe, irrécupérables car incapables de s'adapter, de changer. Trop débiles ou trop violents.

 

De nouveaux leaders doivent surgir. Ceux qui s’avéreront aptes aux mutations les plus brutales. Qui feront preuve d'initiative. Qui sauront composer, participer, s’intégrer. Ceux qui, livrés à eux-mêmes, sauront ne plus répéter un rituel de classe qui a perdu toute efficience. « La sélection naturelle » est terrible dans cette espèce sélectionnée, raffinée par l'histoire : la bourgeoisie. Car elle doit assurer la survie de l'espèce, sa reproduction matérielle et idéologique. La sélection, contre les autres espèces (féodalité, prolétariat), passe par la sélection dans l'espèce. Pour apprendre à maîtriser les autres classes sociales, le bourgeois doit apprendre à maîtriser les autres classes sociales, le bourgeois doit apprendre à supplanter ses concurrents de la bourgeoisie. La culture de classe s'impose cette terrible police : éliminer les individus qui témoignent de fixations culturelles périmées.

 

La bande a quatre fonctions éducatives, quatre vertus initiatiques. Elle doit aider à quitter la tradition (la société victorienne : la morale). Elle doit produire les nouveaux modèles et symboles de émancipation. Elle sélectionne les meilleurs sujets et écarte les scories de classe. Elle prépare à la participation, à l'intégration au système. Elle doit opérer une rupture, éveiller une vocation, proposer un apprentissage.

 

La bande à la même fonction éducative que l'initiation sauvage : rompre le lien ombilical, abandonner l'adolescent à lui-même, pour qu'il apprenne à se débrouiller, et par tous les moyens. Lorsqu'il aura fait ses preuves, il pourra participer à la société adulte. Mais alors que le sauvage ne fait que répéter – symboliquement – le Même, la structure tribale, la bande, elle, assure une mutation. Elle invente de nouvelles valeurs, de nouveaux modèles. Elle est le lieu du devenir, de la mutation interne. En elle, l'essence du capitalisme : la récupération idéologique du progrès.

 

L'Occident libéral a fait du roman d'apprentissage de la bourgeoisie un modèle pédagogique et une norme initiatique. Apprendre à changer, pour continuer ; à bouleverser, pour préserver ; à abandonner, même, pour retrouver. Le dérapage contrôler sera le brevet de bonne conduite. C'est la passation des pouvoirs d'une bourgeoisie traditionaliste à une bourgeoisie libérale et permissive. Comme continuité et renforcement de la classe bourgeoise.

 

La bande est la méditation nécessaire. Entre la société qui se défait et celle qui se refait. Entre la famille en crise et la famille des nouveaux parents (normalisation du permissif). Entre les situations perdues (de la gestion colonialiste) et les nouvelles affaires (du capitalisme monopoliste d’État). Entre les débouchés traditionnels et les nouveaux métiers du tertiaire et du quaternaire. La bande autorise la rupture avec la société traditionnelle et l'intégration à la nouvelle société.

 

Car la bande permet la production d'une empathie spécifique du néo-libéralisme. Elle détourne, récupère les bons sentiments cultivés par la famille traditionaliste. Pour les adapter aux dures réalités de la vie. Certes, à un niveau ludique, symbolique, expérimental. Mais affrontement qui permet de dépasser la naïveté familialiste du petit bien élevé. Sans que cette émancipation tourne mal. Bien qu'elle affronte le mal (symboliquement). Ces preuves faites, la bande devenue adulte se prolonge en relations mondaines. Troisième moment de l'empathie : les vieux copains, devenus de jeunes loups, font équipe et savent aider le congénère qui les a aidés ou qui les aidera.

 

Une affectivité, d'origine familiale, se déverse dans la fraternité de la bande. Pour se prolonger dans les relations « d'affaires », de carrière, de magouille. Certes, selon une évidente entropie. Et selon de terribles mutations de l'affect étymologique. Mais ce sont justement ces deux dernières déterminations de l'empathie qui font l'ascèse sentimentale de la bourgeoisie libérale conquérante. De la famille aux copains, des copains aux relations mondaines (d'affaires) : tel est le parcours des sentiments, leur engendrement et leur finalité. On apprend à vivre. Le roman d'apprentissage est une praxis de classe. Le bourgeois est « sincère » ; il combine le sentiment et l’intérêt de classe selon un équilibre parfait. Le brave petit doit devenir un chic copain. Et celui-ci une relation utile. En fin de parcours, certes, parfois, souvent même, de l'amertume ou du mépris. Mais si l'amitié se meurt, à bout de souffle, usée par le profit, la nouvelle bourgeoisie triomphe, portée par les magouilles de toutes les bandes de vieux copains.

 

L'éducation bourgeois aura garanti sa finalité ; un système de discontinuités autorise l'implacable continuité de la classe sociale. Par la terrible sélection du parcours initiatique. Que d'épreuves surmontées, de discontinuités rajustées, d'abandons assurés, d'intégrations négociées. Pour réussir, quelle accumulation de preuves, de mérites, de vertus.

 

Les élus seront ceux qui ont su combiner empathie individuelle et profit de classe. L'idéologie du capitalisme est une idéologie de la bande, du lobby, du groupe privé, de la secte, de la communauté. La pédagogie de classe initie à cette structure commune au cœur et à l’intérêt. Il faut les deux : tout bourgeois a besoin des autres bourgeois. Pour supplanter d'autres bourgeois. Tout est bande. Tout est culture de la marginalité.

 

Cette empathie est constitutive de la société civile, du libéralisme avancé, de la social-démocratie, de la libération des mœurs. Nous avons reconstitué les trois moments de sa généalogie et, par conséquent, de leurs généalogies. Les bons sentiments s'émancipent par la bande. Pour devenir de usages privés, d'un groupe. Les relations (mondaines) seront l'utilisation publique de ce compromis. C'est la culture de la privatisation du collectif. Le familialisme s'élargit dans le groupe sélectif. Et celui-ci investit la chose publique. Un continuum est assuré : celui de la classe sociale. Car la généalogie de la nouvelle bourgeoisie – celle du néo-libéralisme permissif devenu social-démocratie libertaire – n'est autre que cette progression.

 

Tel est le vécu d'une praxis de classe, la relation entre la famille et la société : la capitalisation du domaine public par l’usage privé, lequel accomplit les intérêts dynastiques.

 

Culture de l'incivisme, stratégie de l'arrivisme. Une bande de bons copains est faite de sacrés loustics. C'est la loi de la bande, de l'empathie, de la marginalité. La communauté marginale s'édifie sur la transgression. Structure de toute bande.

 

La culture de l'incivisme doit aménager un savant mélange de bons sentiments et de contestation subversive. La bande ne doit plus reproduire les valeurs de la société traditionnelle : plus de boy-scouts. Mais elle ne doit pas, non plus, devenir la bande à Manson ou la bande à Baader. Le chic type et le voyou sont les deux pôles de la bande. La nouvelle dynamique de groupe – dynamique du libéralisme, de l'émancipation – doit concilier les deux termes en une synthèse qui permet d’écarter la la naïveté ontologique, familialiste, et le chantage du monde d'en bas sur les fils de famille.

 

C'est un échange de bons procédés pédagogiques. Le voyou affranchit le chic type. En échange, ce dernier le récupère (ou le neutralise). La bande est cette sournoise collaboration de classes, du fils de famille et du sous-prolétaire, du marginal à la bourgeoisie traditionnelle et du marginal au prolétariat. Deux déclassés dont l'association est la dynamique de groupe, celle de la bande. Dynamique de l'arrivisme mondain du libéralisme avancé jusqu'à la social-démocratie libertaire.

 

S'encanailler sans déchoir, jouir sans se compromettre : la bande est l'initiation aux nouvelles mœurs du libéralisme. Elle prépare même aux nouvelles carrières du libidinal, du ludique, du marginal. Faire la vie en faisant carrière. La bande est surtout un nouvel usage, une nouvelle culture – bourgeoise – du monde d'en bas. Celui-ci est policé, neutralisé, exploité. En particulier selon des formes nouvelles de la prostitution clandestine (ainsi la michetoneuse...). On ne se ruine plus pour les cocottes de luxe. La camaraderie sexuelle permet une consommation qui n'est plus tarifée. Pour les filles venues du commun, la reconnaissance dans la bande – selon un statut, un rôle – est une promotion mondaine qui permet les grandes espérances des carrières artistiques ou simplement de grandes vacances. Ou le dîner en ville. En échange, bien sûr... (Mais tout cela ne va-t-il pas de soi ? Nous ne faisons que montre, avec un total manque de tact et la lourdeur d'un sociologue qui se prend au sérieux, ce qui fait le charme discret de la bourgeoisie.)

 

Tout en réalisant la catharsis de ses pulsions et de ses impuissances, le nouveau bourgeois contrôle et neutralise le monde d'en bas. Double normalisation. Double maîtrise, par la bande, du libidinal, du ludique, du marginal. Contrôle de soi et contrôle des autres.

 

Cette culture de l'incivisme fait des parvenus qui n'ont rien de décadent. Ces bourgeois ont affronté le vice et ont su résister. Ils savent même le manipuler. C'est la force du permissif, de la nouvelle élite bourgeoise.

 

Les rites d'initiation ont permis cette sélection. La nouvelle bourgeoisie est une culture « morale » : celle de l'incivisme qui sait jusqu'où il ne faut pas aller trop loin. Ni hors la loi ni dans la loi : les grands libéraux-libertaires sont des malins et des hommes forts. Et des créatures sensibles : la sentimentalité a été l'outil de leur promotion.

 

De l'affrontement du chic type et du voyou doit naître une nouvelle norme, un nouveau système de régulation. C'est le scénario et le pathos de toute bande. Trop de bons sentiments : le voyou les manipule. Trop de subversion : le chic type se perd. Il faut des ponts, des séductions, des fascinations ? Tout un jeu d'échanges, de rencontres, de confusions.

 

Pour que la bande devienne ce qu'elle doit être, elle ne doit tomber ni vers le haut – ni vers le bas – le délit criminel. L'idéal, c'est d'établir cette réciprocité : les bons sentiments comme moyens de la subversion ou celle-ci comme moyen des bons sentiments. Alors l'auditoire bourgeois applaudit des deux mains. Le gauchiste sera le chouchou – et la mascotte – du système. Le nouveau bourgeois aura su confondre l'idéalisme moral et la subversion de la chose publique. L'incivisme est une école d'arrivisme. A condition d'avoir été bien élevé.

 

L'histoire de la bande occidentale et libérale vérifie cette structure. Sa dynamique de groupe commence à la récré et finit çà la manif. De Nanterre, elle vous conduit dans l'Ardèche. Ou à Katmandou. Du canular aux barricades. Des copains (de Jules Romains ou Tissot) à la communauté « sauvage ». Des Tricheurs de Carné à La Chinoise de Godard. De la cafétéria au grand voyage.

 

Il ne s'agit pas icic d'entreprendre l'histoire de la bande du libéralisme. Il faudrait plusieurs volumes. Il nolus suffira d'indiquer les axes essentiels de son développement. Quels sont ses supports ? Quels rôles sociaux, quels statuts, quels modèles privilégiés véhiculent l'incivisme carriériste e la bande ?

 

Essentiellement : ceux de l’intellectuel et de l'artiste. Dans le Frivole et le Sérieux, nous avons définit le système de la marginalité qui permet tout un recyclage des surplus démographiques et culturels de la bourgeoisie. Système très complexe qui doit articuler : dérive de l'accumulation, extension des secteurs de production idéologique et esthétique. Un strict déterminisme explique la production culturelle et esthétique de la nouvelle bourgeoisie.

 

Notre étude de la bande n'est plus qu’un appendice de cette définition scientifique de la marginalité. Elle nous a permis de proposer des figures phénoménologiques illustratives d'une conceptualisation. Et de rendre plus concrets des rapports de production qui devaient d'abord être situés dans la totalité du procès de production, dans l'histoire globale. L'histoire de la bande permet aussi de définir le système de la marginalité dans une perspective très particulière : celle de l'animation idéologique, de l'instruction civique(au sens large), de la pédagogie. Elle montre bien le cheminement de l'idéologie libérale jusqu'à la social-démocratie libertaire. La dynamique de groupe, de la bande, est le lieu même de la production idéologique.

 

Et selon deux rôles sociaux, deux statuts de classe, privilégiés par le néo-capitalisme, car supports de cette production : l’intellectuel et l'artiste. En même temps que ces deux surplus démographiques et culturels se recyclent, se constitue l'idéologie. Ces intellectuels et artistes ont pour fonction d'inventer des modèles qui doivent devenir des usages de masse, ceux de la social-démocratie libertaire.

 

L'histoire de la bande permet de montrer leur prise de pouvoir idéologique : la promotion sociale par la promotion de l'incivisme, de l'idéologie contestataire. L'arrivisme de l’intellectuel est particulièrement exemplaire. Quel parcours ! Indiquons son schéma (d'une bande à une bande).

 

Tout d'abord, l'aimable subversion du canular : les copains (de Jules Romains) s'initient et initient au pouvoir de la nouvelle intelligentsia. Le club s'ouvre à une nouvelle promotion sociale. Par la culture. Un nouveau code ésotérique permet de constituer un clan. Celui-ci met en boîte gentiment, encore, car pas trop sûr de ses arrières – la population inculte.

 

Le boy-scout perd son sérieux. Il en vient à jouer de bons tours aux bonnes gens. Son service civique tourne à la dérision. Mais on en reste là. Le canular aura permis « l'identité » du groupe. On est autre. L’École Normale a fait ses gammes. Celles du terrorisme intellectuel. De l'arrivisme culturel, de la promotion culturelle des nouvelles couches moyennes, émancipées et profiteuses. Le nouveau modèle culturel devra traduire l'arrivisme dans l'appareil culturel le plus élaboré. De là des productions idéologiques ultra-sophistiquées, canulars objectifs et inconscients qui deviendront la Culture. Celles des actuelles vedettes de l'intelligentsia.

 

Culture de clans, de coteries, de bandes, de groupes de pression idéologique. Pour en venir à la bande à Jean Daniel qui a réussi cette performance : être un symbole et un monopole. Les copains, maintenant, se partagent un énorme gâteau : la modernité culturelle de la social-démocratie libertaire. À moi, à toi. De la vraie nouvelle droite (Lévy) à la fausse nouvelle gauche (Touraine). Ou de l'ex-gauchisme à l'ex-droitisme. Culture des ismes qui savent se renvoyer l'ascenseur. Équipe informelle mais profondément homogène, puisque leurs dissemblances sont semblables, homogénéité d'une bonne bande de copains qui fait carrière. Et qui fait la Culture.

 

Et l'artiste ! Quel parcours, lui aussi ! Une bande à part. Dans nos précédents livres, nous avons voulu montrer que son histoire est révélatrice de l'histoire de l'Occident : projection idéologique et esthétisante – fantasmatique – des surplus de classe. De Don Quichotte au Neveu de Rameau, de Flaubert à Artaud, la folie de l'artiste n'est que l'histoire de l'atroce blessure narcissique de celui qui est trop dans l'être de classe. Le laissé-pour compte objectif, le déchet, la bouche – et l'esprit – inutile. Quand il n'y a plus de Croisade ou d'Empire colonial, l'idéalisme subjectif devient absolu. Plus de débouchés pour le cadet, le trop plein de classe. Que reste-t-il ? Saint-Germain-des-Prés. Des bandes d'artistes. Puis le campus. Des bandes d'étudiants. Et quelle concurrence, alors. La névrose – cette surenchère narcissique du narcissisme de classe – ne suffit plus pour faire carrière d'artiste. Car elle est devenue objective, de consommation courante. Il faudra politiser, à outrance. Pour se différencier. Ce sera le gauchisme. Une autre carrière. La bande à Cohn-Bendit.

 

Tels sont les éléments constitutifs de la bande : l’intellectuel et l'artiste ; le chic type et le dévoyé ; le naïf et le malin ; le bourgeois et le sous-prolétaire ; le raté et l'arriviste. Autour d'eux gravitent ceux qui n'ont pas de rôle bien défini, mais qui en définitive proposeront la majorité sociologique, silencieuse. C'est un auditoire devant lequel se joue le drame de la bande. Trois rôle sociaux ordonneront le relationnel du groupe : le rôle du bouffon, de l'emmerdeur, du truand. Trois axes de la dynamique de groupe. Le leader sera celui qui sait manipuler ces rôles et ces personnages. Qui sait réduire les outrances et convaincre la majorité silencieuse. Et l'amener à une cation organisée. Normalisée. Apprentissage au métier d'animateur idéologique, fonction essentielle du néo-capitalisme.

 

Les modalités proprement « psychologiques » de la constitution de la bande importent peu. Simple jeu de contiguïtés, de promiscuités. Ces rencontres se font partout où les structures se défont, là où elles se mettent à traîner. À partir d'un voisinage, en classe, au bistrot, dans une boîte. Il s'agit d'un simple jeu de machines, des rencontres de l'animation machinale.

 

La bande : le lieu de la culture de la marginalité ! Elle produit les modèles de la consommation – transgressive, modèles de la consommation mondaine de la social-démocratie libertaire. Culture du plus grand écart autorisé, de la plus grande différence possible (dans la bourgeoisie). Les extrêmes sont exclus de cette subversion normative. La bande à Manson et la bande à Baader seront des gardes-fous, les limites qu'il ne faut surtout pas franchir. La subversion doit rester de bon goût : contestataire. Lorsque la bande échappe à la normalisation libérale, elle se tourne contre sa finalité qui est de promouvoir la social-démocratie libertaire. Celle-ci, une fois en place, désigne elle-même les frontières du permissif et les excès à exclure. Elle enfouit ainsi dans la vie quotidienne ses nouveaux privilégiés. La fureur des extrêmes lui permet de banaliser son incivisme. Et même de le proposer comme modèle civique. La libéralisation du néo-capitalisme deviendra la liberté.

 

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27/05/2015

La mission de la France (Jean-Louis Loubet Del Bayle)

 

Jean-Louis Del Bayle, Les non-conformistes des années 30 - Une tentative de renouvellement de la pensée politique française, II. « L'esprit de 1930 » : Essai de synthèse idéologique, 2. La Révolution Nécessaire, 5. La mission de la France, PP. 345- , aux éditions Points, collection Histoire

 

Ainsi, aussi séduits qu'ils aient pu l'être par certains aspects des expériences russe, italienne ou allemande, les mouvements de jeune des années 1930 considéraient, sans équivoque possible, que ces « révolutions manquées » ne pouvaient indiquer à la France les voies du salut. « La désastreuse inertie des nôtres, notait Thierry Maulnier, ne doit pas pourtant suffire à nous faire applaudir le désastreux enthousiasme des autres peuples : il serait souhaitable que les jeunes Français, le jour où ils se réveilleront, prissent d'autres chemins que les chemins qui leur sont indiqués par l'Europe d'aujourd'hui (...) Une attitude révolutionnaire doit essentiellement comporter, non seulement la défiance, mais encore l'hostilité directe à l'égard des doctrines sociales contemporaines. »

 

Ces tendances révolutionnaires à l’œuvre dans l'Europe entière leur semblaient bien souvent plus exacerber les défauts du monde qu'ils rejetaient qu'apporter des solutions neuves aux problèmes de leur temps. Basculant de l'individualisme au collectivisme, de l'idéalisme au matérialisme, du rationalisme à un vitalisme sans frein, elles leur apparaissaient aussi destructrices de l'homme ne trouvait pas son compte : « Les trois grandes révolutions, nationales, socialistes : la révolution bolchévik (nationale, socialiste, étatiste), la révolution fasciste (nationale, socialiste, étatiste), la révolution hitlérienne (nationale, socialiste et raciste), ont, constatait Alexandre Marc, trop sacrifié à la révolte et à la réforme, trop souvent asservi et mutilé l'homme au lieu de l'enrichir et de le libérer. »

 

L'homme sacrifié à la masse, l'homme identifié à son seul destin social, l'homme ignoré dans sa personnalité unique et irremplaçable, l'homme méconnu dans sa liberté et sa spontanéité, l'homme englouti par le Léviathan collectif, telle était la tare fondamentale, essentielle, sans rémission, de toutes ces « révolutions ». C'est peut-être sous la plume de Thierry Maulnier que l'on trouvait l’expression la plus éloquente de cette protestation de l'homme dressé contre les idoles collectives dont le prestige allait grandissant en ces années 1930 : «  Mythe de la cité socialiste, mythe de l'impérium fasciste, mythe de la germanité, les buts proposés à l'action la plus énergique et au dévouement absolu des hommes européens consistent, somme toute, dans l'organisation de la vie collective ; on ne propose rien à l'homme qu'une certaine forme de société comme seul objet de son action et comme seul espoir possible d'une vie supérieure : rien au-delà. L'idée de l'homme disparaît comme valeur éternelle et irréductible : les cultes du socialisme et du néonationalisme sont des cultes, vulgaires parce qu'ils se fondent implicitement sur cette appréciation de la foule qui ne définit l'homme que par sa place dans la société et son rôle dans la communauté (...) Dans le national-socialisme et dans le fascisme, tout autant que dans le collectivisme russe, c'est le bien-être ou les cultes de la masse qui réclament à leur bénéfice les démarches suprêmes de la sainteté, de l'héroïsme et de la méditation. La cité socialiste, la race, l’État, redoutables idoles apprêtées pour les communions collectives, valeurs pour le grand nombre et faites à la mesure du grand nombre, sont ainsi érigées en cultes absolus (...) Ces nouvelles disciplines exigent le dévouement total de la foi et de l'action à des notions abstraites, vides, grossières, privées de tout contenu éthique et spirituel. Le fascisme italien et, plus encore, les mouvements allemands et russes prétendent créer leur propre éthique et leur propre mystique sur l'infériorité essentielle de l'individu en face de la communauté. »

 

Ce diagnostic établi, Thierry Maulnier concluait : « Socialisme, étatisme, racisme renoncent à jouer un rôle dans l’œuvre d'une civilisation désintéressée : entre eux et l'humanisme il faut choisir. » La France était à ses yeux le lieu privilégié de ce choix décisif entre les révolutions de masse et ce qu'il appelait la « révolution spirituelle » ou la « révolution aristocratique » ? « Nous sommes, écrivait-il, à un carrefour, et à l'un des plus importants de l'histoire du monde, Saurons-nous choisir ? Il s'agit de décider si la jeunesse française, imitant aveuglément ses voisins, suivant la voie tracée par deux siècles d'erreurs, cherchera dans la démocratie, dans le collectivisme, dans les mythes d'un capitalisme ou d'un nationalisme vulgaire, de grossières communions ou si, seule dans le monde, elle restituera à leur place les plus hautes créations de la personne humaine (...) De l’Italie à l'Allemagne, du fordisme ou stalinisme, l'univers semble tout entier conquis par les masses. La civilisation française, dans son principe, est une civilisation aristocratique. Il n'y a rien à espérer pour l'homme du culte du travail (...) La France jusqu'ici s'est tenue dans le monde moderne sur la réserve. Elle n'a pas joué sa partie. Il serait bon qu'elle songeât avant que les jeux ne soient faits. »

 

L'analyse de Thierry Maulnier se terminait donc par un appel à la France pour qu'elle retrouve sa plus authentique tradition et qu'elle soit, par là, le « dernier modèle de l'Occident » : « Elle occupe entre les nations une certaine place qu'aucune autre nation n'est en mesure de tenir. Ses ennemis la condamnent en affirmant que notre civilisation sa fonde sur des principes contraires à l'évolution présente qu'elle peut éviter à ces peuples de se perdre. La France ne doit plus être aujourd'hui seulement la France, mais la meilleure part des espoirs présente du monde. La révolution nécessaire est la révolution aristocratique. La France est-elle capable de se réveiller pour la faire ? Elle a devant elle la plus belle phase de son destin. »

 

Cette idée d'une mission de la France n'était pas la résurgence dans la seule Jeune Droite d'un nationalisme hérité de la tradition à laquelle elle se rattachait. C'était un thème que l'on retrouvait dans tous les groupes de jeunes de ces années. L'Ordre Nouveau, par exemple, considérait, lui aussi que la France avait une sorte de vocation universelle et que le désordre contemporain était en partie le fruit de la « décadence de la nation française » et de sa démission devant les exigences de son destin : « Si la décadence de la nation française, écrivaient Robert Aron et Arnaud Dandieu, n’intéressait qu'elle et ses nationaux, il ne s'agirait que d'une de ces anecdotes historiques sans portée, sans prolongement, qui occupent les contemporains et qui, n'ayant aucune importance spirituelle ou morale, n'attirent pas plus l'attention des historiens futurs qu'une révolution de palais ou un partage de petit État. Mais, quoi que l'on dise, quoi que l'on fasse, quoi qu'elle ait dit ou fait elle-même, c'est peut-être la seul raison d'être et le seul espoir de salut de la France que toute question qui se pose pour elle la dépasse immédiatement et intéresse l'humanité. A tord ou à raison, malgré ses dirigeants et ses représentants actuels, l'existence de la France se trouve encore liée à une certaine conception du rôle de l'individu dans la société et le monde, à certaines préoccupations morales et métaphysiques (...) Ainsi toute question qui se pose à son propos devient, au sens le plus précis et le plus implacable du mot, une question d'humanité. Et le malaise dont souffre en ce moment la nation française nous intéresse à déceler et, le cas échéant, à réduire dans la mesure où il condense et précise un malaise plus général et plus profond. »

 

En face de ce qu'il tenait pour l'échec des tentatives russe, italiennes et allemande, l'Ordre Nouveau considérait, comme Thierry Maulnier, que ce qui était apparemment la faiblesse de la France en était peut-être aussi la chance. Il pensait, en effet, que le fait pour la France d'avoir été jusque-là épargnée par les bouleversements violents qui secouaient l'Europe était une sorte de répit providentiel lui permettant de mûrir une véritable révolution « à la mesure de l'homme ». « La révolution qui se prépare, déclarait Aron et Dandieu, et dont les mouvements russe, italien et allemand ne sont que les Prodromes imparfait sera réalisée par la France. » Se référant à la vocation permanente de la France à « proposer infatigablement au monde des valeurs neuves de portée universelle », l'Ordre Nouveau, définissait ainsi sa mission dans les années 1930 : « En face des révolutions manquées, , se hâter de dresser la véritable doctrine révolutionnaire que notre époque réclame. » Dans un univers en crise, la France restait donc, pour l'Ordre Nouveau, malgré la médiocrité de ses représentants officiels, la « terre décisive ». C'est ce qu'Aron et Dandieu proclamaient à la fin de leur livre la Révolution nécessaire : « Ce qui est beau, c'est la lutte la mort. Ce qui est grandiose, c'est la victoire de l'homme. Le long des côtes de la Méditerranée et la mer du Nord, remontant le Danube ou le Rhin, s'avance l'antique ennemi de l'homme. On l'appellera l'État, matérialisme, racisme ou tyrannie ; mais son essence est plus profonde et n'a de nom en aucune langue, surtout pas en français. Ce n'est pas notre faute si la France est en effet, aujourd'hui comme hier, la dernière écluse. Ce n'est pas notre faute si le pays des petits rentiers du Traites de Versailles est tout de même aussi le dernier refuge continental des hommes libres. Ce n'est pas notre faute si, pour sauver l'Occident et l'Europe nous devons d'abord, aujourd'hui, nous appuyer sur la France. Il ne s'agit pas de défendre une citée ou une idée. Il ne s'agit pas de défense, mais de choix, d'affirmation, de création, de Révolution. Nous sommes sur la terre décisive. L'heure est venue, allons-y.

 

La notion d'une mission de la France, si caractéristique de ces mouvements, se retrouvait enfin dans Esprit, pourtant méfiant à l'égard de tout ce qui pouvait ressembler à une quelconque exaltation nationaliste. Pour lui aussi, en face des expériences étrangères, la France devait être la gardienne de certaines valeurs essentielles et trouver dans sa propre tradition les racines de la révolution à réaliser, une révolution qui lui paraissait devoir représenter un caractère exemplaire et universel. Après avoir analysé les conceptions fasciste, Mounier notait ainsi : « Ce n'est pas dans de semblables caricatures que nous irons, nous Français, interroger la mission de la France, mais dans une résurrection de sa très ancienne vocation qui est de purifier les instincts du monde. » Tout en mettant en garde contre « la canonisation des raideurs nationales », il rappelait aussi : « Il y a une manière d'intelligence et de culture et de vision française du monde. ceux-là même qui le nient y participent. Il doit donc y avoir un aspect singulier de la révolution spirituelle où ressortiront des intuitions, des manières plus proprement françaises : sens de la liberté individuelle, de la responsabilisé, de la résistance aux pesanteurs sociales, aux mystiques irrationnelles. » Dés le premier numéro d'Esprit, Jean Lacroix voyait lui aussi « l'apport propre de notre pays aux constructions sociales de demain » dans « le sens de l'éminente dignité de la personne humaine ». Sur le même thème, Georges Izard lançait un vibrant appel à la France pour « qu'elle redevienne elle-même (...), qu'elle rappelle au monde écrasé sous l'affreuse discipline des théories quelques-unes des revendications de notre nature ; qu'elle s'identifie de nouveau avec la liberté dans une Europe qui en a perdu le souvenir ! Liberté de l'homme contre la dictature de la nation et d'une classe, contre les puissances économiques, liberté dans l'épanouissement de la personne, toute une reconstructions de la société tient en ces quelques mots. Ainsi la tâche de la France ne sera pas finie tant que celle de l'homme durera »... à suivre...

 

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19/05/2015

Du Roi-revenant au Roi perdu (Gérard de Sède)

 

Gérard de Sède, La race fabuleuse, Du Roi-revenant au Roi perdu, pp. 92-97, aux éditions J'ai lu, collection L'aventure mystérieuse

 

Roi oublié puis nié, fait néant, Dagobert II est pourtant un roi dont l'assassinat ouvrait une suite incalculable de conséquences. S'il est mort sans descendance mâle, la branche ainée des Mérovingiens s'éteint et, avec elle, la légitimité austrasienne. Dans l'immédiat, l'Austrasie retombe sous le joug de la Neustrie sur laquelle règne la branche cadette. Mais par suite des imbroglios dus aux substitutions d'enfants, celle-ci est d'une légitimité plus que douteuse et du reste elle s'éteint à son tour dés 737 en la personne de Thierri IV. La réalité du pouvoir politique reste ou retombe alors entre les mains des maires du palais, mais sur toute l'étendue du territoire auquel correspondent aujourd'hui la France (moins la Bretagne et le Pays Basque), la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Suisse et la majeure partie de l'Allemagne de l'Ouest, le trône, ce lieu géométrique de la Psyché collective, la place du Roi-Mage reste vide.

 

Certes, les candidats ne manquent pas. Le mieux placé, puisqu'il est à la fois duc en Austrasie et maire du palais en Neustrie, est Pépin le Bref, de la tribu des Francs d'Hasbain, fils de Charles Martel et petit-fils de Pépin de Herstal, l'instigateur de l'assassinat de Dagobert II. Mais ce qui lui manque, c'est le sang sacré des Mérovingiens, cet élément mystérieux qui fait les initiables à la royauté et sans lequel nul ne peut espérer soulever la ferveur du peuple. Ainsi que l'écrit Jean de Pange : "Quelque déchus que soient les derniers Mérovingiens, le prestige de leur sang est si grand qu'il leur assure de nombreux fidèles. Ainsi s'explique la difficulté que les maires du palais éprouvent à se faire reconnaître comme successeur de leurs maîtres (1)."

 

Par bonheur pour Pépin le Bref, les femmes mérovingiennes, si elles ne peuvent régner, peuvent aussi bien que les hommes transmettre ce sang sacré. Pépin prend donc soin d'épouser la Mérovingienne Bertrade au grand pied, se fait élire et oindre à la mode de ceux que sa famille a éliminés, "suivant l'usage des Francs (2)", "comme l'ordre l'exige de toute antiquité (3)". Du coup, il est fait roi mais il ne l'est pas. Aussi juge-t-il nécessaire de procéder à une innovation en faisant aussi oindre sa femme, car c'est bien en elle seule que réside la légitimité. Du moins, leur fils Charlemagne et, à sa suite, tous les Carolingiens pourront-ils se prévaloir du fameux sang.

 

Il n'en ira pas de même pour les Capétiens, Hugues Capet n'est ni Carolingiens, ni Autrasien, ni même Franc. La chronique de Richer nous apprend qu'il avait pour trisaïeul "un étranger venu de Germanie", un Saxon nommé Witichin, "homme d'extraction peu relevée", et que "ses vassaux n'aimaient pas lui obéir (4)".

 

Orn il est interdit au Francs, sous peine d'excommunication, de prendre leurs rois hors de la famille des Péin, héritière du sang mérovingien. C'est pourquoi Foulques, archevêque de Reims, refuse d'oindre Eudes, petit-fils de Witichin, alors qu'il existe un roi franc et carolingien, Charles le Simple. "Qu'arriverai-il, dit l’archevêque à ce dernier, si la mort vous atteignait à un moment où il y a tant de rois de race étrangère et encore plus d'usurpateurs du nom royal (1) ?" Paroles significatives d'un prélat austrasien bien convaincu que seule la royauté par le sang peut assurer la protection magique du sol et de ses habitants.

 

Il ne faudra pas moins d'un siècle de dépositions, de tentatives d'usurpation et de sacres de complaisance pour asseoir sur le trône Hugues Capet que Guizot appellera "un parvenu en harmonie avec une époque nouvelle".

 

Son élection irrégulière est, du reste, aussitôt contestée, notamment en Austrasie, par le prétendant carolingien Charles de Lorraine. Hugues Capet le fera mourir en prison mais les Capétiens, pour mettre fin à leur impopularité, ne verront pas d'autre moyen que de chercher à s'allier à ce qui peut rester du sang sacré. Ils n'y réussiront qu'au XIIe siècle, quand Philippe Auguste épouse Isabelle de Hainaut qui en apporte quelques gouttes. Du coup - fait hautement significatif - leur fils, Louis VIII, s'empresse de donner à son premier-né le nom de Dagobert.

 

Mais si la lignée de Dagobert II s'était continuée, si le sang mérovingien ne s'était pas tari, c'est tout le tableau de la légitimité qui serait à refaire. Certes, même dans ce cas, l'histoire dynastique de la France resterait ce qu'elle a été, mais elle pourrait être déchiffrée tout autrement que nous n'avons coutume de le faire. Car certains de ses épisodes, qui sont à la fois les plus importants et les plus obscurs, recevraient alors une lumière nouvelle, ainsi qu'il arrive toujours quand, derrière l'éclat de l'évènement, on devine une histoire parallèle, secrète, et les mains gantées d'ombre qui en tiennent les clefs.

 

On va voir qu'il ne s'agit pas là d'une pure spéculation. En effet, la stupéfiante occultation du personnage de Dagobert II ne fut ni le fruit du hasard ni un jeu gratuit. Elle n'aurait d'ailleurs eu aucune raison d'être si ce roi n'avait pas laissé de descendance. Au contraire, en vouant d'abord son nom a l'oubli, puis en niant son existence, on peut penser que c'est cette descendance que l'on voulait escamoter.

 

Il en est bien ainsi car, effectivement, Dagobert II eut un fils dont l’histoire mérite d'être contée. Laissons donc la parole à un chroniqueur de l'époque, Bruschius, et ouvrons son Livre des évêques de Strasbourg :

" Dagobert II épousa Mathilde, princesse de Saxe et ils eurent la consolation de voir la bénédiction du ciel tomber sur leur mariage par un assez grand nombre d'enfants. Le premier fut un fils qui leur causa beaucoup de joie par sa naissance, voyant en sa personne un héritier assuré pour la succession de l’État qu(ils recouvraient petit à petit . Ce prince naquit dans le château de d'Issembourg et y fut reçut-on de douleur d'un déplorable accident qui lui coûta la vie alors qu'on s'y attendait le moins. Ayant commencé à monter à cheval, on le conduisit un jour à la chasse dans la forêt d'Ebersheim pour le divertir, un sanglier d'une grosseur démesurée  ayant été découvert, on le poursuivit avec chaleur et étant venu à la rencontre de ce prince, son cheval qui en prit l'épouvante l'emporta avec tant de violence que n'ayant pas assez de force pour l'arrêter ni pour se tenir ferme sur la selle, il en fut jeté à terre et foulé sous ses pieds en sorte qu'il en demeura tout brisé  et ne vécut que jusqu'au lendemain."

 

Décidément, il ne faisait pas bon pour les Mérovingiens de s'attaquer à leur totem, ce sanglier dont ils portaient les soies sur le dos.

 

En tout cas, le fils unique de Dagobert II est mort tragiquement dans l'adolescence et la descendance est éteinte : l'escamotage était superflu.

 

Nullement, car voilà que ce fils ressuscite. Poursuivons la lecture de Bruschius :

" Le roi avait depuis quelque temps déjà engagé saint Argobaste à prendre le gouvernement de l'évêché de Strasbourg. Ce saint, qui était venu d'Aquitaine, avait une grande réputation de vertu. Le roi qui l'estimait comme un grand serviteur de Dieu l'envoya prier de venir le consoler en l'extrémité où la mort déplorable de son fils venait de le réduire. Le saint prélat y accourut et exhorta le roi et la reine d'élever leur confiance en Dieu qui peut rendre la vie aussi aisément qu'il la donne, et s'étant mis en prière proche le corps du petit prince pour demander à Dieu qu'il lui plût de vouloir y renvoyer l'âme qui l'avait peu auparavant vivifié, on s'aperçut que tout à coup l'enfant leva la tête comme s'il fût éveillé de quelque profond sommeil, et l'ayant pris entre ses bras il le rendit plein de vie au roi son père qui eut autant de joie le voyant ainsi ressuscité qu'il avait ressenti de douleur de sa mort."

 

Ce récit est plein de charme et Sigebert IV y apparaît, ainsi qu'avait été son père, comme un roi revenant. Mais quelque goût qu'on ait pour le merveilleux, les morts qui ressuscitent n'étaient pas morts. A la suite d'une chute de cheval, le jeune homme, probablement tombé sur la tête, est bientôt entré dans le coma et s'est éveillé quelques jours plus tard. Pour l'hagiographe de saint Argobaste, cela fait un miracle de plus à porter au compte de son héros.

 

Il est certain que Sigebert IV survécut à cet accident ; mais survécut-il à son père ? Un historien du XVIIIe siècle, Vincent, en est réduit aux conjectures quand il écrit : " Quant au prince Sigebert, fils de Dagobert, apparemment il mourut dans la même conjoncture que son père ou peu de temps après, car l'auteur qui a continué Frédégaire dit positivement que les rois, c'est-à-dire Dagobert et son fils, étaient morts en Austrasie (defunctis regibus) lorsque Pépin de Herstal prit les armes contre Ebroïn pour les venger. "

 

Somme toute, une mort aléatoire dont on ne peut fixer le moment . Il n'est pas croyable que le fils ait péri en même temps que le père, car nous possédons, nous l’avons vu, un récit extrêmement détaillé de l'assassinat de Dagobert II où rien de tel n'est mentionné. Quant au continuateur de Frédégaire sur lequel, avec bien de réticences, s'appuie Vincent, était un partisan des Pépin qui avait donc tout intérêt a laissé croire que la descendance de Dagobert II était éteinte (1). Le fait qu'il prête à Pépin de Herstal le rôle de vengeur d'un roi dont il avait, au contraire, ourdi l'assassinat prouve bien que son récit s'inscrit dans une entreprise d'intoxication politique.

 

Selon certains historiographes modernes, Sigebert IV aurait été soustrait par sa sœur sainte Irmine (2) aux griffes des Pépinides et aurait fait souche en Septimanie, c'est-à-dire dans le haut Languedoc. Malheureusement, les sources données par ces auteurs sont très difficilement vérifiables. L'apparition fugitive de Sigebert IV dans l'Histoire fait de lui un Roi Perdu. Si la lignée sacrée des Mérovingiens s'est perpétuée, c'est dans l'ombre.

 

Mais dans une ombre qui faisait peur...

 

(1) Jean de Pange : Le roi très chrétien, p. 131-132.

(2) Chronique de Moissac.

(3) Chronique de Frédégaire.

(4) Mon. Germ. Script. Tome III, p. 570.

***

(1) Chronique d'André de Marchiennes.

***

(1) " Le remanieur de Frédégaire est un partisan des Pépinides ; il a peut-être supprimé certains passages. " (R. Barroux : Dagobert, p. 10.)

(2) Marié à Mathilde de Saxe puis à Gisèle, fille du comte de Razès Béra II, Dagobert II avait eu quatre filles : Ragnatrude, Adèle, Bathilde et sainte Irmine, abbesse d'Oeren.

 

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