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05/01/2022

L'eurasisme classique en tant que manifestation du platonisme russe (Alexander Bovdunov)

 

Source : Katheon

 

 
 

L'an dernier, en 2020, cela faisait cent ans que Nikolaï Trubetskoi avait publié le livre "Europe et humanité" dans la capitale bulgare, Sofia. C'est à partir de là que l'on peut parler de la philosophie russe connue sous le nom d'eurasisme.

 

On pourrait dire que l'eurasisme est l'aboutissement de la pensée politique conservatrice russe, c'est-à-dire une forme d'opposition radicale à la modernité incarnée à l'époque par la civilisation européenne. De plus, l'eurasisme est l'héritier direct de la philosophie des slavophiles, de Danilevsky et de Leontiev. Cependant, l'eurasisme se distingue de ces courants antérieurs en ce qu'il a créé une doctrine étatique et politique qui propose une certaine forme d'organisation du pouvoir et de l'État russes.

 

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Cette philosophie est sans aucun doute le résultat d'une expérience traumatisante qui a affecté la vie et la pensée de ses représentants : le déclenchement de la révolution russe, la guerre civile, l'effondrement de la Russie historique et l'émergence d'une nouvelle formation politique connue sous le nom d'URSS. Tous ces événements ont appelé à une réévaluation du passé et à la nécessité de trouver les piliers éternels et intemporels qui permettraient une renaissance de la Russie.

 

Quelle est la manière la plus appropriée de classer la pensée eurasienne ? Si nous partons de la théorie du "sujet radical" d'Alexandre Douguine et de sa Noomachiepour analyser la biographie des fondateurs de l'eurasisme, en particulier Piotr Savitsky (photo, ci-dessous; que Boulgakov considérait comme faisant partie de la "Garde Blanche"), alors nous pouvons conclure que la seule philosophie politique que les Eurasiens pouvaient suivre était le platonisme politique.

 

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Considérer que l'eurasisme était une forme de platonisme politique russe est tout à fait intéressant, mais cela signifie aussi le comprendre sur la base d'une série de formulations, de concepts et de schémas cohérents.

 

Si nous examinons l'eurasisme de près, nous nous rendons compte que ses racines platoniciennes sont tout à fait évidentes et que la structure étatique, politique et sociale qu'ils décrivent est très similaire à celle qui a été réalisée dans l'œuvre Proposition pour une future structure étatique du père Pavel Florensky (photo, ci-dessous), qu'il a écrite à un moment très difficile de sa vie et à l'aube de sa mort.

 

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Structuralisme ontologique

 

Le chercheur suisse Patrick Serriot a avancé la thèse que les piliers idéologiques de l'eurasisme se trouvent dans une forme de structuralisme ontologique ou platonicien (Structure et totalité. Les origines intellectuelles du structuralisme en Europe centrale et orientale) qui sont reprises par le structuralisme français de Levi-Strauss, issu de la linguistique développée par Troubetskoi et arrivé en France par Roman Jakobson. À son tour, Troubetskoi a été grandement influencé par la géographie structurelle de Savitsky.

 

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Rustem Vakhitov, l'un des principaux spécialistes russes de l'eurasisme, a montré que Savitsky a exploré "le concept selon lequel toutes les couches de la réalité étaient imprégnées d'idées organisationnelles (eidos) dans les années 1920-1930, ce qui lui a permis plus tard d'affirmer que l'univers entier participait à un rythme unique". Savitsky considérait que "l'idée était un fragment de l'esprit habitant la matière" et que cela révélait que le monde était gouverné par un esprit divin.

 

Le développement local : l'incarnation de l'idée

 

La théorie eurasienne du développement local est étroitement liée au concept de l'idée organisationnelle.

 

Le développement local est une sorte de synthèse de l'espace et de la culture qui préfigure le particulier. L'idée d'organisation se manifeste parfois dans l'esprit humain, parfois dans les choses. Néanmoins, l'idée précède toujours tout ce qui existe. Savitsky affirme dans son article sur "Le pouvoir de l'idée organisationnelle" que "l'existence de l'idée organisationnelle imprègne la réalité sociale et l'eidos, qui à son tour contrôle les phénomènes et la cognition des phénomènes".

 

D'où la formulation de l'idéocratie non seulement comme un concept abstrait, mais comme une idée au sens platonicien.

 

L'idéocratie, au sens plein du terme, est la capacité de s'élever jusqu'à une idée organisationnelle et de la comprendre. Ce n'est que de cette manière que nous pouvons découvrir la Force de l'Idée qui règne sur l'ordre politique et social. Par conséquent, seuls ceux qui comprennent cette Idée-Force peuvent gouverner.

 

Savitsky considère que les exemples organisationnels de cette Idée-Force en Russie sont l'autarcie ou l'économie mixte, car les Russes ont toujours été enclins à ces formes économiques.

 

Toutefois, l'élite eurasienne doit être consciente de ces idées et les intégrer consciemment, contrairement à la Russie des Romanov ou à l'URSS.

 

Savitsky affirme que "l'autarcie russe n'est possible qu'au sein du système eurasien, car c'est seulement dans ce dernier qu'elle est idéale et nécessaire. La doctrine Russie-Eurasie fait partie d'une forme particulière de "personnalité symphonique" qui correspond pleinement à la thèse eurasiste de la Russie en tant qu'entité géographique, historique, ethnographique, linguistique, etc. particulière".

 

L'idéocratie ou le règne des "gardiens"

 

La philosophie politique de l'eurasisme repose sur des concepts tels que la "sélection eurasienne" et l'"idéocratie". Et comme toute philosophie platonicienne, elle estime que seuls les meilleurs doivent gouverner : il est donc nécessaire d'établir un système qui éduque cette élite sous les slogans de l'abnégation et autres valeurs aristocratiques. Par exemple, Nikolai Troubetskoi, dans son article "Sur le dirigeant d'un État idéocratique", affirme que "la sélection d'une élite idéocratique doit non seulement tenir compte d'une perspective générale, mais aussi de la volonté du dirigeant de se sacrifier. Cet élément de sacrifice, ainsi que sa mobilisation permanente et la lourde charge qu'elle implique, est la compensation des inévitables privilèges liés à l'exercice d'une telle fonction". Troubetskoi souligne également que "l'Idée-Force d'un État véritablement idéocratique doit profiter à la totalité des peuples qui habitent ce monde autarcique".

 

Ces idées platoniciennes se retrouvent également dans la jurisprudence eurasienne développée par Nikolai Alekseev, bien que ce dernier ne parle pas d'idéocratie, mais d'idéologie dans l'intention d'éviter le psychologisme excessif qu'implique le mot "idée". Alekseev soutient que l'eidos n'est pas seulement une idée particulière, mais "la sémantique nécessaire, intégrale, contemplative et mentalement tangible du monde". Elle est la vérité et non une représentation subjective (comme le mot idée le désigne souvent). Ainsi, l'élite "doit révéler la plus haute vérité religieuse et philosophique que nous devons servir comme s'il s'agissait d'un tout. En ce sens, la Force des Idées n'est pas quelque chose d'extérieur ou d'imposé à un peuple particulier, mais quelque chose qui lui est interne. Selon M. Alekseev, l'État et le système doivent être protégés par les "gardiens" : "l'idée approuvée dans la Constitution est le guide et la forme d'action au moyen desquels l'État est gouverné. Elle inspire ses dirigeants, c'est-à-dire ses défenseurs ou "gardiens" (une image platonicienne évidente) qui sont ses serviteurs". Il s'agit de faire en sorte que l'État et l'ensemble de sa constitution servent cet idéal.

 

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Conclusion

 

Ce n'est que dans le cadre de la philosophie politique du platonisme que nous pourrons comprendre l'eurasisme, car ce n'est qu'à partir de ses concepts et de sa méthodologie que son sens est révélé. Sinon, l'eurasisme ne serait qu'un amalgame de théories et de définitions obscures.

 

C'est à partir des thèses du platonisme que nous pourrons séparer notre pensée des développements archéo-modernes ultérieurs.

 

Les Eurasiens doivent comprendre l'eurasisme comme une forme de platonisme et les œuvres de nos prédécesseurs doivent être lues à partir d'une vision platonicienne du monde. D'autres manières d'interpréter l'eurasisme devraient être examinées à la loupe. Néanmoins, des concepts tels que l'idéocratie, la sélection eurasienne, l'État garant ou l'Idée-Force (en tant que principe méthodologique) nous fournissent la base pour construire une philosophie politique platonique pour la Russie et la création d'un État russe platonique.

01/11/2021

Le « secret foncier de Pierre Laval » (Jean Parvulesco)

Jean Parvulesco, Un Retour en Colchide, L'aigle à trois têtes, pp. 190/192, aux éditions Guy Trédaniel Éditeur

 

(595) Je me demande si d'autres que moi ont été amenés à soupçonner le « secret foncier de Pierre Laval », secret vraiment enfoui au plus profond de lui-même, d'où il s'entendait à régir subversivement le cours extérieur de son existence. On peut en effet considérer une première figure de Pierre Laval, sa figure la plus « conventionnelle », comme celle d'un politicien retors de la Troisième République, l'homme des douteuses intrigues de couloir et des options changeantes, attaché au pouvoir sans trop se soucier des implications idéologiques en jeu, prêt à toutes les compromissions exigées par le le pouvoir parlementaire dépravé qui était celui de son temps. Mais, pour un regard vraiment avisé, habitué à pénétrer, dans les régions occultes de la conscience, il y a aussi « un autre Pierre Laval », le conspirateur de haut vol, l'homme de la vraie « grande politique », dissimulé pour pouvoir agir à sa guise, derrière ses propres apparences diversionnelles et factices ; car la « grande politique » ne saurait être que subversive.

 

Pierre Laval a été un des plus grands conspirateurs politiques du XXe siècle, ayant directement participé à l'immense projet révolutionnaire européen du roi Édouard VIII d'Angleterre, qui avait tenté de mettre en place une « Nouvelle Europe » fédérale, mobilisée contre l'URSS et le danger de la « révolution mondiale » du communisme soviétique, qui aurait compris l'Allemagne, l'Autriche, l'Italie, l'Espagne, la France, la Belgique, etc. Une « Nouvelle Europe » dont Pierre Laval eût représenté la France en tant que président de la République nationale française (c'est Paul Claudel, on le sait maintenant, qui, ambassadeur à Londres, assurait le relais entre Edouard VIII et Pierre Laval).

 

Il y a plus encore. Pendant les quatre années de l'occupation militaire allemande de la France, de 1940 à 1944, c'est Pierre Laval qui a mené l'ensemble de la politique souterraine d'une certaine « France autre », s'appuyant sur l'Allemagne pour mettre clandestinement en place sa propre révolution européenne national-socialiste des profondeurs. Dans cette perspective, Pierre Laval avait veillé dans l'ombre à la mise en œuvre du seul mouvement authentiquement révolutionnaire de la collaboration, le Mouvement social révolutionnaire (MSR). Ayant soutenu la prise du pouvoir par Raymond Abellio contre Eugène Deloncle à l'intérieur du MSR, Pierre Laval était devenu le patron caché de ce mouvement aux destinées confidentielles, mal connues encore aujourd'hui.

 

Raymond Abellio, qui avait gardé une fidélité ardente à la mémoire de Pierre Laval, me racontait vingt ans après comment, chaque 1er du mois, il faisait discrètement un aller-retour Paris-Vichy pour rapporter une valise bourrée de l'argent nécessaire au fonctionnement de son mouvement, argent que lui fournissait, en liquide, Pierre Laval lui-même. On n'a pas idée de la formidable machine de guerre révolutionnaire que Pierre Laval et Raymond Abellio ont essayé de monter pendant la guerre pour faire de la France, au cas où l'Allemagne l'aurait emporté, et même dans le cas contraire, une superpuissance à part entière, dans la « Grande Europe » de l'après-guerre.

 

Laval avait été le premier homme politique français entièrement gagné à la cause suprapolitique de la « Grande Europe » continentale, « eurasiatique », et, tout comme le général de Gaulle, il comptait lui aussi sur un renversement à terme du régime communiste soviétique, de manière à ce que la Russie puisse être ensuite intégrée au sein de la plus « Grande Europe » continentale. Laval avait sans interruption œuvré dans ce sens – avant et pendant le guerre – à la tête d'un important appareil supérieur ultra-secret, opérativement actif, derrière la face diversionnelle qu'il avait toujours su dresser comme couverture à ses activités hautement subversives. Un « appareil supérieur » dont personne, à aucun moment, ni en France ni ailleurs, ne soupçonnait l'existence, encore moins les activités de fond.

 

Certains le pensent, la cravate blanche qu'il portait toujours était le « signe de ralliement » convenu d'une organisation contre-révolutionnaire supranationale, ultra-secrète, abyssale, « hors d'atteinte », que dans cercles de la contre-information stratégique allemande on appelait Geheime Frankreich. Aussi l' « autre Pierre Laval », le Pierre Laval « secret », est-il resté « secret » au-delà de sa fin. Après la guerre, Raymond Abellio aurait pu en parler, mais il ne l'a pas fait. Ni personne du tout petit nombre de ces « quelques autres » ayant accompagné, plus ou moins en pleine connaissance des choses, la grande aventure « suprahistorique » de Pierre Laval. Entre autres, Jean Jardin, dont la récupération ultérieure par le général de Gaulle me paraît singulièrement significative.

 

J'ai eu moi-même à me rendre à plusieurs reprises à la Tour de Peilz, en Suisse, où j'étais reçu par Jean Jardin dans sa propriété romantique au bord du lac. Nous étions préoccupés tous les deux par la nécessité de transmettre au Général notre commune obsession concernant le grand avenir politique de l'Inde et d'une politique française aux dimensions à la mesure de ce continent, inspirée par une vision finale de la plus Grande Europe continentale, « eurasiatique ». Jean Jardin travaillait à un vaste projet de relations économiques et industrielles franco-indiennes qu'il voulait immédiatement opérationnel, et pour lequel il ne cessait d'entretenir des contacts stratégiques majeurs avec New Delhi, du côté français, mais aussi en Allemagne et en Espagne. ; Et il me disait qu'il voulait m'amener avec lui, en Inde.

 

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17/02/2019

Le chamanisme et la transe (Jean Clottes/David Lewis-William)

 

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Jean Clottes/David Lewis-William, Les chamanes de la préhistoire ; Transe et Magie dans les grottes ornées (Texte intégral, polémiques et réponses), Après Les Chamanes, polémique et réponses, 3. Une conception erronée du chamanisme ?, Le Chamanisme et la transe, pp. 194-198, La maison des roches éditeur, éditions Points, collection Histoire

 

Serait-il fautif de se référer à une conception globale du chamanisme ? Certains auteurs parlent effectivement de chamanismes, au pluriel, mais ils sont rares (Atkinson, 1991). Par là, ils préfèrent insister sur l'indiscutable diversité des manifestations sociologiques et culturelles dans des milieux divers plutôt que sur ce qui lie ces chamanismes entre eux, liens qu'ils ne nient pas. C'est l'histoire éternelle du vase à moitié vide ou à moitié plein, selon le point de vue. S'il ne s'agissait pas à la base d'un phénomène universel, on n'emploierait plus depuis longtemps le même terme, qui fit récemment le titre d'un "Que sais-je ?" (Perrin, 1995). Or, les ethnologues modernes l'utilisent toujours, non seulement pour les peuples sibériens pour lesquels il fut créé (Hamayon, 1990), mais également pour ceux de l'arctique (Robert-Lamblin, 1996, 1997), des Amériques (Chaumeil, 1999), du sud de l'Afrique ou encore de l'Asie (Walsh, 1989) et ils reconnaissent à la fois "sa déconcertante diversité et paradoxalement l'impression de profonde unité de ce phénomène plusieurs fois millénaire" (Vazeilles, 1991, p.71).

 

" Le mot chamanisme désigne des phénomènes de même type dans toutes les régions du monde" (Hultkranz, 1995, p.166). Selon Vitebsky (1995, p.46), les ressemblances frappantes entre le chamanisme sud-américain et celui de la Sibérie "apportent peut-être la meilleure preuve de la constance fondamentale des idées chamaniques dans une immense variété d’environnements, de structures sociales et de périodes historiques". Certes, "les croyances chamaniques ne constituent pas une religion ou un système doctrinal unique", toutefois "partout dans le monde, les traditions chamaniques approchent la réalité et l'expérience humaine de manières similaires" (Vitebsky, 1997, p.34 ; la même idée exprimée chez Walsh, 1989, p.4). C'est cette globalité qui permet d'envisager, après bien d'autres, que les concepts et attitudes du chamanisme aient pu avoir une origine extrêmement ancienne et remonter au Paléolithique.

 

Dans la définition que nous en avons donnée, nous avons insisté sans ambiguïté sur la complexité de ce concept, de ses rites et de ses pratiques : "Il faut noter que le chamanisme est en soi un système de croyances à composantes multiples. il comprend des techniques de guérison, le contrôle des animaux, des rites pour influer sur les éléments, des prophéties, des recherches de visions, des pratique de sorcellerie, des voyages extra-corporels et autres activités. Chacune possède ses rituels, symboles et mythes appropriés. A certaines périodes du Paléolithique supérieur, une ou plusieurs de ses composantes ont pu prédominer, tandis qu'à d'autres moments les chamanes se focalisaient sur des activités différentes" (cf. supra, p.131-132 ; cf. aussi 1997a, p.31-32).

 

Quant à la notion de "cosmos étagé", que Roberte Hamayon conteste chez les chasseurs-collecteurs, elle existe bien, y compris pour des sociétés de ce type, puisque la phrase incriminée s'appliquait explicitement aux San, pour lesquels les témoignages probants sont connus. Pour le reste, nous avons dit que "dans le monde entier, le cosmos chamanique est généralement étagé", et nous en avons donné quelques exemples. Nous avons également émis l'hypothèse que cette structure, que l'on retrouve partout - et pas seulement dans les sociétés à religion chamanique -, puisse provenir des réactions du système nerveux humain lors des états de conscience altérée. Postérieurement à la parution de notre livre, un spécialiste du chamanisme, Pietr Vitebsky (1997, p.34), a donné les précisions suivantes : "Les voyages de l'âme des chamanes ont lieu, pense-t-on, dans un cosmos étagé où la terre est au centre de divers mondes supérieurs et inférieurs." Qui qu'il en soit, et que ces mondes divers, que personne ne conteste, aient été superposés, parallèles ou juxtaposés pour les gens du Paléolithique supérieur, cela ne changerait rien à notre argument de base, à savoir que le monde souterrain était très vraisemblablement perçu comme l'un d'eux.

 

Beaucoup plus grave serait notre assimilation supposée du chamanisme à la transe, avec laquelle, selon R. Hamayon, il "n'a rien à voir". Ces deux propositions, sont, par exagération, aussi erronée l'une que l'autre. Notre définition, citée ci-dessus, est suffisante pour montrer que cette lecture de notre livre est abusive et caricaturale. Quant au chamanisme, il ne se réduit certainement pas à la transe, mais celle-ci est à la base de ses traditions et elle y joue un rôle primordial.

 

D'autres ethnologues contemporains, sans aller jusqu'à invoquer Mircea Eliade et ses successeurs, insistent toujours, et pour cause, sur l'importance des états de conscience altérée. Ainsi, pour Vitebsky (1995, p.64), la transe est-elle l' "essentiel de l'activité chamanique dans le monde". "Le chamanisme est surtout caractérisé par le voyage du chamane à la poursuite des Esprits dans un autre monde. (...) Le chamane agit par le moyen d'une transe, ou du moins d'un état de conscience altéré" (Vazeilles, 1991, p.10 ; cf. aussi Hultkranz, 1995). Les chamanes du Groenland connaissaient des transes de divers sortes (Robert-Lamblin, 1997, p.285). De nos jours, "l'un des traits saillants du chamanisme amazonien tient dans l'utilisation d'un large éventail de plantes hallucinogènes" pour induire la transe (Chaumeil, 1999, p.43).

 

Remarquons que dans ce dernier article, paru après notre ouvrage, la description des visons ainsi causées est très voisine du "modèle" de Lewis-William et Dowson (1998), repris dans notre travail. "Il convient de distinguer entre deux catégories de visions, distinction qui apparaît d'ailleurs clairement dans les récits chamaniques. L'une - d'origine neuropsychologique - consiste en sensations lumineuses (chandelles ardentes, étincelles, etc) aux motifs géométriques et non figuratifs, désignées techniquement sous le nom de phosphènes. Ce type de dessins géométriques  joue par exemple un rôle très important dans le chamanisme des Indiens Shipibo d'Amazonie péruvienne. (...). L'autre catégorie de visions hallucinogènes consiste en images figuratives" (Chaumeil, 1999, p.45).

 

Bien entendu, les chamanes des sociétés traditionnelles, pas plus que les mystiques qui se livrent au jeune et à la macération, n'ont conscience qu'ils cherchent "à altérer leur états de conscience" (Hamayon 1997, p.66), puisqu'ils sont persuadés qu'ils rentrent ainsi en contact avec un autre monde. pourtant, c'est bien ce qu'ils font (Lemaire, 1993). Quant à ceux qui jouent un rôle et font semblant d'être en transe, leur existence ne saurait être niée, mais cela n'enlève rien à la réalité du phénomène. Si, dans notre société, certains prétendent être amoureux alors que ça n'est pas vrai, cela n'implique nullement que le véritable amour n'existe pas.

 

Quant à la remarque de R. Hamayon sur le refus supposé des "neurologues sérieux" d'étudier ce type de phénomènes, elle est très curieuse. Les phénomènes de visions recherchées ou accidentelles, c'est-à-dire la transe, sont attestés à toutes les époques et dans toutes les cultures. Ce qui différencie le chamanisme des autres religions, c'est qu'il les instrumentalise eten fait la base des "voyages" vers les autres mondes. La recherche de ces processus est donc loin de relever du truisme. Les états de conscience altéré ont fait l'objet d'innombrables travaux et publications dans divers pays (cf. récemment en France, Lemaire, 1993 ; cf. bibliographie in Lewis-William et Dowson, 1988). Il paraît difficile de croire que tous ceux qui en ont traité ne sont pas sérieux, et que, pour l'être, il faudrait se refuser à étudier un phénomène, quel qu'il soit, en vertu d'idées préconçues : un tel refus n'aurait évidemment rien de scientifique.

 

R. Hamayon, citant Atkinson (1992), nous accuse de voir le chamanisme à travers la transe, ce qui serait "comme analyser le mariage seulement en tant que fonction biologique de reproduction". ce n'est pas ce que nous avons fait, mais, tout de même, la comparaison est excellente, car elle insiste sur un aspect majeur, à proprement parler fondamental. Le chamanisme n'est pas que la transe (cf. supra), mais celle-ci y joue un très grand rôle, de même que le mariage n'est pas que la fonction sexuelle, bien que cette dernière soit à la base de l'institution qui, sans elle, n'existerait pas.