La Dordogne (Jean Raspail) (26/01/2016)
Jean Raspail, Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie, Chap. IV, pp. 49-55 , Albin Michel
La Dordogne, à Argentat, n'est encore qu'une rivière, mais on peut y périr aussi fatalement dans ses tourbillons qu'au plus fort des tempêtes de l'Atlantique. C'est une rivière qui réserve des surprises de taille. Par là arrivèrent jadis les Vikings chevelus et casqués qui furent les ancêtres de nos comtes et barons. Et par là des marins d'Argentat, emportés par l'appel de la mer et l'apparition magique des grands voiliers de Libourne, disparurent à tout jamais dans les parages du cap Horn. Entre le Horn et la Dordogne, je le sais, ce n'est qu'une affaire d'imagination.
Je courais d'une gabare à l'autre, à chaque fois ébahi. Mon cœur battait fiévreusement. Je vis mon père causer à certains de ces marins, tirer de sa poche une gourde d'eau-de-vie qui tourna à la ronde, parler à un patron de gabare qu'un autre était allé chercher, lui compter quelques pièces de sa bourse puis lui serrer chaleureusement la main, enfin m’appeler d'un grand geste joyeux :
- Antoine! Ça te dirait d'embarquer ?
Muet, j'étais, regardant mon père comme un dieu. A peine eus-je la force d'articuler : "Oui!"
- J'ai affaire à Libourne dans quinze jours. Je viendrai te chercher. En attendant, respire l'air du voyage, mon gars...
Pas plus qu'à Argentat mon père n'avait affaire à Libourne.On raconte que l'empereur Napoléon premier, parlant plaisamment de son père à ses frères et sœurs, disait : "Feu le roi notre père" Roi de Patagonie, il me semble que je peux reprendre la formule à mon compte. Ce jour là, mon père scella mon destin.
Haute à mes yeux comme un vaisseau, la gabare s’appelait Médéa.
- Embarque, mon gars, dit le patron.. Les eaux sont marchandes, on y va.
Et à ses deux fils qui se tenaient prêts aux amarres, à l'avant et à l'arrière :
- Allez! A déborder!
Le courant nous emporta.
Entre l'enfance et l'age d'homme, ce n'est qu'affaire d'imagination. Plus tard, au large du Cap Horn, j'ai vu des vagues de trente pieds, des montagnes écumantes se fracasser sur le pont du navire, j'ai franchi le détroit de Magellan qui est un corridor bouillonnant parcouru par des vents en furie, j'ai essuyé dix tempêtes et navigué sur les deux océans au cours de mes quatre conquêtes, mais c'est ce jour-là, voyant disparaître au détour de la rivière le clocher d'Argentat comme si l'Occident tout entier s’effaçait derrière moi, que je suis parti pour de vrai pour l'Amérique. Médéa! Plus tard, j'ai donné ce nom au vaisseau amiral de la flotte royale patagonne...
La traversée fut un rêve éveillé et c'est pourquoi je la nomme ainsi. Ce n'était que le cours d'une rivière mais j'en peuplais les rives à mon gré. Du paysage qui défilait à la vitesse d'un fort courant, je gommais en esprit les villages trop paisibles, les maisons trop heureuses, les troupeaux trop gras dans les près, les cultures trop régulières, tout ce qu'il y avait d'aimable et de doux, pour ne conserver, lorsqu'ils se présentaient, que les falaises calcaires quand nous franchissions des gorges, les donjons en ruine et les bancs de sables déserts semés de bois flottés comme autant d'épaves abandonnées.
La rivière était fort cingleuse et les trois gabariers armés d'une longue perche qu'ils plongeaient dans le flot, couraient sans cesse de l'avant à l'arrière pour maintenir le navire bien droit dans le courant. J'étais assis entre deux madriers, à la proue, me faisant oublier, de telle sorte qu'ignoré de l'équipage tout attentif aux manœuvres, je pouvais m'imaginer commander moi-même aux mouvements du navire.
Sur la fin de la journée, la vallée s'obscurcit d'un coup et l'orage éclata. Dans un fracas de tonnerre, le torrent venu du ciel nous tomba dessus à l’instant précis où la Médéa s'engageait à travers une série d'écueils, de bancs de sable, de roches émergées entre lesquelles le courant étréci de la rivière se dressait en vagues écumantes. Ce n'était plus la Dordogne, c'était le flot des premiers ages et moi j'étais le premier homme qui se risquait à sa conquête. Des chocs sourds ébranlaient la Médéa. Un moment elle vint dangereusement de travers.
- Bon Diou! cria le patron. Tous aux perches à bâbord, ou on va s'acclaper!
Acclaper, dans leur patois, voulait dire s'échouer, s'écraser. Ruisselant de pluie, transi, terrifié, agrippé à un madrier, je jouissais de ma peur comme d'un cadeau des dieux.
- Arrière toute! ordonnait le commandant de la frégate Duguay-Trouin, tandis qu'un récif venait de surgir à l'avant du navire en pleine bourrasque de neige, à la sortie du deuxième goulet du détroit de Magellan. Mais c'était vingt-cinq ans plus tard. L'âge d'homme n'est qu'imagination d'enfant...
Les trois gabariers s'activaient en silence, peinant à se claquer les muscles sur les perches qui ployaient, essayant plusieurs manœuvres successives jusqu'à ce qu'enfin la gabare, redressée, se coule à nouveau dans le flot du courant. Nous étions sauvés. Alors s'éleva le chant des gabariers, entonné à pleins poumons par leurs joyeuses voix :
Bruches Dordonha, Bruches Malpas,
Los auras pas les gabariers d'Argenat!
Je n'ai jamais oublié ce chant et nous l'avons chanté au détroit de Magellan, ainsi que je le racontai si Dieu m'en donne la force et le temps.
En aval du village de Baulieu finit la Dordogne montagnarde.
La gabare amarrée au quai, nous avons soupé de lard sur du pain frotté d'ail et de fromage d’Auvergne arrosé de longues gorgées, à la gourde, de vin blanc coupé à l'eau. J'ai dormi sous une bâche, à l'avant, Ce fut ma première tente royale, dressée au milieu de mes gens. Tardant à m'endormir, je les entendais ronfler, mes marins patagons.
Au matin, quand je m'éveillai, nous avions déjà repris la route. Nous avons navigué plusieurs jours, traversant des villages, Carennac, Souillac, Le Buisson, Lalinde, qui devenaient plus lointains au fur et à mesure que s'élargissait la rivière. Le rocher de Domme ressemblait au cap Froward, terrible promontoire qui marque la seconde entrée du détroit de Magellan. Vinrent le saut de la Gratusse, celui des Pesqueroux, longs chenaux encaissés entre les pentes abruptes noyées dans d'épais feuillages de bois et de taillis, où la Médéa filait à une vitesse folle au milieu des remous, des vagues et des rochers. Sortis de là, le patron me conta la légende du Coulaubre, un dragon qui hantait la rivière du temps des Romains et fracassait d'un seul coup de queue tous les naus qui s'aventuraient jusqu'au saut de la Gratusse. L'évêque saint Front, accouru de Vésone, condamna le monstre à l'immersion perpétuelle. Il ne fait plus de mal mais soulève encore d'énormes gerbes d'eau.
A Bergerac prit fin la première partie du voyage. Pour la Médéa, c'était le dernier voyage. Il n'y avait pas de retour. Aucune embarcation n'est capable de remonter les torrents de la haute Dordogne. Les naus d'Argentat ne servaient qu'une seule fois. A peine nés, ils mourraient, leur unique mission accomplie, à la façon de ces insectes mâles qui, dans l'accouplement, meurent aussitôt qu'ils ont donné la vie. Petit garçon solitaire sur un quai de Bergerac, j'ai vu démanteler sous mes yeux le merveilleux navire de mes premières aventures. Les barricaïres du pays s'en étaient emparés en chantant. Dans le fracas des haches et le crissement des scies, ils transformèrent, accroupis sur son propre ventre, la Médéa en tonneaux, en cuves et autres futailles. A ce spectacle qui leur était familier, le patron et ses fils ne manifestaient aucune émotion. Ils s'en étaient allés boire leur chopine. Mais moi, pétrifié sur le quai, recevant dans ma chaire chaque blessure du bois par la hache et l scie, j'assistais, impuissant, à l’assassinat de mes premières espérances.
Au soir, le patron m'a emmené souper à l'estaminet des marins.
Me voyant triste, il m'a dit :
- Mon gars, en trente ans de rivière, c'est ma nonante-troisième Médéa. A la première, j'ai souffert, tout comme toi. Puis je me suis fait une raison. Je ne suis que le patron fantôme d'un navire fantôme.
Cette phrase aussi, je l'ai retenue. Je suis le roi fantôme d'un royaume fantôme...
Nous avons marché le long du quai et j'ai découvert d'autres navires, cette fois doués de pérennité, grandes gabares à voile qui prenaient le relais jusqu'à Libourne et Bordeaux. Il y en avait une rouge peinte à neuf, avec une petite cabine sur le pont et une voile à rayure blanches et bleues ferlée le long d'un grand mât blanc. Elle s’appelait L'Hirondelle. Un patron, deux matelots et un mousse de mon âge. Le patron connaissait l'Amérique, le cap Horn et les côtes du Chili. Un beau matin de sa jeunesse, sur un quai de Libourne, il n'avait pu résister à l'appel du grand large. De vingt ans de bourlingue il était revenu manchot, une main gelée au passage du cap Horn, dans les hauts, à ferler le grand perroquet, en catastrophe, par une nuit de tempête, le long d'une vergue enrobée de glace comme un sucre d'orge monstrueux. Avec ses économies, il avait acheté L'Hirondelle, qu'il pilotait en fumant sa pipe, ne sortant de son silence que pour répéter, comme un refrain :
- La Dordogne! De la roupie de sansonnet!
C'est à lui que je fus confié. Je dormis comme une souche cette nuit-là. Au matin je me réveillai en pleine mer. Un léger clapot venait battre les flans du navire. Ce n'était que la Dordogne. Pointant la tête hors de l'écoutille, je vis défiler à bonne allure des coteaux plantés de vignobles rectilignes.
- Des vignes! Des vignes! marmonnait le patron. De la roupie de sansonnet!
Nous avons traversé Gardonne, Port-Sainte-Foy, Castillon, petits ports fluviaux aux quais encombrés de barriques de vin que le patron de L'Hirondelle contemplait avec mépris. Puis à Branne, juste en amont de Libourne, courant au largue par bonne brise du nord, voilà bien un quart d'heure que le clocher de Cabara, un petit hameau avant Branne, demeurait immobile à sa place par le travers du mât. il se faisait des mouvements sourds sous la coque et à l'étrave un fort remous comme une double barbe liquide. Puis le clocher de Cabara consentit à se déplacer, mais cette fois en sens inverse. Nous reculions!
- La marée! dit le patron, me décochant son premier sourire. C'est la marée, mon gars! Nous naviguons sur l'Océan, mais il est plus fort que nous. Parés à mouiller, vous autres!
Nous avons soupé à la lueur d'une lampe à huile qui se reflétait sur les boiseries rougeâtres de la cabine.
- Respire un bon coup, mon gars. Tu le sens, l'Océan? Ah! Si j'avais encore mes deux mains, une pour le navire, l'autre pour le marin...
Nous avons passé la nuit là, ancrés u milieu du fleuve. Le lendemain, la marée nous a emportés. Des centaines de mouettes escortaient L'Hirondelle et le patron ne parlait plus de "roupie de sansonnet".
A Libourne, nous nous sommes amarrés au quai de la Vieille-Tour, parmi d'autres gabares fluviales. Mais plus loin, sur le même quai, en aval, étaient alignés de grands trois-mâts qui semblaient emmêler leurs mâtures, leurs cordages, leurs voiles. Des pavillons flottaient dans le vent, la marque des navires que le patron de L'Hirondelle traduisait comme à livre ouvert.
- La Belle! Un cap-hornier. Fait le guano et le Pérou. Le Duc D'aumale! Les laines d'Australie en quatre-vingts jours par le cap de Bonne-Espérance! Et là! Mais oui! mon gars, c'est là-haut que j'ai perdu ma main. La Reine Blanche! Je peux te le dire, ce n'était pas de la roupie de sansonnet...
Mon père m'attendait sur le quai. Il m'a embrassé comme il ne l'avait jamais fait et nous avons reprit le chemin de La Chèze. C'est ainsi que mon enfance m'a quitté, imprimant dans mon cœur un sceau indélébile...
Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer | | |