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08/12/2014

Eurasisme et multipolarité - entretien avec Alexandre Douguine (LNA)

 

Source : Les Non Alignés


 

Dans son dernier discours aux représentants de la nation russe, Vladimir Poutine a rappelé que l'union économique eurasienne va être opérationnelle en janvier 2015.
 
Il est intéressant de revenir ici sur les fondements théoriques et géopolitiques possibles de cette union continentale qui nous est présentée comme une alternative au monopole et à l'hégémonie occidentale. Qu'en est-il en réalité ? Quelle place pour les français et les européens dans une telle alliance ? La Russie peut-elle être la figure de proue d’un nouveau non-alignement civilisationnel face au nouvel ordre mondial ? Voire dans le nouvel ordre mondial ? 
 
Même si la théorisation de l’Eurasisme ne se superpose pas exactement aux froids enjeux à l’œuvre derrière l’union eurasiatique, en tant que théoricien majeur de l’Eurasisme contemporain, Alexandre Douguine est un interlocuteur majeur sur les questions relatives à l’unité continentale et à la multipolarité.
 
Nous avions eu l’occasion de rencontrer le professeur Alexandre Douguine le lendemain de sa conférence à Paris de mai 2013.
 
Cet entretien a été réalisé il y a plus d’un an dans cette période un peu spéciale pour les patriotes français qui allait du départ de Dominique Venner à la dernière grande "manif pour tous" de 2013. Nous publions aujourd’hui cet entretien plus que jamais d’actualité.
 
Nos remerciements à qui a permis cette rencontre et la réalisation de cette vidéo.
 
Les Non-Alignés.
 

Le Projet "Empire" XIV (Alexandre Douguine)

 

Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique - La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre X Le projet "Empire", L'Eurasisme en tant qu'idéologie impériale, pp. 232-233, aux éditions Ars Magna

 

Toutefois, le plus important dans le projet impérial russe demeure l'idéologie. Il n'y a pas d'empire sans idéologie et sans conscience d'une mission. Il nous semble que l'eurasisme en tant que philosophie politique du XXIème siècle apparaît comme la forme optimale d'un tel empire.

 

Parmi toutes les formes d'empire, l'empire construit sur le critère civilisationnel correspond le mieux à l'empire eurasiste. Pendant des siècles, les peuples postsoviétiques ont vécu ensemble, ont partagé des valeurs européennes, que des valeurs asiatiques. Cet ensemble culturel spécifique s'est formé autour de la culture russe, de la langue russe et de la tradition russe, ouverte à tous les peuples frères, qui ont construit avec les Russes aussi bien l'empire russe que l'Union Soviétique.

 

La civilisation eurasiste apparaît commune aussi bien pour la Biélorussie, que pour le Kazakh, le Yakoute, le Tchétchène, le Grand-Russe, le Moldave, l'Ossète ou l'Abkhaze. Nombre de peuples et de cultures se sont mêlés, s'enrichissant mutuellement dans la société eurasiste. Le principe russe constitue le noyau de cette société,  mais sans aucune allusion à une prééminence, une exception, un caractère exceptionnel, une supériorité ou encore à une fierté ethnique mal placée. Dostoïevski qualifiait l'homme russe d'homme total et soulignait son caractère ouvert, l'universalité de son amour et le caractère incommensurable de sa bonté.

 

Historiquement, les Russes ont toujours été un empire, ce qui signifie que cette expérience ne sera pas artificielle. Les positions idéologiques ont changé, du modèle orthodoxe-monarchique au modèle soviétique, mais la volonté du peuple d'unir culturellement et civilisationnellement les gigantesques espaces de l'Eurasie est demeurée inchangée.

 

L'eurasisme propose de synthétiser toutes les idées impériales précédentes, de Gengis Khan à Moscou-Troisième Rome et d'en faire ressortir le dénominateur commun : la formule d'une volonté e construction impériale. Les peuples de l'Eurasie du Nord sont liés par l’histoire, la culture, la langue russe, une communauté de destin, les particularités du rapports au travail, une structure éthique et religieuse proche. Les Européens n'ont-ils pas su s'unir après tant de guerres meurtrières ? Pour les habitants du futur empire eurasiste, cela s'avèrera encore plus simple. La combinaison d'un centralisme stratégique et d'une large autonomie ainsi que de l'auto-administration, ce qui constitue le signe caractéristique de l'empire, ne devra pas non plus être créée de façon artificielle. Ces éléments étaient déjà quasiment présents dans l'Empire russe et partiellement en URSS. La Fédération de Russie, dans laquelle cohabitent nombre d'ethnies et de cultures locales, a conservé quelque chose de semblable. Sur le fond, la Fédération de Russie constitue aussi une sorte d'empire, seulement miniature, contre-nature, fondé non pas sur les véritables aires culturelles d'une civilisation commune, mais sur des délimitations administratives artificielles qui, dans tous les cas, ne signifiaient rien à l'époque de l'Union soviétique, dans la mesure où elles étaient conventionnelles et non historiques, et avaient été introduites afin de faciliter la gestion territoriale, administrative ainsi que l'organisation économique. Les pays de la CEI, y compris la Russie, dans les frontières à l'intérieur desquelles ils existent, ne possèdent pas le moindre sens historique, ni le moindre contenu géopolitique. Il s'agit de frontières conventionnelles et seuls ceux qui appliquent le principe "diviser pour régner" et entendent s'approprier tous les éléments isolés peuvent insister en faveur de leur intangibilité. 

 

Maintenant en ce qui concerne la mission. Tout au long de leur histoire, les Russes ont vécu avec la sensation d'accomplir cette mission. Voilà précisément pourquoi ils ont supporté si facilement les malheurs de l'histoire et les privations. Nos ancêtres avaient clairement conscience du fait que tout cela est indispensable à la victoire de l'idée mondiale, au salut de la paix, de la lumière, du bien et de la justice. Il ne s'agit pas que de mots : ils ont tous étét payés par des rivières de sang, par un labeur insupportable, et de grandes réalisations historiques. Nous avons fait la guerre, non pas tant pour acquérir des biens matériels, que pour défendre ce que nous considérons comme juste, vrai et bon. C'est pourquoi précisément l'empire eurasiste à venir peut à juste titre être nommé empire du bien et de la lumière, appelé à livrer un dernier combat décisif à l'empire américain du mensonge, de l'exploitation, de la dégradation morale de l'inégalité, à "l'empire du spectacle"

 

L'eurasisme en tant que philosophie politique correspond le mieux aux exigences de construction de l'empire à venir. Cette philosophie impériale, cette philosophie vive est une philosophie russe et orientée vers le futur bien qu'elle soit élaborée sur les solides fondations du passé.    

 

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The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center

Le Projet "Empire" XII (Alexandre Douguine)

 

Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique - La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre X Le projet "Empire", L'Empire après Tskhinvali, pp. 226-229, aux éditions Ars Magna

 

Après les événements d'aout 2008, la situation dans l'espace postsoviétique a évolué vers une nouvelle phase, plus tendue. La bataille pour l'empire et pour notre influence est passée des scénarios politico-économiques et des techniques de réseaux à la confrontation militaire directe. Après que Moscou a répondu au génocide de peuple d'Ossétie du Sud par l'envoi de troupes en territoire géorgien et par la reconnaissance de l'indépendance de l'Ossétie ud Sud ainsi que de l'Abkhazie, nous sommes entrés dans un nouveau cycle impérial. Cela n'enlève rien en aucun cas au bien-fondé des méthodes de travail politique ou diplomatique dans l'espace de la CEI mais cela montre que le facteur militaro-stratégique demeure décisif dans certain cas.

 

Lorsque le président russe Dimitri Medvedev et les membres du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie ont pris la décision historique et irrévocable d'envoyer les troupes russes en Géorgie, et lorsqu'ils ont ensuite reconnu l'indépendance de l'Ossétie du Sud ainsi que celle de l'Abkhazie, nous avons franchi la ligne interdite qui auparavant hypnotisait la conscience géopolitique des dirigeants russes. Vladimir Poutine, en tant que président, avait recouru à des mesures extrêmes pour renforcer la Russie en tant qu’État-nation (opération en Tchétchénie, l'oukaze sur la nomination des gouverneurs, etc.). Ces gestes constituaient au contraste flagrant en comparaison de la pratique de gouvernement destructrice de Gorbatchev et Eltsine sans toutefois que cela dépasse les frontières de la Fédération Russie. Après Tskhinvali, nous avons interrompu cette hypnose en prenant clairement conscience du fait qu'il est indispensable de garantir la sécurité de la Russie et de ses citoyens, même au-delà de ses frontières. Il est probable que pendant longtemps encore Moscou ne se serait pas hasardé à un tel pas sans l’impudence de Saakachvili, auquel ses patrons américains avaient promis que toute riposte militaire de la part de la Russie était exclue. Il les a crus et a tenté d'anéantir totalement la population d'Ossétie du Sud pour pouvoir ensuite s'en prendre à l'Abkhazie mais s'est trouvé sans s'y attendre face à une Russie sortie de sa paralysie et se comportant comme un empire à genoux en train se se relever.

 

Pour être conséquents, nous aurions dû, après avoir infligé une première défaite aux troupes géorgiennes, poursuivre l'opération militaire, occuper la Géorgie et porter au pouvoir un gouvernement provisoire russe. Après un certain temps, il aurait été possible de retirer les troupes tout en créant parallèlement une entité autonome solide en Adjarie, en Mingrélie ainsi que dans les zones arméniennes de Djavakhétie, c'est-à-dire ancrer en Géorgie un modèle politique tel qu'elle aurait été incapable dans les prochaines décennies, malgré toute sa volonté de servir de poste avancé à l'empire américain globale, et de faire obstacle par là-même à la construction de notre propre empire. La réaction de Washington aurait été des plus fermes et négatives mais les premiers jours du conflit ont montré que Washington n'irait pas plus loin que le chantage et que la Russie avait déjà perdu dans ses relations avec l'Occident tout ce qu'elle pouvait perdre. Il n'y a pas d'autre moyen de pression sur Moscou, le Rubicon a été franchi de façon irréversible. Lors de la bataille de Géorgie, nous sommes entrés dans une nouvelle ère : nous sommes entrés sur le territoire que nos ennemis pensaient nous avoir arrachés pour toujours. A présent, il importe de conserver ce que nous avons acquis.

 

Il convient d'accorder une attention à la position de Kiev. Depuis le début, le président Iouchtchenko s'est conduit comme un ennemi direct et acharné de la Russie : il a non seulement soutenu Saakachvili, mais a également envoyé en Géorgie une aide militaire, comprenant des soldats ukrainiens, a tenté à plusieurs reprises de bloquer l'entrée de navires russes à Sébastopol, a coupé l'alimentation en électricité de la base de notre flotte. En l'espèce, Iouchtchenko est entré en guerre avec la Russie aux côtés de Tbilissi. Cela rend la situation de l'Ukraine particulièrement tendue dans la mesure où elle apparaît, selon l'expression de Brezinski, comme la clé de la possibilité pour la Russie de redevenir un empire. Aujourd'hui, rester suspendu à la position franco-allemande concernant l'entrée de Kiev dans l'OTAN ne revêt plus aucun sens et la situation en Ukraine peut à tout moment entrer dans une phase conflictuelle. Nous ne pouvons exclure d'avoir à mener une bataille pour la Crimée et pour l'Ukraine orientale.

 

Si, jusqu'à récemment, même les têtes les plus échauffées parmi les faucons russes admettaient l'idée d'un conflit purement interne en Ukraine et d'une pression politique, économique et énergétique de la part de la Russie, aujourd'hui la probabilité d'une confrontation militaire directe n'apparaît plus aussi irréelle. Lors de la construction de l'empire global que ceux qui veulent défendre une organisation du monde alternative fondée sur la multipolarité (c'est-à-dire).

 

Les événements d'août ont montré combien, hélas, l'ossature de l'amitié dans l'espace postsoviétique apparaît fragile et peu fiable. Les hésitations de Loukachenko à soutenir l'action de la Russie en Géorgie lors des premiers jours, ainsi que la prudence d'Astana dans l'appréciation des événements, le refus des représentants des États de l’Organisation du Traité de sécurité collective (ODKB) de se positionner de façon claire sur un front uni avec la Russie, les premiers jours ayant suivi l'attaque de Tskhinvali par la Géorgie, tout cela montre combien nous avons sous-estimé la perspective impériale dans le travail avec nos amis.

 

Les ennemis se sont avérés particulièrement agressifs, audacieux et radicaux en osant attaquer directement la Russie par la force (l'attaque des soldats russes de la force de maintien de la paix en Ossétie du Sud). Les amis se sont avérés plus passifs et plus prudents qu'on ne le supposait. Dans cette situation, les Russes se sont mieux comportés que les autres et en particulier nos dirigeants politiques.

 

Avant Tskhinvali, notre projet impérial se trouvait dans un état virtuel ; on faisait certes quelque chose mais il semble que les leaders du pays eux-mêmes n'aient guère cru que cette étape préparatoire mènerait à des actions concrètes ou encore à des pas décisifs. Cependant, ce projet a été réalisé et dés lors les événements sont irréversibles.

 

L'horloge de l'empire après Tskhinvali bat à un rythme accéléré. Nombre de problèmes théoriques et de déclarations passent dans la sphère des solutions militaires, politiques et géopolitiques directes.

 

Nous sommes parvenus à une nouvelle étape de la construction de l'empire. De notre empire.

 

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The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center