01/02/2022
La mariale et souterraine Vénus de Nerval
Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Vers l'Orient, XII. L'Archipel/XIII. La messe de Vénus/XIV. Le songe de Polyphile/XV. San Nicolo/XVI. Aplunori/XVII. Palaeocastro/XVIII. Les trois Vénus, pp.113-132, aux éditions Gallimard (collection Folio classique)
XII. L'Archipel
Hier soir, on nous avait annoncé qu'au point du jour nous serions en vue des côtes de la Morée.
J'étais sur le pont dés cinq heures, cherchant la terre absente, épiant à quelque bord de cette roue d'un bleu sombre, que tracent les eaux sous la coupole azurée du ciel, attendant la vue du Taygète lointain comme l'apparition d'un dieu. L'horizon était obscur encore, mais l'étoile du matin rayonnait d'un feu clair dont la mer était sillonnée. Les roues du navire chassaient l'écume éclatante, qui laissait bien loin derrière nous sa longue traînée de phosphore. – « Au-delà de cette mer, disait Corinne en se retournant vers l'Adriatique, il y a la Grèce... Cette idée ne suffit-elle pas pour émouvoir ? » – Et moi, plus heureux qu'elle, plus heureux que Winckelmann, qui la rêva toute sa vie, et que le moderne Anacréon, qui voudrait y mourir, – j'allais la voir enfin, lumineuse, sortir des eaux avec le soleil !
Je l'ai vue ainsi, je l'ai vue : ma journée a commencé comme un chant d'Homère ! C'était vraiment l'Aurore aux doigts de rose qui m'ouvrait les portes de l'Orient ! Et ne parlons plus des aurores de nos pays, la déesse ne va pas si loin. Ce que nous autres barbares appelons l'aube ou le point du jour, n'est qu'un pâle reflet, terni par l'atmosphère impure de nos climats déshérités. Voyez déjà de cette ligne ardente qui s'élargit sur le cercle des eaux, partir des rayons roses épanouis en gerbe, et ravissant l'azur de l'air qui plus haut reste sombre encore. Ne dirait-on pas que le front d'une déesse et ses bras étendus soulèvent peu à peu le voile des nuits étincelantes d'étoiles ? Elle vient, elle s'approche, elle glisse amoureusement sur les flots divins qui ont donné le jour à Cythérée... Mais que dis-je ? Devant nous, là-bas, à l'horizon, cette côte vermeille, ces collines empourprées qui semblent des nuages, c'est île l'île même de Vénus, c'est l'antique Cythère aux rochers de porphyre : (...) (Κυτήρη πορφίρυσσα)
Aujourd'hui cette île s'appelle Cérigo, et appartient aux Anglais.
Voilà mon rêve... et voici mon réveil ! Le ciel et la mer sont toujours là ; le ciel d'Orient, la mer d'Ionie se donnent chaque matin le saint baiser d'amour ; mais la terre est morte, morte sous la main de l'homme, et les dieux se sont envolés !
Pour rentrer dans la prose, il faut avouer que Cythère n'a conservé de toutes ses beautés que ses rocs de porphyre, aussi tristes à voir que de simples rochers de grès. Pas un arbre sur la côte que nous avons suivie, pas une rose, hélas ! Pas un coquillage le long de ce bord où les Néréides avaient choisi la conque de Cypris. Je cherchais les bergers et bergères de Watteau, leurs navires ornés de guirlandes abordant des rives fleuries ; je rêvais ces folles bandes de pèlerins d'amour aux manteaux de satin changeant... je n'ai aperçu qu'un gentleman qui tirait aux bécasses et aux pigeons, et des soldats écossais blonds et rêveurs, cherchant peut-être à l'horizon les brouillards de leur patrie.
L'accident dont j'ai parlé avait contraint le navire à s'arrêter au port de San Nicolo, à la pointe orientale de l'île, vis-à-vis du cap Saint-Ange qu'on apercevait à quattre lieues en mer. Le peu de durée de notre séjour n'a permis à personne de visiter Capsali, la capitale de l'île, mais on apercevait au midi le rocher qui domine la ville, et d'où l'on peut découvrir toute la surface de Cérigo, ainsi qu'une partie de la Morée, et les côtes mêmes de Candie quand le temps est pur. C'est sur cette hauteur, couronnée aujourd'hui d'un château militaire, que s'élevait le temple de Vénus céleste. La déesse était vêtue en guerrière, armée d'un javelot, et semblait dominer la mer et garder les destins de l'archipel grec comme ces figures cabalistiques des contes arabes, qu'il faut abattre pour détruire le charme attaché à leur présence. Les Romains, issus de Vénus par leur aïeul Énée, purent seuls enlever de ce rocher superbe sa statue en bois de myrte, dont les contours puissants, drapés de voiles symboliques, rappelaient l'art primitif des Pélasges. C'était bien la grande déesse génératrice, Aphrodite Mélœnia ou la noire, portant sur la tête le polos hiératique, ayant les fers aux pieds, comme enchaînée par la force aux destins de la Grèce, qui avait vaincu sa chère Troie... Les Romains la transportèrent au Capitole, et bientôt la Grèce, étrange retour de destinées ! Appartint aux descendants régénérés des vaincus d'Iion.
XIII. La messe de Vénus
L'Hypnérotomachie nous donne quelques détails curieux sur le culte de la Vénus céleste dans l'île de Cythère, et sans admettre comme une autorité ce livre où l'imagination a coloré bien des pages, on peut y rencontrer souvent le résultat d'études ou d'impressions fidèles.
Deux amants, Polyphile et Polia, se préparent au pèlerinage de Cythère.
Ils se rendent sur la rive de la mer, au temple somptueux de Vénus Physizoé. Là, des prêtresses, dirigées par une pieuse mitrée, adressaient d'abord pour eux des oraisons aux dieux Foricule, Limentin, et à la déesse Cardina. Les religieuses étaient vêtues d'écarlate, et portaient en outre des surplis de coton clair un peu plus courts ; leurs cheveux pendaient sur leurs épaules. La première tenait le livre des cérémonies, la seconde une aumusse de fine soie, les autres une châsse d'or, le cécespite, ou couteau du sacrifice, et le préféricule, ou vase de libation ; la septième portait une mitre d'or avec ses pendants;une plus petite tenait un cierge de cire vierge ; toutes étaient couronnées de fleurs. L'aumusse que portait la prieuse s'attachait devant le front à un fermoir d'or incrusté d'une ananchite, pierre talismanique par laquelle on évoquait les figures des dieux.
La prieuse fit approcher les amants d'une citerne située au milieu du temple, et en ouvrit le couvercle avec une clef d'or ; puis, en lisant dans le saint livre à la clarté du cierge, elle bénit l'huile sacrée, et la répandit dans la citerne ; ensuite elle prit le cierge, et en fit tourner le flambeau près de l'ouverture, disant à Polia : « Ma fille, que demandez-vous ? – Madame, dit-elle, je demande grâce pour celui qui est avec moi, et désire que nous puissions aller ensemble au royaume de la grande Mère divine pour boire en sa sainte fontaine. » Sur quoi, la prieuse, se tournant vers Polyphile, lui fit une demande pareille, et l'engagea à plonger tout à fait le flambeau dans la citerne. Ensuite elle attacha avec une cordelle le vase nommé lépaste, qu'elle fit descendre jusqu'à l'eau sainte, et en puisa pour la faire boire à Polia. Enfin, elle referma la citerne, et adjura la déesse d'être favorable aux deux amants.
Après ces cérémonies, les prêtresses se rendirent dans une sorte de sacristie ronde, où l'on apporta deux cygnes blancs et un vase plein d'eau marine, ensuite deux tourterelles attachées sur une corbeille garnie de coquilles et de roses, qu'on posa sur la table des sacrifices ; les jeunes filles s'agenouillèrent autour de l'autel, et invoquèrent les très saintes grâces, Aglaia, Thalia et Euphrosyné, ministres de Cythérée, les priant de quitter la fontaine Acidale, qui est à Orchomène, en Béotie, et où elles font résidence, et, comme Grâces divines, de venir accepter la profession religieuse faite à leur maîtresse en leur nom.
Après cette invocation, Polia s'approcha de l'autel couvert d'aromates et de parfums, y mit le feu elle-même, et alimenta la flamme de branches de myrte séché. Ensuite elle dut poser dessus les deux tourterelles, frappées du couteau cécespite, et plumées sur la table d'anclabre, le sang étant mis à part dans un vaisseau sacré. Alors commença le divin service, entonné par une chanteresse, à laquelle les autres répondaient ; deux jeunes religieuses placées devant la prieuse accompagnaient l'office avec des flûtes lydiennes en ton lydien nature. Chacune des prêtresses portait un rameau de myrte, et, chantant d'accord avec les flûtes, elles dansaient autour de l'autel pendant que le sacrifice se consumait.
XIV. Le songe de Polyphile
Je suis loin de vouloir citer Polyphile comme une autorité scientifique ; Polyphile, c'est-à-dire Francesco Colonna, a beaucoup cédé sans doute aux idées et aux visions de son temps ; mais cela n'empêche pas qu'il n'ait puisé certaines parties de son livre aux bonnes sources grecques et latines, et je pouvais faire de même, mais j'ai mieux aimé le citer.
Que Polyphile et Polia, ces saints martyrs d'amour me pardonnent de toucher à leur mémoire ! Le hasard, – s'il est un hasard ? – a remis en mes mains leur histoire mystique, et j'ignorais à cette heure-là même qu'un savant plus poète, un poète plus savant que moi avait fait reluire sur ces pages le dernier éclat de génie que recélait son front penché. Il fut comme eux un des plus fidèles apôtres de l'amour pur... et parmi nous l'un des derniers.
Reçois aussi ce souvenir d'un de tes amis inconnus, bon Nodier, belle âme divine, qui les immortalisais en mourant ! Comme toi je croyais en eux, et comme eux à l'amour céleste, dont Polia ranimait la flamme, et dont Polyphile reconstruisait en idée le palais splendide sur les rochers cythéréens. Vous savez aujourd'hui quels sont les vrais dieux, esprits doublement couronnés : païens par le génie, chrétiens par le cœur !
Et moi qui vais descendre dans cette île sacrée que francesco a décrite sans l'avoir vue, ne suis-je pas toujours, hélas ! Le fils d'un siècle déshérité d'illusions, qui a besoin de toucher pour croire, et de rêver le passé... sur ses débris ? Il ne m'a pas suffi de mettre au tombeau mes amours de chair et de cendre, pour bien m'assurer que c'est nous vivants, qui marchons dans un monde de fantômes.
Polyphile, plus sage, a connu la vraie Cythère pour ne l'avoir point visitée, et le véritable amour pour e avoir repoussé l'image mortelle. C'est une histoire touchante qu'il faut lire dans ce dernier livre de Nodier, quand on n'a pas été à même de la deviner sous les poétiques allégories du Songe de Polyphile.
Francesco Colonna, l'auteur de cet ouvrage, était un pauvre peintre du Xve siècle, qui s'éprit d'un fol amour pour la princesse Lucretia Polia de Trévise. Orphelin recueilli par Giacopo Bellini, père du peintre plus illustre que nous connaissons, il n'osait lever les yeux sur l'héritière d'une des plus grandes maisons de l'Italie. Ce fut elle-même qui, profitant des libertés d'une nuit de carnaval, l'encouragea à tout lui dire et se montra touchée de sa peine. C'est une noble figure que Lucrétia Polia, sœur poétique de Juliette, de Léonore et de Bianca Capello. La distance des conditions rendait le mariage impossible ; l'autel du Christ... du Dieu de l'égalité !... leur tait interdit ; ils rêvèrent celui de dieux plus indulgents, ils invoquèrent l'antique Éros et sa mère Aphrodite, et leurs hommages allèrent frapper des cieux lointains désaccoutumés de nos prières.
Dés lors, imitant les chastes amours des croyants de Vénus-Uranie, ils se promirent de vivre séparés pendant la vie pour être unis après la mort, et, chose bizarre, ce fut sous les formes de la foi chrétienne qu'ils accomplirent ce vœu païen. Crurent-ils voir dans la Vierge et son fils l'antique symbole de la grande Mère divine et de l'enfant céleste qui embrase les cœurs ? Osèrent-ils pénétrer à travers les ténèbres mystiques jusqu'à la primitive Isis, au voile éternel au masque changeant, tenant d'une main la croix ansée, et sur ses genoux l'enfant Horus sauveur du monde ?...
Aussi bien ces assimilations étranges étaient alors de grande mode en Italie. L'école néoplatonicienne de Florence triomphait du vieil Aristote, et la théologie féodale s'ouvrait comme une noire écorce aux frais bourgeons de la renaissance philosophique qui florissait de toutes parts. Francsco devint un moine, Lucrèce une religieuse, et chacun garda en son cœur la belle et pure image de l'autre, passant les jours dans l'étude des philosophies et des religions antiques , et les nuits à rêver son bonheur futur et à le parer des détails splendides que lui révélaient les vieux écrivains de la Grèce. Ô double existence heureuse et bénie, si l'on en croit le livre de leurs amours ! Quelquefois les fêtes pompeuses du clergé italien les rapprochaient dans une même église, le long des rues, sur les places où se déroulaient des processions solennelles, et seuls, à l'insu de la foule, ils se saluaient d'un doux et mélancolique regard : « Frère, il faut mourir ! – Sœur, il faut mourir ! », c'est-à-dire nous n'avons plus que peu de temps à traîner notre chaîne... Ce sourire échangé ne disait que cela.
Cependant Polyphile écrivait et léguait à l'admiration des amants futurs la noble histoire de ces combats, de ces peines, de ces délices. Il peignait les nuits enchantées où, s’échappant de notre monde plein de la loi d'un Dieu sévère, il rejoignait en esprit la douce Polia aux saintes demeures de Cythérée. L'âme fidèle ne se faisait pas attendre, et tout l'empire mythologique s'ouvrait à eux de ce moment. Comme le héros d'un poème plus moderne et non moins sublime, ils franchissaient dans leur double rêve l'immensité de l'espace et des temps ; la mer Adriatique et la sombre Thessalie, où l'esprit du monde ancien s'éteignit aux champs de Pharsale ! Les fontaines commençaient à sourdre dans leurs grottes, les rivières redevenaient fleuves, les sommets arides des monts se couronnaient de bois sacrés ; le Pénée inondait de nouveau ses grèves altérées, et partout s'entendait le travail sourd des Cabires et des Dactyles reconstruisant pour eux le fantôme d'un univers. L'étoile de Vénus grandissait comme un soleil magique et versait des rayons dorés sur ces plages désertes, que leurs morts allaient repeupler ; le faune s'éveillait dans son antre, la naïade dans sa fontaine, et des bocages reverdis s’échappaient les hamadryades. Ainsi la sainte aspiration de deux âmes pures rendait pour un instant au monde ses forces déchues et les esprits gardiens de son antique fécondité.
C'est alors qu'avait lieu et se continuait nuit par nuit ce pèlerinage, qui, à travers les plaines et les monts rajeunis de la Grèce, conduisait nos deux amants à tous les temples renommés de Vénus céleste et les faisait arriver enfin au principal sanctuaire de la déesse, à l'île de Cythère, où s'accomplissait l'union spirituelle des deux religieux, Polyphile et Polia.
Le frère Francesco mourut le premier, ayant terminé son pèlerinage et son livre ; il légua le manuscrit à Lucrèce, qui grande dame et puissante comme elle était ne craignit point de le faire imprimer par Alde Manuce et le fît illustrer de dessins fort beaux la plupart, représentants les principales scènes du songe, les cérémonies des sacrifices, les temples, figures et symboles de la grande Mère divine, déesse de Cythère. Ce livre d'amour platonique fut longtemps l'évangile des cœurs amoureux dans ce beau pays d'Italie, qui ne rendit pas toujours à la Vénus céleste des hommages si épurés.
Pouvais-je faire mieux que relire avant de toucher à Cythère le livre étrange de Polyphile, qui, comme Nordier l'a fait remarquer, présente une singularité charmante : l'auteur a signé son nome et son amour en employant en tête de chaque chapitre un certain nombre de lettre choisies pour former la légende suivante : « Poliam frater Franciscus Columna peramavit ».
XV. San Nicolo
En mettant le pied sur le sol de Cérigo, je n'ai pas pu songer sans peine que cette île, dans les premières années de notre siècle, avait appartenu à la France. Héritière des possessions de Venise, notre patrie s'est vue dépouillée à son tour par l'Angleterre, qui là, comme à Malte, annonce en latin au passants sur une tablette de marbre que « l'accord de l'Europe et l'amour de ces îles lui en ont, depuis 1814, assuré la souveraineté ». Amour ! Dieu des Cythéréens, est-ce bien toi qui as ratifié cette prétention ?
Pendant que nous rasions la côte, avant de nous abriter à San Nicolo, j'avais aperçu un petit monument, vaguement découpé sur l'azur du ciel, et qui, du haut d'un rocher, semblait la statue encore debout de quelque divinité protectrice... Mais, en approchant davantage, nous avons distingué clairement l'objet qui signalait cette côte à l'attention des voyageurs. C'était un gibet, un gibet à trois branches, dont une seule était garnie. Le premier gibet réel que j'aie vu encore, c'est sur le sol de Cythère, possession anglaise, qu’il m'a été donné de l'apercevoir !
Je n'irai pas à Capsali ; je sais qu'il n'existe plus rien du temple que Pâris fit élever à Vénus Dionée, lorsque le mauvais temps le força de séjourner seize jours à Cythère avec Hélène qu'il enlevait à son époux. On montre encore, il est vrai, la fontaine qui fournit de l'eau à l'équipage, le bassin où la plus belle des femmes lavait de ses mains ses robes et celles de son amant ; mais une église a tété construite sur les débris du temple, et se voit au milieu du port. Rien n'est resté non plus sur la montagne du temple de Vénus Uranie, qu'a remplacé le fort Vénitien, aujourd'hui gardé par une compagnie écossaise.
Ainsi la Vénus céleste et la Vénus populaire, révérées l'une sur les hauteurs et l'autre dans les vallées, n'ont point laissé de traces dans la capitale de l'île, et l'on s'est occupé à peine de fouiller les ruines de l'ancienne ville de Scandie, près du port d'Avlémona, profondément cachées dans le sein de la terre.
Le port de San Nicolo n'offrait à nos yeux que quelques masures le long d'une baie sablonneuse où coulait un ruisseau et où l'on avait tiré à sec quelques barques de pêcheurs ; d'autres épanouissaient à l'horizon leurs voiles latines sur la ligne sombre que traçait la mer au-delà du cap Spati, dernière pointe de l'île, et du cap Malée qu'on apercevait clairement du côté de la Grèce.
Je n'ai plus songé dés ors qu'à rechercher pieusement les traces des temples ruinés de la déesse de Cythère, j'ai gravi les rochers du cap Spati où Achille en fit bâtir un à son départ pour Troie ; j'ai cherché les yeux Cranaë située de l'autre côté du golfe et qui fut le lieu de l'enlèvement d'Hélène ; mais l'île de Cranaë se confondait au loin avec les côtes de la Laconie et le temple n'a pas laissé même une pierre sur ces rocs, du haut desquels on ne découvre, en se tournant vers l'île, que des moulins à eau mis en jeu par une petite rivière qui se jette dans la baie de San Nicolo.
En descendant, j'ai trouvé quelques-uns de nos voyageurs qui formaient le projet d'aller jusqu'à une petite ville située à deux lieues de là et plus considérable même que Capsali. Nous sommes montés sur des mulets et, sous la conduite d'un Italien qui connaissait le pays, nous avons cherché notre route entre les montagnes. On ne croirait jamais, à voir de la mer les abords hérissés des rocs de Cérigo, que l'intérieur contienne encore tant de plaines fertiles ; c'est après tout une terre qui a soixante-six milles de circuit et dont les portions cultivées sont couvertes de cotonniers, d'oliviers et de mûriers semés parmi les vignes. L'huile et la soie sont les principales productions qui fassent vivre les habitants, les Cythéréennes – je n'aime pas à dire Cérigotes – trouvent à préparer cette dernière un travail assez doux pour leurs belles mains ; la culture du coton a été frappée au contraire par la possession anglaise.
Le but de la promenade de mes compagnons était Potamo, petite ville à l'aspect italien, mais pauvre et délabrée ; le mien était la colline d'Aplunori située à peu de distance et où l'on m'avait dit que je pourrais rencontrer les restes d'un temple. Mécontent de ma course du cap Spati, j’espérais me dédommager dans celle-ci et pouvoir, comme le bon abbé Dellile, remplir mes poches de débris mythologiques. Ô bonheur ! Je rencontre en approchant d'Aplunon un petit bois de mûriers et oliviers où quelques pins plus rares étendaient ça et là leurs sombres parasols ; l'aloès et le cactus se hérissaient parmi les broussailles, et sur la gauche s'ouvrait de nouveaux le grand œil bleu de la mer que nous avions quelque temps perdue de vue. Un mur de pierre semblait clore en partie le bois, et sur un marbre, débris d'une ancienne arcade qui surmontait une porte carrée, je pus distinguer ces mots : ΚΑΡΔΙΩΝ ΘΕΡΑΠΙΑ... guérison des cœurs.
XVI. Aplunori
La colline d'Aplunori ne présente que peu de ruines, mais elle a gardé les restes plus rares de la végétation sacrée qui jadis parait le front des montagnes ; des cyprès toujours verts et quelques oliviers antiques dont le tronc crevassé est le refuge des abeilles, ont été conservés par une sorte de vénération traditionnelle qui s'attache à ces lieus célèbres. Les restes d'une enceinte de pierre protègent, seulement du côté de la mer, ce petit bois qui est l'héritage d'une famille ; la porte a été surmontée d'une pierre voûtée provenant des ruines et dont j'ai signalé déjà l'inscription. Au-delà de l'enceinte est une petite maison entourée d'oliviers, habitation de pauvres paysans grecs, qui ont vu se succéder depuis cinquante ans les drapeaux vénitiens, français et anglais sur les tours du fort qui protège San Nicolo, et qu'on aperçoit à l'autre extrémité de la baie. Le souvenir de la République française et du général Bonaparte qui les avait affranchis en les incorporant à la république des Sept Îles, est encore présent à l'esprit des vieillards.
L’Angleterre a rompu ces fr^les libertés depuis 1815, et les habitants de Cérigo ont assisté sans joie au triomphe de leurs frères de la Morée. L'Angleterre ne fait pas des Angalis des peuples qu'elle conquiert, je veux dire qu'elle acquiert, elle en fait des ilotes quelques fois des domestiques ; tel est le sort des Maltais, tel serait celui des Grecs de Cérigo, si l'aristocratie anglaise ne dédaignait comme séjour cette île poudreuse et stérile. Cependant il est une sorte de richesse dont nos voisins ont encore pu dépouiller l'antique Cythère, je veux parler de quelques bas reliefs et statues qui indiquaient encore les lieux dignes de souvenir. Ils ont enlevé d'Alpunori une frise de marbre sur laquelle on pouvait lire, malgré quelques abréviations, ces mots qui furent recueillis en 1798 par des commissaires de la République française : Νᾳὸς 'Αφροὁἰτης θἐᾳς χυρἰᾳς Κυθῃρἰων, χαἱπανὸς χὀσμου, « Temple de Vénus, déesse maîtresse des Cythéréens et du monde entier. »
Cette inscription ne peut laisser de doute sur le caractère des ruines ; mais en outre un bas-relief enlevé aussi par les Anglais avait servi longtemps de pierre à un tombeau dans le bois d'Aplunori. On y distinguait les images de deux amants venant offrir des colombes à la déesse, et s'avançant au-delà de l'autel près duquel était déposé le vase des libations. La jeune fille, vêtue d'une longue tunique, présentait les oiseaux sacrés, tandis que le jeune homme, appuyé d'une main sur son bouclier, semblait de l'autre aider sa compagne à déposer son présent aux pieds de la statue ; Vénus était vêtue à peu près comme la jeune fille, et ses cheveux, tressées sur les tempes, descendaient en boucle sur le col.
Il est évident que le temple situé sur cette colline n'était pas consacré à Vénus Uranie, ou céleste, adorée dans d'autres quartiers de l'île, mais à cette seconde Vénus, populaire ou terrestre, qui présidait aux mariages. La première, apportée par des habitants de la ville d'Ascalon en Syrie, divinité sévère, au symbole complexe, au sexe douteux, avait tous les caractères des images primitives surchargées d'attributs et d'hiéroglyphes, telles que la Diane d’Éphèse ou la Cybèle de Phrygie ; elle fut adoptée par les Spartiates, qui, les premiers, avaient colonisé l'île ; la seconde, plus riante, plus humaine, et dont le culte, introduit par les Athéniens vainqueurs, fut le sujet de guerres civiles entre les habitants, avait une statue renommée dans toute la Grèce comme une merveille de l'art : elle était nue et tenait à sa main droite une coquille marine ; ses fils Éros et Antéros l’accompagnaient, et devant elle était un groupe de trois Grâces dont deux la regardaient, et dont la troisième était tournée du côté opposé. Dans la partie orientale du temple, on remarquait la statue d'Hélène, ce qui est cause probablement que les habitants du pays donnent à ces ruines le nom de palais d'Hélène.
Deux jeunes gens se sont offerts à me conduire aux ruines de l'ancienne ville de Cythère dont l'entassement poudreux s'apercevait le long de la mer entre la colline d'Aplunori et le port de San Nicolo ; je les avais donc dépassés en me rendant à Potamo par l'intérieur des terres ; mais la route n'était praticable qu'à pied, et il fallut renvoyer le mulet au village. Je quittais à regret ce peu d'ombrages plus riches en souvenirs que les quelques débris de colonnes et de chapiteaux dédaignés par les collectionneurs anglais. Hors de l'enceinte du bois, trois colonnes tronquées subsistaient debout encore au milieu d'un champ cultivé ; d'autres débris ont servi à la construction d'une maisonnette à toit plat, située au point le plus escarpé de la montagne, mais dont une antique chaussée de pierre garantit la solidité. Ce reste des fondations du temple sert de plus à former une sorte de terrasse qui retient la terre végétale nécessaire aux cultures et si rare dans l'île depuis la destruction des forêts sacrées.
On trouve encore sur ce point une excavation provenant de fouilles ; une statue de marbre blanc drapée à l'antique, et très mutilée, en avait été retirée ; mais il a été impossible d'en déterminer les caractères spéciaux. En descendant à travers les rochers poudreux, variés parfois d'oliviers et de vignes, nous avons traversé un ruisseau qui descend vers la mer en formant des cascades, et qui coule parmi des lentisques, des lauriers-roses et des myrtes. Une chapelle grecque s'est élevée sur les bords de cette eau bienfaisante et paraît avoir succédé à un monument plus ancien.
XVII. Palaeocastro
Nous suivions dés lors le bord de la mer en marchand sur les sables et en admirant de loin en loin des cavernes où les flots vont s'engouffrer dans les temps d'orage ; les cailles de Cérigo, fort appréciées des chasseurs, sautillaient ça et là sur les rochers voisins, dans les touffes de sauge aux feuilles cendrées.
Parvenus au fon de la baie, nous avons pu embrasser du regard toute la colline de Palaeocatro couverte de débris, et que dominent encore les tours et les murs ruinés de l'antique ville de Cythère. L'enceinte en est marquée sur le penchant tourné vers la mer, et les restes des bâtiments sont cachés en partie de la ville ait disparu peu à peu sous l'effort de la mer croissante, à moins qu'un tremblement de terre, dont tous ces lieux portent les traces, n'ait changé l'assiette du terrain. Selon les habitants, lorsque les eaux sont très claires, on distingue au fond de la mer les restes de constructions considérables.
En traversant la petite rivière, on arrive aux anciennes catacombes pratiquées dans un rocher qui domine les ruines de la ville et où l'on monte par un sentier taillé dans la pierre. La catastrophe ui apparaît dans certains détails de cette plage désolée a fendu dans toute sa hauteur cette roche funéraire et ouvert au grand jour les hypogées qu'elle renferme. On distingue par l'ouverture les côtés correspondants à chaque salle séparés comme par prodige ; c'est après avoir gravi le rocher qu'on parvient à descendre dans ces catacombes qui paraissent avoir été habitées récemment par des pâtres ; peut-être ont-elles servi de refuge pendant les guerres, ou à l'époque de la domination des Turcs.
Le sommet même du rocher est une plate-forme oblongue, bordée et jonchée de débris qui indiquent la ruine d'une construction beaucoup plus élevée ; sans doute, c'était un temple dominant les sépulcres et sous l'abri duquel reposaient des cendres pieuses. Dans la première chambre que l'on rencontre ensuite, on remarque deux sarcophages taillés dans la pierre et couvert d'une arcade cintrée ; les dalles qui les fermaient et dont on ne voit plus que les débris étaient seules d'un autre morceau ; au deux côté, des niches ont été pratiquées dans le mur, soit pour placer des lampes ou des vases lacrymatoires, soit encore pour contenir des urnes, à quoi bon plus loin des cercueils ? Il est certain que l'usage des anciens n'a pas toujours été de brûler les corps, puisque, par exemple, l'un des Ajax fut enseveli dans la terre ; mais si la coutume a pu varier selon les temps, comment l'un et l'autre mode aurait-il été indiqué dans le même monument ? Se pourrait-il encore que ce qui nous semble des tombeaux ne soient que des cuves d'eau lustrale multipliées pour le service des temples ? Le doute est ici permis. L'ornement de ces chambres paraît avoir été fort simple comme architecture ; aucune structure, aucune colonne n'en vient varier l'uniforme construction ; les murs sont taillés carrément, le plafond est plat, seulement l'on s'aperçoit que primitivement les parois ont été revêtues d'un mastic où apparaissaient des traces d'anciennes peintures exécutées en rouge et en noir à la manière des Étrusques. Des curieux ont déblayé l'entrée d'une salle plus considérable pratiquée dans le massif de la montagne ; elle est vaste, carrée et entourée de cabinets ou cellules, séparés par des pilastres et qui peuvent avoir été soit des tombeaux soit des chapelles, car selon bien des gens cette excavation immense serait la place d'un temple consacré aux divinités souterraines
XVIII. Les trois Vénus
Il est difficile de dire si c'est sur ce rocher qu'était bâti le temple de Vénus céleste, indiqué par Pausanias comme dominant Cythère, ou si ce monument s'élevait sur la colline encore couverte de ruines de cette citée, que certains auteurs appellent aussi la Ville de Ménélas. Toujours est-il que la disposition singulière de ce rocher m' rappelé celle d'un autre temple d'Uranie que l'auteur grec décrit ailleurs comme étant placé sur une colline hors les murs de Sparte, Pausanias lui-même, Grec de la décadence, païen d'une époque où l'on avait perdu le sens des vieux symboles, s'étonne de la construction toute primitive des deux temples superposés consacrés à la déesse. Dans l'un, celui d'en bas, on la voit couverte d'armures, telle que Minerve (ainsi que la peint une épigramme d'Ausone) ; dans l'autre, elle est représentée couverte entièrement d'un voile, avec des chaînes aux pieds. Cette dernière statue, taillée en bois de cèdre, avait été, dit-on, érigée par Tyndare et s'appelait Morpho, autre nom de Vénus. Est-ce la Vénus souterraine, celle que les Latins appelaient Libitina, celle qu'on représentait aux Enfers unissant Pluton à la froide Perséphone, et qui, encore sous le surnom d'Aînée des Parques, se confond parfois avec la belle et pâle Némésis ?
On a souri des préoccupations de ce poétique voyageur, « qui s'inquiétait tant de la blancheur des marbres » ; peut-être s'étonnera-t-on dans ce temps-ci de me voir dépenser tant de recherches à constater la triple personnalité de la déesse de Cythère. Certes, il n'était pas difficile de trouver dans ses trois cents surnoms et attributs la preuve qu'elle appartenait à la classe de ces divinités panthées, qui présidaient à toutes les forces de la nature dans les trois régions du ciel, de la terre et des lieux souterrains. Mais j'ai voulu surtout montrer que le culte des Grecs s'adressait principalement à la Vénus, austère, idéale et mystique, que les néo-platoniciens d'Alexandrie purent opposer, sans honte, à la Vierge des chrétiens. Cette dernière, plus humaine, plus facile à comprendre pour tous, a vaincu désormais la philosophique Uranie. Aujourd'hui la Pagania grecque a succédé sur ces mêmes rivages aux honneurs de l'antique Aphrodite ; l'église ou la chapelle se rebâtit des ruines du temple et s’applique à en couvrir les fondements ; les mêmes superstitions s'attachent presque partout à des attributs tout semblables ; la Panagia, qui tient à la main un éperon de navire, a pris la place de Vénus Pontia ; une autre reçoit, comme la Vénus Calva, un tribut de chevelures que les jeunes filles suspendent aux murs de sa chapelle. Ailleurs s'élevait la Vénus des flammes, ou la Vénus des abîmes ; la Vénus Apostrophia, qui détournait des pensées impures, ou la Vénus Péristéria, qui avaitla douceur et l'innocence des colombes ; la Panagia suffit encore à réaliser tous ces emblèmes. Ne demandez pas d'autres croyances aux descendants des Achéens ; le christianisme ne les a pas vaincus, ils l'ont plié à leurs idées ; le principe féminin, et, comme dit Goethe, le féminin céleste régnera toujours sur ce rivage. La Diane sombre et cruelle du Bosphore, la Minerve prudente d'Athènes, la Vénus armée de Sparte, telles étaient leurs plus sincères religions : la Grèce d'aujourd'hui remplace par une seule vierge tous ces types de vierges saintes, et compte pour bien peu de chose la trinité masculine et tous les saints de la légende, à l'exception de saint Georges, le jeune et brillant cavalier.
En quittant ce rocher bizarre, tout percé de salles funèbres, et dont la mer ronge assidûment la base, nous sommes arrivés à une grotte que les stalactites ont décorée de piliers et de franges merveilleuses ; des bergers y avaient abrités leurs chèvres contre les ardeurs du jour ; mais le soleil commença bientôt à décliner vers l'horizon en jetant sa pourpre au rocher lointain de Cérigotto, vieille retraite des pirates ; la grotte était sombre et mal éclairée à cette heure, et je ne fus pas tenté d'y pénétrer avec des flambeaux ; cependant tout y révèle encore l'antiquité de cette terre aimée des cieux. Des pétrifications, des amas même d'ossements antédiluviens ont été extraits de cette grotte ainsi que de plusieurs autres points de l'île. Ainsi ce n'est point sans raison que les Pélasges avaient placé là le berceau de la fille d'Uranus, de cette Vénus si différente de celle des peintre et des poètes, qu'Orphée invoquait en ces termes : « Vénérable déesse, qui aime les ténèbres... visible et invisible.... Dont toutes choses émanent, car tu donnes des lois au monde entier, et tu commandes même aux Parques, souveraine de la nuit ! »
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