08/07/2021
Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre des Miracles de Sainte Foy – Post Scriptum, pp. 50 à 54
(Le « Livre des Miracles » est un carnet de pèlerinage écrit par « La Grande Touriste » ; Claire, et il est introuvable, je fais partie des heureux élus qui en possèdent un des rares exemplaires...)
23 mai
A l'aube, je vois un moine. Il sourit et demande :
« Ça va ? Vous n'avez pas eu froid ? »
Je dis que non et le prie de m'excuser d'être en chaussettes. Il rit et me demande d'où je viens. Je lui raconte toute l'histoire et il rit encore :
« J'ai la clé. Je pourrais vous ouvrir maintenant ! Mais attendez encore un peu. Le Trésor ouvre à neuf heures et demie. Bon, je vous laisse, il faut que j'aille ouvrir l'abbatiale. »
« Mais je ne veux PAS PAYER ! » ne lui dis-je pas, car je suis blasée. Je le regarde s'éloigner en me tournant le dos.
J'appelle un ami :
« Jérémie, viens me chercher, s'il te plaît. Bess est crevée. Pas la peine de lui infliger une journée de plus. »
Un peu plus tard, je revois le moine passer sa figure joviale par la porte e la librairie où je suis allée flâner par dépit. Le monde est petit. Surtout à Conques.
« Alors ? » claironne-t-il. « On y va ? »
Aujourd'hui, c'est une demoiselle qui garde le Trésor. Frère Cyrille (c'est son nom) lui demande si elle veut bien s'occuper de Bess pendant qu'il me fait la visite. Elle accepte très volontiers. Et enfin, j'entre.
Au fond d'une salle noire et feutrée, au centre d'un jeu de rideaux et d'éclairages et dans un coffre de verre, voici la Majesté de Sainte Foy. Je suis muette d'émotion. Frère Cyrille est quant à lui d'humeur bavarde :
« Le Trésor de Conques est le seul qui ait échappé aux Guerres de religion et à la Révolution. Ce sont les habitants qui l'on caché dans leurs granges et leurs murs. On a critiqué à tort, je pense, les richesses de l’Église, elles étaient, en quelque sorte... à tout le monde. Et maintenant, bon, ça se passe plutôt bien entre notre communauté et les services de la Mairie. Nous avons la clé et nous pouvons aller et venir. L'un de nous a même la fenêtre de sa chambre qui donne sur le Trésor. Vous savez, quand on la sort pour la procession tous les ans, il y a les gendarmes ! »
Je rappelle à Frère Cyrille le « vol pieux » d'Aronisde. Il fait la moue :
« Oui, enfin c'était surtout pour la protéger des Normands. Conques est un village très retiré, on ne peut pas en dire autant d'Agen qui a subi toutes les invasions. »
C'est un petit personnage assis sur un trône, sculpté dans un bois d'if et martelé d'or massif. Le crâne de la Sainte est dans sa poitrine. La tête, disproportionnée, est celle d'un quelconque empereur romain dont l'Histoire a perdu le souvenir. On l'a soudée de manière à ce qu'elle soit un peu renversée en arrière, ce qui confère à son égard une étrange intensité et une autorité incontestable. Le tout est hérissé e pierres précieuses et de joyaux divers, « et même de médailles païennes », me fait observer Frère Cyrille. En effet, elle a sous le genou droit un bijou gravé d'une Diane chasseresse.
Je la trouve plus belle e vrai qu'en photo. Plus subtile. Ses mains surtout sont d'une finesse à ravir. Elles tiennent précieusement deux fourreaux d'or où l'on insère deux roses, lors des processions annuelles.
« On l'invoque pour la cécité, la stérilité et l'emprisonnement. C'est drôle, ici entre nous on l'appelle la petite Sainte Foy. Et vous, vous venez de Sainte-Foy-la-Grande ! Il faudrait faire un jumelage. »
Frère Cyrille évoque trois autres Saintes de la fin de l'empire qui portaient comme elle une valeur chrétienne en guise de prénom : Agnès, Agathe et Irénée. L'agneau, le Bien et la Paix.
Puis il repart vaquer à ses occupations et me laisse seule avec elle. Enfin, presque seule. Il y a des visiteur qui déambulent dans la salle.
Alors, je fais le tour de l'idole pour me cacher derrière. J'appuie ma bouche sur la vitre, à hauteur de sa nuque, et je chuchote, par trois fois, cette courte prière :
« Cœur sacré de Jésus, que ton règne arrive. »
Mon haleine brouille un instant la transparence de l'écran.
En sortant je fais la conversation à la guichetière qui s'appelle Céline et qui trouve Bess « vraiment adorable ».
Dehors, le Soleil brille entre deux averses.
Je flâne dans le cloître, cause avec les pélérins, autorise une Anglaise d'un certain age à prendre Bess en photo. « Hao, je l'eï vou passeï plousieurs fois dans le village, elle eï telliment joulie ! »
J'envoie un texto à Bruno : « Mission accomplie ». Il me félicite et me demande si j'aurais le temps et l'énergie d'aller à Salles-la-Source. Je lui promets d'essayer.
Installée sous une arcade, j'ouvre le livre que j'ai acheté à la librairie. Il est signé du Père Michel-Marie Zanotti-Sorkine. C'est un ancien chanteur de cabaret avec une tête de beau gosse d'Hollywodd, mais du genre qui finit par ne plus jouer que des rôles taillés sur mesure, par les plus grands cinéastes.
Dans son livre, le célèbre prêtre raconte un rêve qu'il fit une nuit. Il voyait la Vierge Marie marcher lentement au milieu des voitures et des mouvements de la ville. Bousculée de toutes parts par la foule empressée, elle semblait vieille et fatiguée, et elle chantait :
« Douce France, cher pays de mon enfance, bercée de tendre insouciance, je t'ai gardée dans mon cœur... »
Puis, le père Zanotti vit Jésus en personne débouler dans son rêve. Sa mère l'embrassa sur la main et redevint une fraîche jeune fille.
Le Seigneur s'assit ensuite sur un capot de voiture, et murmura dans sa barbe :
« Rien n'est jamais perdu. »
Et il sortit de son sac bleu, car il avait un sac bleu, un portrait de sa mère, un Nouveau testament en lambeaux et une colombe vivante qui s'envola et revint se poser sur son épaule. Et il dit :
« Moi aussi, je rêve... »
Mon téléphone sonne. C'est Jérémie.
Je le rejoins sous le tympan de l'abbatiale, l'invite à manger au restaurant et lui propose d'aller se ballader en dehors de Conques. Il a emmené avec lui sa louve tchèque qui s'appelle Sungmanitu Tanka Wacipi et qui est très copine avec Bess. Or elle ne se sont pas vues depuis trois semaines, et qaund Sung est trop excitée ça dégénère vite entre elles. Il y a ici trop de piétons. Il ne faudrait qu'elle fassent tomber une vieille dame en se bagarrant.
A vingt-cinq kilomètres de là, le village de Salles-la-Source est niché dans une falaise aux reliefs tourmentés. La cascade est fabuleuse. Des tonnes d'eau s'écrasent avec un fracas terrible dans une cuvette agitée de bouillons fumants. Jérémie et moi sommes trempés et hurlons pour nous entendre. Mon ombre sur la brume est couronnée d'un arc-en-ciel circulaire. Phénomène optique.
Sur le parvis de la cascade, un artiste métallier a installé trois œuvres : une fourmi géant en un dragon ailé qui semble absorbé dans la contemplation des eaux en furie et une espèce de chevalier mécanique agenouillé face aux visiteurs, les mains sur son épée. Titre de cette dernière : « L'Honneur ».
Plus bas, la cascade ressort non moins vivement de sous un petit pont. Des flots blanchis par les microbulles émergent trois arbrisseaux vacillants. Je m'étonne qu'il aient pu pousser là.
Je lis un panneau où il est expliqué que la cascade de Salles-la-Source est artificiellement restreinte et ne retrouve sa pleine puissance qu'après les fortes pluies. En cause, une centrale hydroélectrique vétustes et dangereuse (j'aperçois en effet une énorme conduite en fonte passant sous une maison méchamment lézardée).
La centrale n'emploie qu'un retraité à mi-temps, alors que la cascade pourrait attirer le tourisme et dynamiser l'économie de la commune, si l'on voulait bien la libérer. Signez la pétition, merci.
Ceci explique cela.
Sur la route du retour Bess peut enfin dormir plus d'une heure d’affilée. Quant à moi j'engueule Jérémie qui a manqué de nous faire tuer et d'autres avec nous, en passant à Decazeville. Il est complètement con ou quoi ? S'il veut mourir comme ça qu'il s'arrange pour que je sois ni dans sa voiture ni dans celle d'en face. Et vu comme il conduit, ça n'est pas étonnant qu'il se soit fracassé le crâne en tombant d'un toit, il y a trois mois !
« Bah ! » finit-il par lâcher. « Comme dit mon frère, si je m'en suis sorti sans séquelle, c'est parce que je ne suis pas tombé sur un organe vital ! »
En rentrant je croise Laurence, ma voisine.
« C'est drôle ! » me dit-elle. « Quand j'ai reçu ton message vendredi, la nuit d'après je n'ai pas pu dormir. Alors j'ai regardé la télé, et je suis tombé sur un documentaire sur Conques ! »
Enfin Bess et moi nous écroulons de concert et de fatigue, elle dans son canapé et moi dans mon lit.
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26/01/2016
La Dordogne (Jean Raspail)
Jean Raspail, Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, Chap. IV, pp. 49-55 , Albin Michel
La Dordogne, à Argentat, n'est encore qu'une rivière, mais on peut y périr aussi fatalement dans ses tourbillons qu'au plus fort des tempêtes de l'Atlantique. C'est une rivière qui réserve des surprises de taille. Par là arrivèrent jadis les Vikings chevelus et casqués qui furent les ancêtres de nos comtes et barons. Et par là des marins d'Argentat, emportés par l'appel de la mer et l'apparition magique des grands voiliers de Libourne, disparurent à tout jamais dans les parages du cap Horn. Entre le Horn et la Dordogne, je le sais, ce n'est qu'une affaire d'imagination.
Je courais d'une gabare à l'autre, à chaque fois ébahi. Mon cœur battait fiévreusement. Je vis mon père causer à certains de ces marins, tirer de sa poche une gourde d'eau-de-vie qui tourna à la ronde, parler à un patron de gabare qu'un autre était allé chercher, lui compter quelques pièces de sa bourse puis lui serrer chaleureusement la main, enfin m’appeler d'un grand geste joyeux :
- Antoine! Ça te dirait d'embarquer ?
Muet, j'étais, regardant mon père comme un dieu. A peine eus-je la force d'articuler : "Oui!"
- J'ai affaire à Libourne dans quinze jours. Je viendrai te chercher. En attendant, respire l'air du voyage, mon gars...
Pas plus qu'à Argentat mon père n'avait affaire à Libourne.On raconte que l'empereur Napoléon premier, parlant plaisamment de son père à ses frères et sœurs, disait : "Feu le roi notre père" Roi de Patagonie, il me semble que je peux reprendre la formule à mon compte. Ce jour là, mon père scella mon destin.
Haute à mes yeux comme un vaisseau, la gabare s’appelait Médéa.
- Embarque, mon gars, dit le patron.. Les eaux sont marchandes, on y va.
Et à ses deux fils qui se tenaient prêts aux amarres, à l'avant et à l'arrière :
- Allez! A déborder!
Le courant nous emporta.
Entre l'enfance et l'age d'homme, ce n'est qu'affaire d'imagination. Plus tard, au large du Cap Horn, j'ai vu des vagues de trente pieds, des montagnes écumantes se fracasser sur le pont du navire, j'ai franchi le détroit de Magellan qui est un corridor bouillonnant parcouru par des vents en furie, j'ai essuyé dix tempêtes et navigué sur les deux océans au cours de mes quatre conquêtes, mais c'est ce jour-là, voyant disparaître au détour de la rivière le clocher d'Argentat comme si l'Occident tout entier s’effaçait derrière moi, que je suis parti pour de vrai pour l'Amérique. Médéa! Plus tard, j'ai donné ce nom au vaisseau amiral de la flotte royale patagonne...
La traversée fut un rêve éveillé et c'est pourquoi je la nomme ainsi. Ce n'était que le cours d'une rivière mais j'en peuplais les rives à mon gré. Du paysage qui défilait à la vitesse d'un fort courant, je gommais en esprit les villages trop paisibles, les maisons trop heureuses, les troupeaux trop gras dans les près, les cultures trop régulières, tout ce qu'il y avait d'aimable et de doux, pour ne conserver, lorsqu'ils se présentaient, que les falaises calcaires quand nous franchissions des gorges, les donjons en ruine et les bancs de sables déserts semés de bois flottés comme autant d'épaves abandonnées.
La rivière était fort cingleuse et les trois gabariers armés d'une longue perche qu'ils plongeaient dans le flot, couraient sans cesse de l'avant à l'arrière pour maintenir le navire bien droit dans le courant. J'étais assis entre deux madriers, à la proue, me faisant oublier, de telle sorte qu'ignoré de l'équipage tout attentif aux manœuvres, je pouvais m'imaginer commander moi-même aux mouvements du navire.
Sur la fin de la journée, la vallée s'obscurcit d'un coup et l'orage éclata. Dans un fracas de tonnerre, le torrent venu du ciel nous tomba dessus à l’instant précis où la Médéa s'engageait à travers une série d'écueils, de bancs de sable, de roches émergées entre lesquelles le courant étréci de la rivière se dressait en vagues écumantes. Ce n'était plus la Dordogne, c'était le flot des premiers ages et moi j'étais le premier homme qui se risquait à sa conquête. Des chocs sourds ébranlaient la Médéa. Un moment elle vint dangereusement de travers.
- Bon Diou! cria le patron. Tous aux perches à bâbord, ou on va s'acclaper!
Acclaper, dans leur patois, voulait dire s'échouer, s'écraser. Ruisselant de pluie, transi, terrifié, agrippé à un madrier, je jouissais de ma peur comme d'un cadeau des dieux.
- Arrière toute! ordonnait le commandant de la frégate Duguay-Trouin, tandis qu'un récif venait de surgir à l'avant du navire en pleine bourrasque de neige, à la sortie du deuxième goulet du détroit de Magellan. Mais c'était vingt-cinq ans plus tard. L'âge d'homme n'est qu'imagination d'enfant...
Les trois gabariers s'activaient en silence, peinant à se claquer les muscles sur les perches qui ployaient, essayant plusieurs manœuvres successives jusqu'à ce qu'enfin la gabare, redressée, se coule à nouveau dans le flot du courant. Nous étions sauvés. Alors s'éleva le chant des gabariers, entonné à pleins poumons par leurs joyeuses voix :
Bruches Dordonha, Bruches Malpas,
Los auras pas les gabariers d'Argenat!
Je n'ai jamais oublié ce chant et nous l'avons chanté au détroit de Magellan, ainsi que je le racontai si Dieu m'en donne la force et le temps.
En aval du village de Baulieu finit la Dordogne montagnarde.
La gabare amarrée au quai, nous avons soupé de lard sur du pain frotté d'ail et de fromage d’Auvergne arrosé de longues gorgées, à la gourde, de vin blanc coupé à l'eau. J'ai dormi sous une bâche, à l'avant, Ce fut ma première tente royale, dressée au milieu de mes gens. Tardant à m'endormir, je les entendais ronfler, mes marins patagons.
Au matin, quand je m'éveillai, nous avions déjà repris la route. Nous avons navigué plusieurs jours, traversant des villages, Carennac, Souillac, Le Buisson, Lalinde, qui devenaient plus lointains au fur et à mesure que s'élargissait la rivière. Le rocher de Domme ressemblait au cap Froward, terrible promontoire qui marque la seconde entrée du détroit de Magellan. Vinrent le saut de la Gratusse, celui des Pesqueroux, longs chenaux encaissés entre les pentes abruptes noyées dans d'épais feuillages de bois et de taillis, où la Médéa filait à une vitesse folle au milieu des remous, des vagues et des rochers. Sortis de là, le patron me conta la légende du Coulaubre, un dragon qui hantait la rivière du temps des Romains et fracassait d'un seul coup de queue tous les naus qui s'aventuraient jusqu'au saut de la Gratusse. L'évêque saint Front, accouru de Vésone, condamna le monstre à l'immersion perpétuelle. Il ne fait plus de mal mais soulève encore d'énormes gerbes d'eau.
A Bergerac prit fin la première partie du voyage. Pour la Médéa, c'était le dernier voyage. Il n'y avait pas de retour. Aucune embarcation n'est capable de remonter les torrents de la haute Dordogne. Les naus d'Argentat ne servaient qu'une seule fois. A peine nés, ils mourraient, leur unique mission accomplie, à la façon de ces insectes mâles qui, dans l'accouplement, meurent aussitôt qu'ils ont donné la vie. Petit garçon solitaire sur un quai de Bergerac, j'ai vu démanteler sous mes yeux le merveilleux navire de mes premières aventures. Les barricaïres du pays s'en étaient emparés en chantant. Dans le fracas des haches et le crissement des scies, ils transformèrent, accroupis sur son propre ventre, la Médéa en tonneaux, en cuves et autres futailles. A ce spectacle qui leur était familier, le patron et ses fils ne manifestaient aucune émotion. Ils s'en étaient allés boire leur chopine. Mais moi, pétrifié sur le quai, recevant dans ma chaire chaque blessure du bois par la hache et l scie, j'assistais, impuissant, à l’assassinat de mes premières espérances.
Au soir, le patron m'a emmené souper à l'estaminet des marins.
Me voyant triste, il m'a dit :
- Mon gars, en trente ans de rivière, c'est ma nonante-troisième Médéa. A la première, j'ai souffert, tout comme toi. Puis je me suis fait une raison. Je ne suis que le patron fantôme d'un navire fantôme.
Cette phrase aussi, je l'ai retenue. Je suis le roi fantôme d'un royaume fantôme...
Nous avons marché le long du quai et j'ai découvert d'autres navires, cette fois doués de pérennité, grandes gabares à voile qui prenaient le relais jusqu'à Libourne et Bordeaux. Il y en avait une rouge peinte à neuf, avec une petite cabine sur le pont et une voile à rayure blanches et bleues ferlée le long d'un grand mât blanc. Elle s’appelait L'Hirondelle. Un patron, deux matelots et un mousse de mon âge. Le patron connaissait l'Amérique, le cap Horn et les côtes du Chili. Un beau matin de sa jeunesse, sur un quai de Libourne, il n'avait pu résister à l'appel du grand large. De vingt ans de bourlingue il était revenu manchot, une main gelée au passage du cap Horn, dans les hauts, à ferler le grand perroquet, en catastrophe, par une nuit de tempête, le long d'une vergue enrobée de glace comme un sucre d'orge monstrueux. Avec ses économies, il avait acheté L'Hirondelle, qu'il pilotait en fumant sa pipe, ne sortant de son silence que pour répéter, comme un refrain :
- La Dordogne! De la roupie de sansonnet!
C'est à lui que je fus confié. Je dormis comme une souche cette nuit-là. Au matin je me réveillai en pleine mer. Un léger clapot venait battre les flans du navire. Ce n'était que la Dordogne. Pointant la tête hors de l'écoutille, je vis défiler à bonne allure des coteaux plantés de vignobles rectilignes.
- Des vignes! Des vignes! marmonnait le patron. De la roupie de sansonnet!
Nous avons traversé Gardonne, Port-Sainte-Foy, Castillon, petits ports fluviaux aux quais encombrés de barriques de vin que le patron de L'Hirondelle contemplait avec mépris. Puis à Branne, juste en amont de Libourne, courant au largue par bonne brise du nord, voilà bien un quart d'heure que le clocher de Cabara, un petit hameau avant Branne, demeurait immobile à sa place par le travers du mât. il se faisait des mouvements sourds sous la coque et à l'étrave un fort remous comme une double barbe liquide. Puis le clocher de Cabara consentit à se déplacer, mais cette fois en sens inverse. Nous reculions!
- La marée! dit le patron, me décochant son premier sourire. C'est la marée, mon gars! Nous naviguons sur l'Océan, mais il est plus fort que nous. Parés à mouiller, vous autres!
Nous avons soupé à la lueur d'une lampe à huile qui se reflétait sur les boiseries rougeâtres de la cabine.
- Respire un bon coup, mon gars. Tu le sens, l'Océan? Ah! Si j'avais encore mes deux mains, une pour le navire, l'autre pour le marin...
Nous avons passé la nuit là, ancrés u milieu du fleuve. Le lendemain, la marée nous a emportés. Des centaines de mouettes escortaient L'Hirondelle et le patron ne parlait plus de "roupie de sansonnet".
A Libourne, nous nous sommes amarrés au quai de la Vieille-Tour, parmi d'autres gabares fluviales. Mais plus loin, sur le même quai, en aval, étaient alignés de grands trois-mâts qui semblaient emmêler leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles. Des pavillons flottaient dans le vent, la marque des navires que le patron de L'Hirondelle traduisait comme à livre ouvert.
- La Belle! Un cap-hornier. Fait le guano et le Pérou. Le Duc D'aumale! Les laines d'Australie en quatre-vingts jours par le cap de Bonne-Espérance! Et là! Mais oui! mon gars, c'est là-haut que j'ai perdu ma main. La Reine Blanche! Je peux te le dire, ce n'était pas de la roupie de sansonnet...
Mon père m'attendait sur le quai. Il m'a embrassé comme il ne l'avait jamais fait et nous avons reprit le chemin de La Chèze. C'est ainsi que mon enfance m'a quitté, imprimant dans mon cœur un sceau indélébile...
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17/11/2015
Le Cœur du Monde (La Grande Touriste)
"La France, ai-je dit ailleurs, est tellement le premier des peuples que tous les autres, quels qu'ils soient, doivent s'estimer honorablement partagés quand ils sont admis à manger le pain de ses chiens. Quand elle est heureuse, le reste du monde est suffisamment heureux, dût-il payer ce bonheur de la servitude et de l'extermination."
Léon Bloy
Pour retrouver la Gaule, il faut ajouter la Belgique à l'Hexagone et en retrancher l'Aquitaine. Une soixantaine de tribus celtes y vit encore, bien cachée sous d'innocents toponymes : Paris pour les Parises, Nantes pour les Namnètes, Bourges pour les Bituriges, Troyes pour les Tricasses, Poitiers pour les Pictons, Périgueux pour les Pétrocores, et cætera. Quoiqu'on en dise, ils conservent jusqu'à nos jours une certaine homogénéité ethnique. Que l'on nous permette d'en étudier ici le caractère.
D'après les auteurs antiques, les Gaulois sont vantards, ingénieux et très propres (ce sont même eux qui ont inventé le savon). Pour savoir le temps qu'il va faire, ils égorgent leurs semblables et lisent dans leurs dernières convulsions. Ils ne respectent pas les traités, s'enflamment volontiers pour qui leur semble victime d'injustice. Ils sont fougueux dans l'attaque mais ils se découragent facilement. Nous dirons qu'ils sont un peu bipolaires. Curieux de l'étranger, ils posent beaucoup de questions aux voyageurs. Dans leurs familles, le père a droit de vie et de mort sur ses enfants.
Les Gaulois vénèrent le ciel, les montagnes, les rivières, les animaux et les vieux chênes. Ils élèvent des autels aux croisements des routes. Des prêtres appelés druides assurent seuls la cohérence de leur territoire : ils se réunissent tous les ans en son centre géométrique, quelque part dans la forêt des Carnutes. Sinon, les Gaulois n'ont ni roi, ni langue, ni état qui les unisse. Quand Vercingétorix entreprend de les fédérer contre César, il est banni par sa propre tribu : c'est dire si l'idée nationale leur pose problème. "Terrifiant par son physique, son armement, son intelligence, son nom même", le chef arverne parvient néanmoins à tenir Rome en respect.
Vers l'an zéro, Vercingétorix commet l'inexplicable erreur de s'enfermer dans l'oppidum d'Alésia, où il est capturé. Avec tous les honneurs qui lui sont dûs, César l'amène à Rome et le fait étrangler sur l'autel de Jupiter. Les Gaulois en déduisent qu'ils sont Romains depuis toujours. Leur pays se hérisse de villes, tandis qu'ils se prosternent devant l'empereur et apprennent le latin. Mais bientôt, ils se laissent trucider par leurs maîtres en leur riant au nez. Ils fondent les statues d'or de l'Auguste pour en faire des reliquaires. De Rome à Rome, les Gaulois deviennent catholiques. Cinq siècles plus tard, Clovis le Franc salien est leur nouveau seigneur. Il demande le baptême et troque le crapaud pour le lys à trois pétales, ce qui persuade les Gaulois qu'il sont Français, à jamais.
L'ombilic du pays se déplace. Des Carnutes, il migre à Paray-le-Monial, puis à Rocamadour. Entre-temps, les Francs s'organisent pour ne pas disloquer le royaume dans les querelles d'héritage. Vers l'an mil, la loi salique est actée : est Roi le fils aîné du Roi quand le Roi meurt, point barre. Mais cela ne suffit pas à faire tenir ensemble les morceaux. Un siècle plus tard, Louis VII répudie Aliénor d'Aquitaine. Vexée, celle-ci s'offre en mariage au Roi d'Angleterre et avec elle, la moitié du pays. Dans le Sud, des Gaulois se catharisent et contestent l'autorité de Louis VIII, ce qui l'oblige à sévir. Survient ensuite une nouvelle catastrophe : Jean Ier meurt à trois jours, sans laisser de fils. Le Royaume est reconduit, moyennant quelques sanglantes transactions. Mais la trêve ne dure guère. Alors qu'il chemine à cheval dans la forêt du Mans, Charles VI est pris de folie. Il tue quatre hommes de sa garde avant d'être maîtrisé. Ses oncles prennent la régence mais ne tardent pas à s'entretuer. Il faudra cent ans de guerre et une bergère analphabète pour reconstituer la France.
La monarchie des Francs ne vaut pas cher. Les Mérovingiens sont faibles, les Carolingiens sont fainéants, les Capétiens sont fourbes. Après quatorze siècles de patience, les Gaulois coupent enfin la tête de Louis XVI, qui fut pourtant le plus Gaulois de tous les souverains de leur Histoire. Ils proclament ingénument que Paris suffit désormais à faire la France et ce faisant, menacent toutes les têtes couronnées d'Europe. Il faudra encore des millions de morts et un général corse et pour maintenir à peu près intactes leurs frontières.
Puis, pendant tout le dix-neuvième siècle, la France se cherche. A court d'arguments, Napoléon III entreprend des fouilles archéologiques à Alésia, devenue Alise-Sainte-Reine. Les Gaulois découvrent hébétés que leurs ancêtres sont Gaulois. Pour marquer le coup, l'empereur commande une statue de Vercingétorix. Le colosse fait près de sept mètres. Il a des cheveux longs et une grosse moustache. Comme il est impossible de le coucher, il est convoyé debout depuis Paris jusqu'en Bourgogne. Sur son passage, les Gauloises s'agenouillent et font le signe de Croix, croyant saluer « Saint Gétorix ». Mais Napoléon III n'en perd pas moins son trône avec l'Alsace et la Lorraine, et la France se décide enfin pour le statut de Chose Publique.
A l'orée du vingtième siècle, un curé soudainement enrichi prétend avoir trouvé un trésor. Le nouveau centre du pays enchanté se situerait dans sa paroisse, à Rennes-le-Château. Une enquête révèle qu'il prospérait sur la crédulité de ses fidèles. Malgré l'avertissement, des Gaulois se précipitent dans la petite bourgade du Roussillon et finissent en hôpital psychiatrique. Les autres, restés sains d'esprit, jurent de reprendre l'Alsace et la Lorraine et se ruent dans une guerre épouvantable dont il ressortent exténués. Hélas ! Quelques années plus tard, une deuxième guerre épouvantable les achève. Leurs patois disparaissent. Leurs familles se décomposent. Leurs campagnes se couvrent de carrefours giratoires et de centres commerciaux. Ils se surprennent alors à broyer du noir en marchant dans les sous-bois. De là à virer Charlie, il n'y a qu'un pas.
Aujourd'hui, la France est un petit pays coincé entre la Bretagne et la Belgique. Ses habitants s'accommodent tant bien que mal des inconvénients de la démocrature. Ils regardent bêtement les Arabes qui les appellent par leur vrai nom. A qui veut l'entendre, ils se vantent de ne pas supporter d'entendre parler de Dieu. Que Ton nom ne soit pas sanctifié, que Ton règne jamais n'arrive, telle est leur litanie secrète. Dans les enclaves royalistes, il se dit que le fils aîné du Comte de Paris ne peut prétendre au trône, car il est handicapé mental. Mais alors, qui est le Roi de France ?
Toute Histoire n'est jamais qu'une devinette. Chez les Gaulois rien n'a changé. Il y a le ciel, les montagnes, les rivières, les chevaux et les vieux chênes. Donc, le jour vient après la nuit et la mort n'existe pas.
Ainsi soit-il.
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