Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/12/2014

Le réalisme et ses limites (Alexandre Douguine)

 

Alexandre Douguine, Pour une théorie du monde multipolaire, Le réalisme et ses limites,  pp. 24-30, aux éditions Ars Magna

 

L'un des deux principaux paradigmes qui dominent les relations internationales, est le réalisme. Le réalisme possède plusieurs variétés : du réalisme classique de H. Morgenthau, E. Carr et R; Aron en passant par le réalisme moderne de H. Kissinger, jusqu'au néo-réalisme de K. Walts, S. Walt ou R. Gilpin.

 

Les postulats de base du réalisme sont les suivants :

 

- Les principaux acteurs des relations internationales sont les États-nations ;

- La souveraineté des États-nations implique l'absence de toute autorité réglementaire, dépassant les frontières de l’État ; 

- Ainsi c'est l'anarchie (le chaos) qui règne entre les différents pays dans la structure des relations internationales ;

- Le comportement de l’État sur la scène internationale est soumis à la logique de la sécurisation maximale des intérêts nationaux (réductible à un calcul rationnel dans chaque situation particulière) ;

- L'autorité de l’État souverain est la seule instance compétente pour conduire la politique étrangère, la comprendre et la mette en œuvre (les citoyens ordinaires, des individus lambda, par définition, ne sont pas compétents pour juger le domaine des relations internationales et ne sont pas en mesure d'influencer les processus se produisant y ayant cours) ;

- La sécurité des États face à la menace ou la rivalité extérieure potentielle est la principale tâche de l'autorité politique du pays dans les relations internationales ;

- Tous les États sont potentiellement en guerre les uns contre les autres pour assouvir les intérêts égoïstes (la guerre potentielle ne devient réelle que dans certaines situations où les conflits d’intérêts atteignent un niveau critique) ;

- La nature des États et celle de la société et celle de la société humaine reste immuable quelles que soient les changements historiques et ne sont pas enclines à changer dans le futur ;

- L'aspect factuel des processus dans les relations internationales est plus important que l'aspect normatif ;

- Le niveau ultime d’explication des structures des relations internationales et des évènements y prenant place, est l’identification des faits objectifs et de slois, qui ont une base matérielle et rationnelle.

 

Le réalisme dans les relations internationales présente cette différence qu'il perçoit le système westphalien comme une loi universelle, qui existait déjà dans les premiers stades de l'histoire, mais qui aurait été reconnue et adoptée par la majorité des puissances européennes développées à partir du XVIIème siècle. L'approche réaliste européenne est basée sur le principe de l'absolutisation de la souveraineté des État-nation et de l'importance de premier plan des intérêts nationaux. Dans le même temps, les réalistes ont accueilli avec scepticisme toute tentative de créer des institutions juridiques internationales qui prétendent réguler les processus au sein des relations internationales, sur la base de normes et de valeurs à caractère international (supra-national). Toute tentative de limiter la souveraineté des États-nations est vu par les réalistes comme une forme d' "idéalisme" (E. Carr) ou du "romantisme" (Carl Schmitt).

 

Les réalistes sont convaincus que toute association ou, au contraire, désintégration d'États traditionnels, doit conduire à l'émergence de nouveaux États-nations, vouée à reproduire le même schéma régulier à une échelle plus ou moins grande, scénario constamment soumis aux principes immuables de la souveraineté, des intérêts nationaux, et au fait que l’État doit demeurer en toutes circonstances le seul acteur à part entière des relations internationales.

 

Un des fondateurs du réalisme classique, Hans Morgenthau a souligné cinq principes de base et les postulats de cette école :

 

1 - La société est régie par des lois objectives, et non en fonction des vœux pieux, 

2 - L'essentiel dans les affaires internationales est l’intérêt, défini en termes de force et de puissance,

3 - Les intérêts des États sont changeants,

4 - La politique requiert nécessairement le rejet de la morale,

5 - L'enjeu principal dans les relations internationales peut être ainsi formulé : comment cette politique affecte les intérêts et le pouvoir de la nation ?

 

L'identification de ces cinq domaines, l'analyse de la façon dont il a été répondu à ces questions, et avec quelle efficacité ces réponses ont été comprises par les réalistes. Le réalisme classique se limite à ces points de départ, qu'il défend et justifie face à ses principaux adversaires idéologiques (qui, dans les relations internationales, sont les libéraux).

 

Le néo-réalisme complique qualitativement ce schéma, en y apportant le concept de "structure" dans les relations internationales (K. Waltz) Au lieu du chaos et l'anarchie (comme c'est le cas pour le réalisme classique), la sphère des relations internationales connaît une constante évolution de l'équilibre des pouvoirs, dont le potentiel cumulatif, agissant dans différentes directions, peut maintenir l'ensemble du système mondial dans une même position, ou bien, dans certains cas, provoquer des changements. Ainsi, la souveraineté, son champ d'application, et, par conséquent, sa capacité à réaliser dans une certaine mesure l’intérêt national, dépend non seulement de l’État lui-même, mais également de ses adversaires et concurrents directs dans chaque situation particulière, et aussi de toute la structure de l'équilibre global des pouvoirs. Cette structure selon les néo-réalistes, influence activement le contenu et la portée de la souveraineté nationale, et même la formulation des intérêts nationaux.

 

Si les réalistes classiques basent leur analyse avec l’État individuel, les néo-réalistes, quant à eux, partent de la structure globale, qui est composée des États individuels, et qui affecte le profil de ces derniers. Dans le même temps, comme les réalistes classiques, les néo-réalistes présument que le principe essentiel de la politique d'un pays dans les relations internationales est le principe d' "autonomie" (self-help).

 

Dans les années 1960-1970, les néo-réalistes ont apporté une substance à la théorie du monde bipolaire, avec le modèle de structure des relations internationales fondé sur l'équilibre des deux hégémonies (états-unienne et soviétique). C'est cette structure même, plutôt que les intérêts des différents États-nations, dans ce cas, qui a déterminé entièrement la politique étrangère de l'ensemble des pays du monde. Le calcul des intérêts internationaux (et, par conséquent, les étapes de leur mise en œuvre) lui-même part de l’analyse de la bipolarité, de la localisation de chaque pays particulier sur la carte de cet espace bipolaire, avec les caractéristiques géopolitiques, économiques, idéologique et politique qui y correspondent.

 

Lorsque, en 1991, le monde bipolaire s'est effondré (ce que les néo-eurasistes n'avaient pas été en mesure de prédire et d'anticiper, convaincus qu'ils étaient de la stabilité de la structure bipolaire), plusieurs représentants de cette école (par exemple, R. Giplin, S. Walt et M. Rupestre) ont justifié un nouveau modèle de la structure globale, correspondant à un monde unipolaire. A la suite des deux hégémonies est apparue l'hégémonie états-unienne unique, qui depuis lors a prédéterminé la structure des relations internationales à l'échelle mondiale.

 

Mais dans ce cas aussi, les néo-réalistes sont convaincus qu'au centre de l'ensemble du système se trouvent les intérêts nationaux. Dans des conditions du monde unipolaire ce sont les intérêts nationaux d'un seul pays - les États-Unis, lequel se trouve au centre de l'hégémonie mondiale et à sa source. D'autres pays s'inscrivent dans cette image asymétrique, en assurant la corrélation entre leurs propres intérêts nationaux à l'échelle régionale et la structure globale.

 

Dans les relations internationales, la politique réaliste a tendance, en règle générale, à s'incarner chez les représentants des partis de la droite conservatrice (les républicains aux États-Unis, les conservateurs au Royaume-Uni, etc.)

 

Il convient de noter que le réalisme est l'un des deux paradigmes les plus populaires aux États-Unis dans l'évaluation et l'interprétation des évènements et des processus qui se déroulent dans la politique internationale.

 

La paradigme réaliste n'opère pas un choix entre la paix de Westphalie, fondée sur la souveraineté de nombreux États-Nations, la bipolarité ou l'unipolarité. Différents partisans de l'approche réaliste peuvent avoir à ce sujet des opinions différentes. Mais ils partagent l'ensemble des vérités axiomatiques mentionnées précédemment, et la conviction que quel que soit leur nombre, dans leurs relations les uns avec les autres, les États-nations agissent en tant qu'acteurs principaux et supérieurs dans le domaine du droit international, et, par conséquent, la souveraineté, les intérêts nationaux, la sécurité et la défense sont les principaux critères pour l’analyse des problèmes associés aux relations internationales.

 

Les réalistes ne vont jamais, dans leurs théories, au-delà de l’État-nation ou de plusieurs États-nations car cela serait en contradiction  avec leurs postulats de base. Par conséquent, les réalistes sont toujours sceptiques quant aux instances, institutions et processus internationaux qui auraient pour effet de limiter les souverainetés nationales. Les réalistes ne reconnaissent aucune réalité politique concrète aux structures de pouvoir supranationales (ni infranationale), dans la sphère internationale. Pour eux, la politique étrangère relève entièrement du domaine de compétence juridique de l'autorité politique des États-nations. Les positions des instances internationales ou des segments distincts au sein de l’État-nation n(ont pas de poids et peuvent être dévaluées et simplement prises en considération dans le processus de prise de décision politique par les autorités légalement en charge de la politique étrangère (lesquelles dépendent du droit interne de pays concernés).

 

Il en résulte que les réalistes sont sceptiques quant à la globalisation, l'internationalisation et l’intégration économique et ne cessent de débattre avec ceux qui accordent au contraire une attention à ces questions.           

 

20160311.jpg

 The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center

Multipolarité et système westphalien (Alexandre Douguine)

 

Alexandre Douguine, Pour une théorie du monde multipolaire, Chapitre 1. La multipolarité - définition des concepts utilisés, La multipolarité ne coïncide pas avec le modèle d'organisation tel qu'il découle du système westphalien, pp. 6-9, aux éditions Ars Magna

 

Avant de procéder plus précisément à la construction de la théorie du monde multipolaire, il nous faut préalablement distinguer strictement la zone conceptuelle que nous allons étudier. Pour cela, nous devons considérer les concepts de base et définir les caractéristiques de l'ordre mondial actuel, lequel n'est certainement pas multipolaire et auquel, en conséquence, la multipolarité constitue une alternative.

 

Il y a lieu de commencer ce travail par l'analyse du système westphalien. Celui-ci reconnaît la souveraineté absolue de l’État-nation, sur lequel a été construit l'ensemble de la légalité juridique internationale. Ce système, développé après 1648 (la fin de la guerre de Trente Ans en Europe), a connu plusieurs stades de développement, et dans une certaine mesure, a reflété la réalité objective des relations internationales jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale. Il est né du rejet de la prétention des empires médiévaux à porter un universalisme et une "mission divine". Il est allé de pair avec les réformes bourgeoises dans les sociétés européennes, et il est basé sur l'hypothèse que seul l’État national est détenteur de la souveraineté, et que, en dehors de lui, aucune autre instance ne devrait avoir le droit de s'immiscer dans la politique interne de cet État, pour quelque objectif ou mission que ce soit (religieuse, politique ou autre). A partir du milieu du XVIIème siècle et jusqu'au milieu du XXème siècle, ce principe a prédéterminé la politique européenne et a, par voie de conséquence, été mis en application aux autres pays du monde, moyennant certains amendements.

 

A l'origine, le système westphalien ne visait que les puissances européennes, et les colonies de ces dernières n'étaient considérées que comme leurs simples dépendances, ne possédant pas suffisamment de potentiel politique et économique pour pouvoir prétendre à une souveraineté indépendante. Ce n'est que depuis le début du XXème siècle et lors de la décolonisation, que le même principe westphalien a été étendu aux anciennes colonies.

 

Ce modèle westphalien suppose l'entière égalité juridique entre tous les États souverains. Dans ce modèle, il existe autant de pôles de décisions de politique étrangère dans le monde, qu'il y existe d’États souverains. Cette règle du droit international est fondé sur elle.

 

Mais dans la pratique, bien sûr, il existe une inégalité et un lien de subordination hiérarchique entre les différents États souverains. Au cours de la première et de la deuxième guerre mondiale, la répartition du pouvoir entre les plus grandes puissances mondiales a conduit à une confrontation entre des blocs distincts, où les décisions étaient prises dans le pays qui était le plus puissant au sein du bloc.

 

A la suite de la deuxième guerre mondiale et de la défaite de l'Allemagne nazie et des puissances de l'Axe, s'est développé un régime bipolaire des relations internationales, appelé système de Yalta. Juridiquement, le droit international a continué à reconnaître la souveraineté absolue de tout État-nation, mais dans les faits, les décisions fondamentales concernant les questions centrales de l'ordre du monde et de la politique mondiale étaient prises uniquement dans deux centres - à Washington et à Moscou.

 

Le monde multipolaire diffère du système westphalien classique par le fait qu'il ne reconnaît pas aux État-nation distincts, légalement et officiellement souverains, le statut de pôles à part entière. Dans un système multipolaire, le nombre de pôles constitués devrait être nettement inférieur à celui des États-nations actuellement reconnu (et a fortiori, si l'on retient dans la liste les entités étatiques non reconnues sur la scène internationale). En effet, la grande majorité de ces États ne sont pas aujourd'hui en mesure d'assurer par eux-mêmes ni leur prospérité, ni leur sécurité, dans l'hypothèse d'un conflit avec une puissance hégémonique (comme celle des États-Unis, comme c'est clairement le cas dans le monde aujourd'hui). Par conséquent, ils sont politiquement et économiquement dépendants d'une autorité extérieure. Étant dépendants, ils ne peuvent pas être des centres d'une volonté véritablement indépendante et souveraines pour ce qui est des questions intèressant l'ordre mondial.

 

Le système multipolaire ne considère pas l'égalité juridique des États-nations dans le système westphalien comme nécessairement révélatrice d'une réalité factuelle, mais plutôt comme une simple façade derrière laquelle se tapit un monde très diffèrent, basé sur un équilibre des forces et des capacités stratégiques réelles plutôt que symboliques. 

 

La multipolarité est opérative dans une situation qui existe de facto plutôt que de jure. Elle procède d'un constat : l'inégalité fondamentale entre les États-nations dans le monde moderne, que chacun peut observer empiriquement. En outre, structurellement, cette inégalité est telle que les puissances de deuxième ou de troisième rang ne sont pas en mesure de défendre leur souveraineté face à un défi de la puissance hégémonique, quelle que soit l'alliance de circonstance que l'on envisage. Ce qui signifie que cette souveraineté est aujourd'hui une fiction juridique. 

 

Helst,_Peace_of_Münster.jpg

The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center

Du sens des mots : Le principe de subsidiarité (Charles Horace)

 

Le principe de subsidiarité est le propre des modèles fédéralistes, supranationaux, ou impériaux. Il s’agit d’une théorie d’organisation politique dans laquelle « la dynamique politique part d’en bas (les communes, les régions et les nations) pour ne laisser remonter vers le haut que les compétences qui ne peuvent être mieux exercées à des niveaux plus bas »i (A. de Benoist). Ce principe propose donc une délégation verticale du pouvoir, dans le but d’optimiser la gestion des affaires publiques. Ainsi consiste-t-il « à réserver uniquement à l’échelon supérieur ce que l’échelon inférieur ne pourrait effectuer que de manière moins efficace »ii. Un temps ignoré par l’Occident moderne – à l’exception de la Suisse et de l’Allemagne-, du temps des Etats-nations, ce concept est depuis quelques années ré-exploré notamment à la faveur de la « construction européenne », de la chute de l’URSS, et de la crise de l’Etat providence. De nos jours, le principe de subsidiarité est censé régir les relations entre l’Union Européenne et les Etats membres. Il a d’ailleurs été introduit en droit Européen en 1992 dans le traité de Maastricht (et réaffirmé dans le traité de Lisbonne en 2007)iii. La question posée par ce concept est la suivante : comment concilier la nécessaire pérennité de l’autorité du politique avec l’autonomie, les libertés des communautés et le bien commun ? Nous allons donc explorer la trajectoire de cette notion dans l’histoire des idées européennes afin de réfléchir sur ses potentialités opératives concrètes.

 

Une notion antique et médiévale : Aristote et Thomas d’Aquin

 

Le concept de subsidiarité est ancien. En effet, on en trouve les prémices chez Aristote ou Saint Thomas d’Aquin. Toutefois, paradoxalement, comme le rappelle Chantal Million Delsol, « le « principe de subsidiarité » est une expression récente. Mais depuis des millénaires, les peuples européens se réfèrent à l'idée subsidiaire […] à leur insu »iv. Il est dans tous les cas frappant de voir à quel point, comme le souligne le même auteur, l’idée de subsidiarité répond à une philosophie, une anthropologie « européenne », faite de la rencontre entre une philosophie de l’action, aristotélicienne – l’Homme est un être en acte, maître et responsable de son destin, la pensée chrétienne - affirmant la dignité intrinsèque de la personne- et une certaine conception du bien commun, bien conçu comme objectif par la société, conçu comme communauté organique à laquelle sont liés les destins individuels.

 

Aristote concevait la société comme un conglomérat de groupes, emboités les uns dans les autres, occupant chacun une fonction précise et suffisant à leurs besoins propres. Ainsi la famille permet-elle de subvenir aux besoins simples, le village à des besoins élargis. Quant à la citév, elle est la seule structure capable d’atteindre l’autosuffisance dans tous les domaines. Les groupes plus petits (individus, familles, villages) incapables de parvenir seuls à l’autosuffisance, réclameraient l’appartenance à un groupe plus vaste pour l’accomplissement de certaines tâches. Par conséquent, chaque individu, chaque groupe restreint est considéré comme ambivalent : à la fois capables de subvenir à leurs besoins dans certains domaines, ils ne peuvent toutefois y parvenir dans tous les domaines. « C'est bien cette ambivalence que va gérer chaque autorité : le village regroupe les familles pour répondre à leur insuffisance, mais en leur laissant leur domaine de capacité. De même la cité par rapport aux villages. Le groupe familial, le plus restreint, s'occupe exclusivement des besoins quotidiens. Le village, « des besoins qui ne sont plus purement quotidiens ». La cité, elle, vise une autre finalité encore : non plus le vivre, mais le bien-vivre. Ainsi, les tâches des différents groupes ne se recoupent pas : elles se superposent. Chaque groupe travaille à répondre aux besoins insatisfaits de la sphère immédiatement inférieure en importance. »vi Dans la conception d’Aristote, l’autorité subsidiaire ne sert donc pas à combler un manque, mais à perfectionner, déployer les possibilités des structures plus petites. Elle respecte par conséquent leur autonomie, ne cherchant pas à administrer les aspects les plus quotidiens de leurs existences, mais se contentant de gouverner : « elle ne répond pas seulement aux incapacités, mais elle apporte un accroissement d'être. Elle n'est pas seulement un moyen en vue de l'aboutissement de chaque fin particulière : mais un milieu nouveau dans lequel chaque communauté plus petite, et chaque individu, peut perfectionner sa vie - c'est-à-dire, acquérir un plus grand bonheur»vii.

 

Cette notion se retrouve à quelques nuances près chez Saint Thomas d’Aquin. La « personne » remplace le « citoyen », mais l’organisation sociale idéale demeure. La personne, responsable de son destin, ne peut toutefois atteindre seule le bonheur. Le but du pouvoir politique est d’assurer, conserver « la perfection des êtres dont il a la charge »viii. En sommes, il doit « corriger, s'il se trouve quelque chose en désordre ; suppléer, si quelque chose manque ; parfaire, si quelque chose de meilleur peut être fait »ix. L’idée d’une suppléance positive permettant d’augmenter les potentialités individuelles et conservant les autonomies, survit donc à travers le Moyen Âge. Nous pourrions ainsi faire remarquer que le principe de l’autorité subsidiaire fut appliqué en France sans en avoir pour autant le nom. En effet, contrairement à une image répandue mais erronée, la monarchie médiévale n’était pas « jacobine », ou ultra-centralisatrice. Une large autonomie était laissée au pouvoir locaux (villes, provinces), l’Etat royal se contentant d’exercer dans la mesure du possible ce que l’on appelle de nos jours les droits « régaliens » -arrachés de haute lutte aux pouvoirs locaux il est vrai-. Ainsi, le principe de subsidiarité, se retrouve-t-il tout naturellement chez Charles Maurras : « Aujourd'hui, on rencontre la liberté et ses périls en haut, nous voulons dire dans les affaires capitales qui engagent l'avenir de la nation et la sûreté de l'État ; quant à l'autorité, dans ses plus extrêmes rigueurs, on l'a placée, bien inutilement, en bas, dans les sujets où, au contraire, la discussion, la diversité, l'initiative de chaque citoyen seraient, non seulement sans périls, mais avantageuses ; on a mis cette autorité souveraine et décisive dans le moindre détail des rapports des particuliers avec l'administration ! Intervertir cet ordre, placer les libertés en bas, l'autorité en haut, c'est proprement reconstituer l'ordre naturel et rationnel ; la constitution royaliste, c'est donc proprement la constitution naturelle et rationnelle du pays enfin retrouvée ; et le règne du Roi n'est que le retour à notre ordre »x.

 

         D’Althusius à Proudhon : les modernes et la subsidiarité

 

       L’idée subsidiaire se retrouve au cours de la période moderne chez Althusius, juriste, universitaire et personnage publique allemand du début du XVIIe siècle. Comme Aristote, Althusius considère que la société est constituée de manière organique, avec différents degrés de possibilités, donc de compétences : la famille, la corporation, la cité, la province, et le suzerain (le souverain). L’autonomie et l’existence des différents corps doivent être prolongées et garanties par pactes. L’autorité doit être dissuadée de ses possibles tendances d’ingérence par le droit, puisque la mise sous tutelle d’un corps reviendrait à nier son existence. Sa vision est faite d’une surveillance pointilleuse du respect des prérogatives de chaque corps, ces derniers ne s’assimilant pas les uns les autres. Chacun conserve ses pouvoirs au prix de la concession d’une partie de ses libertés (comprises comme liberté d’action et d’administration de ses affaires propres). L’idée n’est pas de dire que la société n’est rien sans l’Etat, mais qu’elle ne peut pas tout faire sans lui, qui est chargé de suppléer à ses incapacités.

 

         Le XIXe siècle est dans ce domaine marqué par les réflexions de Tocqueville et de Hegel sur la place de l’Etat. Véritable Léviathan annihilant l’action chez le français (tout comme chez Hobbes), et colonne vertébrale nécessaire pour une société minée par ses multiples particularismes chez l’allemand, les deux auteurs se rejoignent malgré tout dans l’idée qu’un Etat est souhaitable, mais aussi dans le rejet de l’Etat centralisateur. Le rejet de l’Etat « jacobin » ne signifie donc pas le rejet de l’idée d’Etat. C’est ainsi que se développe un ersatz parfois dénaturé du principe de subsidiarité : la suppléance libérale. L’idée de la philosophie de l’action se maintient mais la définition de la personne a changé. L’émergence de l’individualisme issu des Lumières modifie la conception de la société. La vision holiste, organiciste, nous pourrions même dire « traditionnelle » du corps social fait place à l’idée que la société n’est que la somme des individus qui la composent. Cette translation est notamment le fait de la philosophie de J. Locke, ayant inspiré les Lumières françaises. Selon cette philosophie, le pouvoir de l’Etat n’est que supplétif. L’Etat ne doit plus avoir pour fonction que garantir les fins individuelles. « Cette méfiance vis-à-vis des groupes intermédiaires renvoie l'Etat et l'individu face à face, et métamorphose l'idée de suppléance. L'Etat ne peut soutenir ou aider positivement que des instances organisées. Face à l'individu, il ne lui reste qu'une alternative : soit il le laisse entièrement libre et souverain, soit il le tutellise comme un enfant. La disproportion entre les deux interlocuteurs est trop grande pour permettre une quelconque collaboration. »xi Dans le même temps, l’idée du bien commun régresse vers celle d’intérêt général. L’Etat n’est qu’une étape historique en voie de dissolution, devant dès lors mettre ses derniers souffles au service des aspirations individuelles : « La philosophie de la finitude qui inspirait les successeurs d'Aristote, a disparu au profit d'une philosophie du progrès. A ce titre, la suppléance économique demeure un moyen, éminemment temporaire, d'attendre la réalisation d'une complète autonomie individuelle; tandis que la suppléance d'assistance, réduite à la portion congrue, s'exerce sans réelle justification, sauf à la comprendre comme un résidu moral dans un monde dominé par la rationalité. ». xii D’où le paradoxe de l’Etat contemporain, qu’il soit social-démocrate ou libéral-conservateurxiii : Un Etat qui s’est lui-même rendu aux forces d’argents, organisant son inexistence pour les questions marchandes et financières, mais dont la pression fiscale et les micro-réglementations visant à régenter le quotidien se sont multipliées.

 

         C’est face à cette suppléance libérale que Pierre-Joseph Proudhon, connu pour son utopie fédérale, va tenter de développer un modèle alternatif. Le modèle libéral vise à tuer le principe d’autorité au profit de la liberté, deux concepts qui selon Proudhon sont en conflit permanent. Cependant, Proudhon affirme que la solution de ce conflit ne réside pas dans la suppression de l’un des deux termes, l’autorité seule engendrant le despotisme, et la liberté seule l’anarchiexiv. Cette contradiction ne peut se résoudre que par le contrat, non celui de Rousseau, mais plutôt un type de contrat proche de celui d’Althusius. « Ses contractants en effet ne sont pas des êtres mythiques - l'homme souverain, abstrait et solitaire -, mais des entités organisées, possesseurs déjà d'une certaine autosuffisance : « chefs de famille, communes, cantons, provinces ou Etats». Dans la balance du contrat, ils apportent des actions réelles, et réussies. Ils réclament à l'instance supérieure d'intervenir là où ils n'ont pas pu réaliser leurs finalités. Mais à condition de conserver leurs libertés, que seule leur réalité concrète permet de désigner dans les termes mêmes du contrat. Manière de dire que l'on ne sauve la liberté qu'à travers une société structurée en groupes. » Cet équilibre des pouvoirs et des responsabilités jure avec la plupart des utopies socialistes, ce qui fait de Proudhon un penseur à part. Le pragmatisme et le réalisme de sa théorie est remarquable si l’on considère l’ineptie des nombreuses utopies produites par les penseurs dits « socialistes utopiques » auxquels il est couramment accolé (Fourrier par exemple). La limite entre l’intervention et la non-intervention repose sur la capacité concrète des différents acteurs politiques. L’Etat doit attendre la défaillance avérée pour intervenir, il en va de même avec les autorités intermédiaires.

 

           Une interprétation catholique

 

Face au capitalisme triomphant des XIXe et XXe siècles, l’Eglise a tenté, à travers la personne du pape, de réaffirmer la nécessité du principe de subsidiarité en l’incorporant dans sa doctrine sociale. La question est traitée par Léon XIII dans l’encyclique Rerum Novarum (1891) alors que les catholiques sociaux appellent à l’intervention étatique contre les méfaits de l’industrialisation rapide. Elle est systématisée par Pie XI dans Quadragesimo anno en 1931 : « Il n’en reste pas moins indiscutable qu’on ne saurait ni changer ni ébranler ce principe si grave de philosophie sociale : de même qu’on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d’une manière très dommageable l’ordre social, que de retirer aux groupements d’ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d’un rang plus élevé, les fonctions qu’ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. »xv

 

Nous achèverons ici notre historique dans la mesure où le lecteur averti saura deviner quelle version du principe de subsidiarité a triomphé en Europe. La suppléance libérale est d’ailleurs le véritable visage de ce que les textes européens osent appeler « principe de subsidiarité ». L’Europe –ou anti-Europe- de Bruxelles et son embryon d’Etat savent dévoyer ce principe : inapte à construire une politique étrangère indépendante et cohérente, mais redoutable quand il s’agit d’être intrusif dans le quotidien des européens.

 

Concilier verticalement les contraires

 

En somme, le principe de subsidiarité consiste à la conciliation des contraires, des antagonismes inhérents aux sociétés européennes, complexes, bigarrées. L’Europe, mosaïque de villes, terroirs, provinces, enclaves, régions, nations, religions, langues, nécessite un principe organisateur capable de fédérer sans dissoudre. Nous avons déjà traité de la notion d’imperium, pouvoir souverain fédérateur. Reste à savoir comment concilier une autorité suffisamment efficace, avec les aspirations des européens à l’autonomie, à la liberté, à la réalisation de leur potentiel créateur dont l’histoire a démontré la fécondité. En effet, la philosophie de l'action et la réalisation du bien commun sont deux principes contradictoires. Un trop grand espace laissé à l’action humaine engendre des conflits, alors que la nécessité d’accomplir le bien commun nécessite la restriction des libertés (redistribution des richesses, contrôle de certaines activités). D’où le besoin de canaliser les actions du corps social vers la réalisation du bien commun. Ici intervient le principe de subsidiarité :

 

- D’une part, l'autorité (l’Etat entre autre) ne doit pas empêcher les membres de la société civile de mettre en place l’expression de leur potentiel, de leur génie, de leur projet.

 

- D’autre part, cette même autorité doit inciter, soutenir, suppléer s'il le faut, les acteurs politiques. 

 

Certes, l'Etat, autorité suprême, est responsable, garant de la concrétisation du bien commun, mais, dans le même temps, il n’est pas l’unique artisan de cette concrétisation. A l’image du concept d’imperium, le principe de subsidiarité concerne le domaine politique, mais pas au sens institutionnel. Il ne détermine pas le régime politique. La question posée par le principe de subsidiarité est celle de la dévolution des compétences entre les différents acteurs politiques de la société. Un régime démocrate, républicain ou monarchique, peuvent tous accoucher du despotisme. Une démocratie, nos lecteurs ne le savent que trop bien, ne garantit pas nécessairement les libertés. La liberté de vote n’est pas exclusive. Elle devient dérisoire quand il n’est plus possible, par exemple, d’entreprendre facilement, ou encore de s’exprimer en pleine liberté sans soucis d’une répression pénale. Le principe de subsidiarité sert à définir les libertés d’action, au-delà de la participation politique, en délimitant les conditions de leur exercice.

 

Le problème réside dans le fait qu’un Etat subsidiaire suppose une « citoyenneté d'un autre ordre, dont nous avons perdu l'habitude »xvi. Les acteurs politiques d’une société subsidiaire sont par définition actifs, interagissant avec l’Etat, pour ainsi dire directement. Le citoyen d’une démocratie parlementaire n’est pas « actif » au sens propre du terme. L’acte de vote dans une république moderne n’est pas le signe d’une quelconque activité du citoyen. A ce compte-là, la plèbe romaine était active quand elle réclamait la mort ou la vie d’un gladiateur au cirque ! La liberté d’élire parmi une liste de candidats validés par le système celui qui gèrera de loin la province France de l’Empire financier cosmopolite, et ce sur des critères purement artificiels, est purement factice. En revanche, une société subsidiaire nécessite des groupes actifs, autonomes, conscients de leur identité, et de leur place dans un ensemble plus vaste. Rien à voir avec les sociétés d’individus atomisés des sociétés libérales-démocratiques ; une société où les différences sont nombreuses, et non en voie accélérée d’uniformisation, de nivellement par le bas. Dans une optique subsidiaire, les groupes seuls peuvent prétendre réellement à une certaine autonomie. Cela suppose la redécouverte des corps sociaux naturels : la commune, le village, le quartier, le métier, la région, la nation, le peuple, un certain ré-enracinement. Cela suppose de même une réflexion sur la notion de liberté. La notion moderne de liberté, c’est-à-dire le choix personnel des finalités dernières diffère radicalement de la définition traditionnelle de liberté, c’est-à-dire la liberté d'action et d'administration des affaires de proximité, dans le cadre d'une finalité dernière déjà donnée, et considérée comme objective. Ce qui signifie que le «corps social» tout entier doit tendre vers le même objectif. Ce qui suppose de troquer notre notion d’intérêt général (convergence forcée d’intérêts particuliers divergents) pour la redécouverte de celle de bien commun, de bazarder l’idée moderne et politicarde de programme pour la remplacer par la vision, le projet.

 

Autant dire que la notion de subsidiarité porte en elle un potentiel politique réel, concret, pour penser l’Europe puissance, l’Europe politique contre l’Europe marché. Utilisée en corrélation avec l’idée d’Empire elle rendrait possible la pérennité des identités et des libertés locales, nationales, tout en assurant une continuité politique. Elle permettrait dans le même temps d’alléger les structures étatiques de l’Etat-Providence centralisé en déléguant les responsabilités, tout en conservant la verticalité du pouvoir. Encore faudrait-il jouer la carte du ré-enracinement et du retour sur notre longue mémoire, se détourner de l’individualisme et réapprendre l’esprit de corps, et renouer avec la notion de verticalité du pouvoir. A l’heure qu’il est, si le principe de subsidiarité est affirmé dans les textes de l’UE, son application est inexistante. Bruxelles a fait le choix du marché et de la technocratie. A nous de faire les choix inverse dans les années à venir…si le choix nous est laissé.

 

i Alain de Benoist, « Envers et contre tout l’Europe ! »,dans Eléments pour la civilisation européenne, Avril-Juin 2014, numéro 151.

 

iii Le préambule du Traité sur l’union européenne affirme que la volonté de l’union de prendre les décisions " le plus près possible des citoyens, conformément au principe de subsidiarité ".

 

iv Chantal Million-Delsol, Le principe de subsidiarité, Que sais-je ?, Presse Universitaire de France, 1993.

 

v Comprenez l’ensemble des citoyens, et non une agglomération, une ville.

 

vi Chantal Million-Delsol, Le principe de subsidiarité, Que sais-je ?, Presse Universitaire de France, 1993.

 

vii Idem.

 

viii Thomas d’Aquin, Contra Gentiles, cité par Chantal Million-Delsol.

 

ix Thomas d’Aquin, De Regno, cité par Chantal Million-Delsol.

 

x Charles Maurras, Dictateur et Roi.

 

xi Chantal Million-Delsol, Le principe de subsidiarité, Que sais-je ?, Presse Universitaire de France, 1993.

 

xii Idem.

 

xiii Ou même « social-libéral », comme le gouvernement français actuel se plait à se définir, ce qui constitue un exploit de conciliation des contraires forçant le respect !

 

xiv Or selon Proudhon : « l'anarchie, d'après le témoignage constant de l'histoire, n'a pas plus d'emploi dans l'humanité que le désordre dans l'univers ».

 

xv Pour plus de précision sur le sujet, voir l’article du jésuite Bertrand Heriard Dubreuil, intitulé « Subsidiarité ».

 

xvi Chantal Million-Delsol, Le principe de subsidiarité, Que sais-je ?, Presse Universitaire de France, 1993.

 

 

Sceptre_de_Charles_V.jpg