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27/10/2022

Le grand sommeil de Napoléon (Guy Dupré)

Guy Dupré, Le grand coucher, L’Église des Soldats, pp. 28-32, Éditions de La Table Ronde – La petite vermillon

 

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Bivouac de Napoléon sur le champ de bataille de Wagram pendant la nuit du 5 au 6 juillet 1809, par Adolphe Roehn  (1780–1867)

 

(…) Où étaient allées se nicher les dernières reines des abeilles ornant le manteau du Sacre dont ce pauvre noir s'était fait le rucher ? Sans doute sous une plume d'aigle de ces autres mal blanchis que j'avais surpris en train de célébrer le rite du calumet devant le tombeau de Foch. Je m'étais approché, croyant à une mascarade d'étudiants des Beaux-Arts célébrant la cinquantenaire de la bataille de la Somme à leur façon. Le gardien qui n'était plus un « vieux brave » se tapotait le front de l'index. De vrais indiens, m'avait-il appris, arrivés de leur réserve du Montana pour rendre hommage, quarante-cinq après, au maréchal sacré « Chefs des chefs » par leur sachem lors de sa tournée aux États-Unis. Je regardais ces parias, les derniers pour qui la victoire du mois des morts fût restée vivante, vivant celui qui l'avait conduite. L'air liquide de flûte montait sous la voûte, entre la crypte et l'autel, à l'endroit où le maréchal avait prononcé, le 5 mai 1921, le discours du Centenaire, dans un silence troublé par le four rire nerveux de Maginot : « Sire, dormez en paix ; de la tombe même vous travaillez toujours pour la France. » Huit ans plus tard, lui même y revenait, bien couvert, les pieds en avant.

 

Le soleil des batailles a passé comme une Chandeleur, avec ses crêpes, avec ses veuves. La semence impériale a séché, laissant ces couleuvres, ces filets d'argent qui relient pour nous les pentes de Notre-Dame-de-Lorette et les taillis de la cote 304 aux prairies d'Hougoumont. Plus de Napoléon de l'âme ni de chair à canon amoureuse du canonnier. Au Saint Patron des Julien Sorel et des Raskolnikof s'est substituée la figure du Souteneur corse, du Truand, assimilable par « la simplicité bestiale de son cas » à la pieuvre, au fauve gras. Mais image elle aussi naïve, à quoi l'étrangeté de ses rapports avec le sommeil nous fait préférer la figure du Dormant à la Bloy, du Prodigieux, dont la course immobile se nourrit d'un aller et retour incessant entre l'état de veille et l'état dit de rêve. « Il dormait quand il voulait et comme il voulait. » Là résidait son véritable secret d'alcôve, celui dont l'imagerie populaire s'était le mieux approchée, qui nous le montre, pendant la veillée d'Austerlitz ou la veillée de Wagram, dormant au bivouac sous les yeux de ses hommes. Au jour de Wagram, c'est sous le coup de midi qu'il reprend son sommeil après avoir donné l'ordre à Berthier de poursuivre l'attaque. Pour le protéger du soleil de juillet ses grenadiers ont empilé des tambours autour de la peau de tigre sur laquelle il s'est jeté. Bientôt gronde et déferle autour de l'arche où il flotte entre chair et ciel le flot montant des cuirassiers de Nansoury et de la cavalerie de la Garde découplées contre l'artillerie et les carrés de Kollowrath. A Bautzen, « c'est au son de cette musique d'artillerie et de mousqueterie que l'Empereur se coucha sur un manteau déplié à terre et donna l'ordre qu'on ne le réveillât que das deux heures ; il s'endormit le plus tranquillement du monde devant nous ». Le 15 juin 1815, à Charleroi, il s'endort sur une chaise en regardant passer la Jeune Garde mais cette fois son sommeil le trahit, il laisse s'échapper les Prussiens de Zieten.

 

Hegel note que le premier souci du général Bonaparte entré à Pavie a été de convoquer la classe d'idéologie de l'Université pour lui poser l' « embarrassante » question de la « différence » entre la veille et le sommeil. En ce Prairial de l'An VI le passage d'un état à l'autre le préoccupait encore, lui dont la parole peut-être la plus troublante paraît gravée sur le marbre du dieu Hypnos : « Je fais mes plans avec les rêves de mes soldats endormis. » Plus son Empire volant avance sous lui, plus la lumière indivise de ses confins intérieurs lui dénature la figure de ce qui passe. « Toute l'Europe a le même climat », dit-il à Caulaincourt qui, un an avant le franchissement du Niémen, l'a averti : « On est résolu, Sire, à vous livrer l'entrée de la Russie, à vous attirer le plus loin possible en vous refusant le combat, après quoi le climat aura raison de la Grande Armée. » A ce péché d'omission des longitudes il succombait déjà en 1806 et quand les Polonais répondaient : « Sire, nous le voudrions bien », il répétait : « La Russie a un climat continental. » A Moscou on l'entend ânonner que « l'automne est plus beau, même plus chaud qu'à Fontainebleau ». Il ajoute : « Voilà un échantillon du terrible hiver de Russie dont M. de Caulaincourt fait peur aux enfants. » Après l'incendie, le 1er novembre, comme la retraite commence, sans qu'il ait songé une seconde à faire ferrer les chevaux à glace, il va répétant que « c'est le temps de la Saint-Hubert à Fontainebleau ».

 

Après Waterllo, s'il revient à la Malmaison, c'est plus pour retrouver son étoile disparue depuis Smolensk que le fantôme de Joséphine. Prés de la charmille sous laquelle, Premier consul, il jouait aux barres, le platane est toujours là entre les deux grandes branches duquel il l'avait vue à son retour d'Austerlitz. Il la cherche en vain. « Le ciel était-il le même ? » lui fait remarquer le commandant du Bellérophon. Austerlitz eu lieu un 2 décembre, Waterloo un 18 juin. Il n'y avait pas pensé. Pour cet « aborigène d'une région spirituelle inconnue, étranger de naissance et de carrière en quelque pays que ce fût », les saisons et les ciels, les victoires et les défaites, la providence et le destin se conjoignent dans l'étale d'un crépuscule qui tient de l'extrême matin et de la nuit qui tombe, de l'aube étrangement fraîche et du suprême soir (…)

26/10/2022

Le Libéralisme et le postmoderne (Alexandre Douguine)

Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique – La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Chapitre 2 – Le libéralisme et ses métamorphoses, Le Libéralisme et le postmoderne, pp. 49-51, Ars Magna Éditions

 

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En passant de l'opposition formelle aux idéologies alternatives à une nouvelle phase d’autodiffusion à l'échelle mondiale, l'idéologie libérale change de statut. A l'époque moderne le libéralisme avait toujours coexisté avec le non-libéralisme et faisait donc l'objet d'un choix. Comme dans les technologies informatiques modernes, où on peut théoriquement choisir un ordinateur avec le système d'exploitation Microsoft, Mac Os ou Linux. Après avoir vaincu ses adversaires, le libéralisme a acquis le monopole de la pensée idéologique, il est devenu la seule idéologie et n'en admet aucune autre. On peut dire que du niveau du programme il est passé au niveau du système d'exploitation, il est devenu quelque chose d'allant de soi. Notez qu'en entrant dans un magasin pour choisir un ordinateur, la plupart du temps nous ne précisons pas : « Donnez-moi un ordinateur avec le logiciel de l'entreprise Microsoft ». Nous disons simplement : « Donnez-moi un ordinateur ». Et par défaut on nous vend le vend avec le système d'exploitation de l'entreprise Microsoft. De même avec le libéralisme : il s'introduit en nous de lui-même, comme quelque chose de communément admis, qu'il semble ridicule et stupide de contester.



Le contenu du libéralisme change, en passant du niveau du discours à celui de langue. Le libéralisme devient non pas le libéralisme au sens propre, mais un sous-entendu, un accord tacite, un consensus. Cela correspond au passage de l’Époque moderne au postmoderne. Dans le postmoderne le libéralisme, conservant et même renforçant son influence, apparaît de moins en moins souvent comme une philosophie politique raisonnée et librement acceptée, il devient inconscient, compris, instinctif. Un tel libéralisme instinctif prétendant se transformer en une « matrice » de la période contemporaine dont la majorité serait inconsciente, acquiert peu à peu des traits grotesques. Les figures grotesques de la culture postmoderne naissent des principes classiques du libéralisme devenu une subconscience (« la subconscience de réserve mondiale », par analogie avec le dollar, « devise de réserve mondiale »). Il s'agit d'ores et déjà d'une sorte de post-libéralisme classique, mais le conduisant vers des conclusions extrêmes.



Ainsi se présente le panorama du grotesque post-libéral :



  • l'individu n'apparaît plus comme la mesure des choses, au profit du post-individu, du « dividuum », la combinaison accidentelle ludique et ironique des parties de l'homme (ses organes, ses clones, ses simulacres, voire même ses cyborgs et ses mutants) ;

  • la propriété privée est déifiée, elle se « transcendantalise », et se transforme de ce que la personne possède, en ce qui possède la personne elle-même ;

  • l'égalité des possibilités se transforme en égalité de la contemplation des possibilités (la « société du spectacle » - Guy Debord) ;

  • la foi en le caractère contractuel de toutes les institutions politiques et sociales se transforme en une assimilation du réel au virtuel, le monde devient une maquette technique ;

  • toutes les formes extra-individuelles de l'autorité en général disparaissent, et n'importe quel individu est libre de penser du monde tout ce qu'il jugera bon (la crise de la rationalité généralisante) ;

  • le principe de la division des pouvoirs se transforme en idée de référendum électronique permanent (le parlement électronique), où chaque utilisateur de l'internet vote à chaque instant au sujet de n'importe quelle décision, ce qui amène à la multiplication des pouvoirs jusqu'au nombre de citoyens isolés (chacun est en soi une « branche du pouvoir ») ;

  • la « société civile » remplace entièrement par elle-même l’État et se transforme en un melting pot cosmopolite mondial ; - on passe de la thèse de « l'économie est le destin » à la thèse le « code numérique est le destin », puisque le travail, l'argent, le marché, la production, et la consommation, tout devient virtuel.



Certains libéraux et néoconservateurs eux-mêmes ont été saisis d'effroi à l'idée de cette perspective ouverte au vu des résultats de la victoire idéologique du libéralisme, lors du passage du post-libéralisme et au postmoderne. Ainsi, Fukuyama, l'auteur de la thèse de « la fin de l'histoire » libérale au cours des dernières décennies appellent l'Occident et les États-Unis à « faire marche arrière » et à s'attacher sur la phase précédente du libéralisme « démodé » classique – avec le marché, l’État-nation et l'habituelle rationalité scientifique pour éviter le glissement vers l'abîme post-libéral. Mais en cela il se contredit lui-même : la logique du passage du libéralisme ordinaire au libéralisme du postmoderne n'est ni arbitraire ni volontariste, elle est inscrite dans la structure même de l'idéologie libérale, puisque la libération graduelle de la personne de tout de ce qui n'est pas elle (de tous les idéaux et valeurs extra-individuels et supra-individuels), ne peut tôt ou tard que conduire à la libération de la personne d'elle-même. Et la crise la plus terrible de l'individu commence non pas, quand il lutte contre les idéologies alternatives niant la personne en tant que valeur supérieure, mais quand il remporte une victoire convaincante et irréversible.

Les paradoxes de la Liberté – La métaphysique de la machine à laver (Alexandre Douguine)

Alexandre Douguine, La Quatrième théorie politique – La Russie et les idées politiques du XXIème siècle, Partie II – La fin des idéologies classiques et leurs métamorphoses, Chapitre V – Qu'est-ce que le conservatisme ?, Les paradoxes de la Liberté, pp. 85-86, Ars Magna Éditions

 

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Ainsi arrive le postmoderne. Que peut-on lui opposer ? Et peut-on lui dire non ? Il s'agit d'une question de fond.

 

 D'ailleurs, en partant de cette même thèse libérale selon laquelle l'homme est libre, on sous-entend qu'il est toujours libre de dire non  à tout ce que à quoi il souhaiterait dire non.

 

 Or, ici, se trouve un moment dangereux de la philosophie de la liberté qui, sous l'égide de l'absolutisation de la liberté; commence à retirer à la liberté elle-même la liberté de dire non.

 

 Le modèle libéral occidental répond alors: vous voulez vous opposer à nous ?  Faites-le, vous en avez le droit, mais vous ne pourrez pas désinventer la machine à laver. La machine à laver constitue l'argument absolu des partisans du progrès.

 

 En fait, tout le monde veut en posséder une, les Africains, les Indiens, les conservateurs, les orthodoxes. Les communistes aussi, en vertu d'une autre logique, évoquaient la nécessité et le caractère irréversible du changement des formes de production. Ils estimaient que le socialisme arriverait après le capitalisme. Le socialisme est arrivé bien que nous n'ayons pas eu de capitalisme, est resté un certain temps, a anéanti une grande quantité d'individus avant de disparaitre.  Il en est de même avec les machines à laver.

 

 Et si on réfléchit à la métaphysique de la machine à laver, si on pense à quel point elle se trouve en accord avec les véritables valeurs d'un système philosophique, alors on arrive à la conclusion que, dans l'ensemble la vie humaine est possible même sans machine à laver et peut même être tout à fait heureuse. Mais pour la société occidentale il s'agit d'une situation horrible, presque sacrilège.

 

 On peut tout comprendre, mais comment vivre sans machine à laver ? Il s'agit d'une véritable affirmation antiscientifique: la vie sans machine à laver est impossible. Elle n'existe pas. La machine à laver est la vie. Voilà en quoi consiste l'action de la force de l'argument libéral qui affiche son côté totalitaire.

 

 Dans toute libération il y a toujours un élément de contrainte, c'est là le paradoxe de la liberté. Il y a contrainte ne serait-ce qu'à penser que la liberté constitue la valeur suprême. Imaginez qu'un individu dise : la liberté est la valeur suprême. Un autre réplique : pas du tout. Alors le premier répond : Tu es contre la liberté ? Je suis prêt à tuer pour la liberté.

 

 Le libéralisme comporte l'idée selon laquelle il ne peut y avoir d'alternative à lui-même. Il y a ici une certaine vérité. Si le logos, la rationalité, a pris le chemin de la liberté, si le logos social s'est lancé dans l'aventure de la libération totale, où le premier mouvement dans cette direction a-t-il eu lieu ?

 

 Il convient de le chercher non pas à l'époque où sont apparus Descartes, Nietzsche, ou au XXe siècle mais quelque part chez les présocratiques. Heidegger a vu ce moment dans la conception de la physis, ainsi que de façon plus marquée dans l'enseignement de Platon sur les idées. Mais l'important est ailleurs : le mouvement du logos vers la liberté n'est pas dû au hasard et malgré tout, il est possible de lui dire non.