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27/02/2019

Le corps comme machine à rêver (Michel Clouscard)

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Michel Clouscard, Le capitalisme de la séduction – critique de la social-démocratie libertaire, Première partie : L'initiation mondaine à la civilisation capitaliste, Chapitre 5 : Quatrième niveau initiatique, subversive et institutionnelle. – Le hasch et un certain usage de la pilule, A. – LE CORPS AUTONOME DU MANNEQUIN, 1. Du sensualisme à l'intégration institutionnelle – Le corps comme machine à rêver, pp. 155 à 119, éditions Delga

 

La dynamique de groupe et l'animation sonore ont donné au corps un équipement machinal tel qu'il peut fonctionner de lui-même. La statue dispose, maintenant, rappelons-le, d'un savoir organique mais aussi psychologique et sociologique. L'automate est devenu autonome. Il devient adulte.

 

Il reste un automate : il ne sait que ce qu'il a appris par la bande et le machinal. Il ne peut que fonctionner selon la programmatique acquise. Il la répète machinalement. Mais à un certain moment de cette création « continuée », l'intervention constante des stimulateurs, ne sera même plus nécessaire.

 

Au début, le mannequin n'était que pulsions, gestes saccadés, rythme fébrile. Son intimité intérieure n'était que la projection de l'intimité extérieure inventée par le capitalisme. L'univers du stroboscope et du synthétiseur – l'animation machinale – est aussi l'univers mentale du robot humain parfaitement dressé. Les pulsions ne sont pas des conduites. Encore moins des actes. Mais quand il n'y a que pulsions, le psychisme n'est qu'un jeu de lumières et de bruits, de gestes qui ne peuvent se continuer, d'intentions aussi tôt oubliées. Et tout cela inlassablement, inexorablement répété.

 

Le premier sensualisme – de la statue – n'est que jeu de machine. L'être machinal, l'être des pulsions. Le bruit et la mièvre fureur de la gesticulation. La statue de Pompidou accède à une animation spécifique, propre au rythme du capitalisme. Inédite. La statue de Condillac disposait, elle, d'un sensualisme... des sens. Celle de Pompidou a le sensualisme du psy., que seul le capitalisme pouvait inventer et déverser dans la statue. Nouvelle innervation, qui écoule et inocule dans le plus intime du non-être organique les significations intimistes de l'animation machinale.

 

L'être psychologique est celui du sensualisme. Et celui-ci est l'être du psychédélique. Le mannequin a bien la dimension « psychologique » de sa nature. Celle qu'il mérite. Ce psy. Est le résidu d'une sensation. Et celle-ci le résidu d'une consommation. Le tout est un dressage. De l'être machinal.

 

A la fin de la culture par la bande – de groupe et sonore – le corps dépasse ce premier conditionnement. Maintenant, le robot dispose d'une mémoire. C'est un robot à la coule, qui sait vivre. Cette mémoire est très sophistiquée, très élaborée. Le mannequin mondain peut répondre aux stimuli mondains – et à eux seuls – selon un choix. Et il peut proposer ce qui ressemble à l'improvisation : de nouvelles combinaisons, plus stigmatisées. Il peut puiser dans un énorme arsenal de signes, de gestes, de formes et proposer même des conduites très complexes, quasi imprévisibles tant les matériaux acquis sont multiples et divers. Le robot devient un extraordinaire montage de séries gestuelles et sonores qui s'articulent pour proposer un discours machinal. Celui de la mondanité capitaliste.

 

Le mannequin « s'humanise ». Sa machination ressemble de plus en plus au gestuel humain. Comme ces robots qui, au dernier moment de leur récitation, proposent un geste inédit, surprenant tant il imite la vie. Geste qui paraît même plus vivant que le vécu organique. La statue, alors, semble vraiment s'animer. Comme si elle échappait à son mécanisme. Pour vivre d'elle-même. Libre. D'une vie née de la perfection du geste. Hoffman a pu s'y laisser prendre. Mais cet humain est un top humain inexorablement dénoncé par on ne sait quelle imperceptible fébrilité.

 

Ce corps parfait du machinal va pouvoir s'élancer vers des conduites mondaines encore plus perfectionnées. Vers une définitive intégration corporelle au système. Le mannequin mondain va accéder à des conduites adultes. Celles de l'initiation mondaine mixte, subversive et institutionnelle.

 

Mais alors son passé devient son inconscient. Comme pour l'humain. La statue aura un inconscient : le psychédélique, l'univers pulsionnel de la première animation machinale. Le rêve capitaliste peuplera le rêve de l'animal-machine. D'elle-même, maintenant, la statue devient ce que le capitalisme l'a faite. Ce qu'elle rêve, c'est ce qu'il y a de plus machinal, de plus extérieur. Ce sera son intimité, son moi profond. Son « ça ». Ce qui est au fond de la profondeur mondaine : le machinal. Profondeur du superficiel : la machination capitaliste.

 

Ce rêve est bien ce qu'il y a de plus superficiel. Cette vie des sens est le non-sens de la vie : l'élan pulsionnel qui retombe en même temps qu'il s'élance, la répétition fébrile, les discontinuités sans fin, dissonances et discordances. Le rêve est mécanique car il n'est que jeu de machine. Le corps sans l'autre. Mais hanté par l'autre. Il est l'organique en son impuissance d'être sans l'autre. Il est l'organique en son impuissance d'être sans l'autre. Et c'est son seul message. L'interprétation du rêve doit être l’interprétation de la matière : un non-sens hanté par le sens que la culture et la raison imposent.

 

Cet inconscient fait du corps une machine à rêver. Rêver de machine. De la machination capitaliste. Rêve, psychédélique, hallucinogène sont les trois aspects de cette animation machinale. Le dressage du corps est celui de l'intimité, de l'inconscient, de l'âme du mannequin mondain.

 

Deux automatismes vont se confondre : celui de l'animation capitaliste et celui du corps. Les programmations de ces deux machines à rêver vont s'identifier pour proposer le même scénario du même rêve.

 

L'univers du synthétiseur et du stroboscope sont mélangés, confondus en une totale fête des sens du machinal. Plus haut moment du rêve – par le syncrétisme de tous ses constituants – et plus haut moment de l'animation machinale – par l'extrême sophistication de l'appareillage. Le psychédélique est alors la projection spatiale, colorée, de la temporalité brisée d'un rythme sans swing. La fébrilité hachée de ce rythme reprend et répète la décomposition spectrale de la lumière. Imaginaire de pacotille, richesse de l'animation capitaliste. Le corps comme machine à rêver est le prêt-à-porter du rêve bourgeois.

 

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17/02/2019

Le chamanisme et la transe (Jean Clottes/David Lewis-William)

 

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Jean Clottes/David Lewis-William, Les chamanes de la préhistoire ; Transe et Magie dans les grottes ornées (Texte intégral, polémiques et réponses), Après Les Chamanes, polémique et réponses, 3. Une conception erronée du chamanisme ?, Le Chamanisme et la transe, pp. 194-198, La maison des roches éditeur, éditions Points, collection Histoire

 

Serait-il fautif de se référer à une conception globale du chamanisme ? Certains auteurs parlent effectivement de chamanismes, au pluriel, mais ils sont rares (Atkinson, 1991). Par là, ils préfèrent insister sur l'indiscutable diversité des manifestations sociologiques et culturelles dans des milieux divers plutôt que sur ce qui lie ces chamanismes entre eux, liens qu'ils ne nient pas. C'est l'histoire éternelle du vase à moitié vide ou à moitié plein, selon le point de vue. S'il ne s'agissait pas à la base d'un phénomène universel, on n'emploierait plus depuis longtemps le même terme, qui fit récemment le titre d'un "Que sais-je ?" (Perrin, 1995). Or, les ethnologues modernes l'utilisent toujours, non seulement pour les peuples sibériens pour lesquels il fut créé (Hamayon, 1990), mais également pour ceux de l'arctique (Robert-Lamblin, 1996, 1997), des Amériques (Chaumeil, 1999), du sud de l'Afrique ou encore de l'Asie (Walsh, 1989) et ils reconnaissent à la fois "sa déconcertante diversité et paradoxalement l'impression de profonde unité de ce phénomène plusieurs fois millénaire" (Vazeilles, 1991, p.71).

 

" Le mot chamanisme désigne des phénomènes de même type dans toutes les régions du monde" (Hultkranz, 1995, p.166). Selon Vitebsky (1995, p.46), les ressemblances frappantes entre le chamanisme sud-américain et celui de la Sibérie "apportent peut-être la meilleure preuve de la constance fondamentale des idées chamaniques dans une immense variété d’environnements, de structures sociales et de périodes historiques". Certes, "les croyances chamaniques ne constituent pas une religion ou un système doctrinal unique", toutefois "partout dans le monde, les traditions chamaniques approchent la réalité et l'expérience humaine de manières similaires" (Vitebsky, 1997, p.34 ; la même idée exprimée chez Walsh, 1989, p.4). C'est cette globalité qui permet d'envisager, après bien d'autres, que les concepts et attitudes du chamanisme aient pu avoir une origine extrêmement ancienne et remonter au Paléolithique.

 

Dans la définition que nous en avons donnée, nous avons insisté sans ambiguïté sur la complexité de ce concept, de ses rites et de ses pratiques : "Il faut noter que le chamanisme est en soi un système de croyances à composantes multiples. il comprend des techniques de guérison, le contrôle des animaux, des rites pour influer sur les éléments, des prophéties, des recherches de visions, des pratique de sorcellerie, des voyages extra-corporels et autres activités. Chacune possède ses rituels, symboles et mythes appropriés. A certaines périodes du Paléolithique supérieur, une ou plusieurs de ses composantes ont pu prédominer, tandis qu'à d'autres moments les chamanes se focalisaient sur des activités différentes" (cf. supra, p.131-132 ; cf. aussi 1997a, p.31-32).

 

Quant à la notion de "cosmos étagé", que Roberte Hamayon conteste chez les chasseurs-collecteurs, elle existe bien, y compris pour des sociétés de ce type, puisque la phrase incriminée s'appliquait explicitement aux San, pour lesquels les témoignages probants sont connus. Pour le reste, nous avons dit que "dans le monde entier, le cosmos chamanique est généralement étagé", et nous en avons donné quelques exemples. Nous avons également émis l'hypothèse que cette structure, que l'on retrouve partout - et pas seulement dans les sociétés à religion chamanique -, puisse provenir des réactions du système nerveux humain lors des états de conscience altérée. Postérieurement à la parution de notre livre, un spécialiste du chamanisme, Pietr Vitebsky (1997, p.34), a donné les précisions suivantes : "Les voyages de l'âme des chamanes ont lieu, pense-t-on, dans un cosmos étagé où la terre est au centre de divers mondes supérieurs et inférieurs." Qui qu'il en soit, et que ces mondes divers, que personne ne conteste, aient été superposés, parallèles ou juxtaposés pour les gens du Paléolithique supérieur, cela ne changerait rien à notre argument de base, à savoir que le monde souterrain était très vraisemblablement perçu comme l'un d'eux.

 

Beaucoup plus grave serait notre assimilation supposée du chamanisme à la transe, avec laquelle, selon R. Hamayon, il "n'a rien à voir". Ces deux propositions, sont, par exagération, aussi erronée l'une que l'autre. Notre définition, citée ci-dessus, est suffisante pour montrer que cette lecture de notre livre est abusive et caricaturale. Quant au chamanisme, il ne se réduit certainement pas à la transe, mais celle-ci est à la base de ses traditions et elle y joue un rôle primordial.

 

D'autres ethnologues contemporains, sans aller jusqu'à invoquer Mircea Eliade et ses successeurs, insistent toujours, et pour cause, sur l'importance des états de conscience altérée. Ainsi, pour Vitebsky (1995, p.64), la transe est-elle l' "essentiel de l'activité chamanique dans le monde". "Le chamanisme est surtout caractérisé par le voyage du chamane à la poursuite des Esprits dans un autre monde. (...) Le chamane agit par le moyen d'une transe, ou du moins d'un état de conscience altéré" (Vazeilles, 1991, p.10 ; cf. aussi Hultkranz, 1995). Les chamanes du Groenland connaissaient des transes de divers sortes (Robert-Lamblin, 1997, p.285). De nos jours, "l'un des traits saillants du chamanisme amazonien tient dans l'utilisation d'un large éventail de plantes hallucinogènes" pour induire la transe (Chaumeil, 1999, p.43).

 

Remarquons que dans ce dernier article, paru après notre ouvrage, la description des visons ainsi causées est très voisine du "modèle" de Lewis-William et Dowson (1998), repris dans notre travail. "Il convient de distinguer entre deux catégories de visions, distinction qui apparaît d'ailleurs clairement dans les récits chamaniques. L'une - d'origine neuropsychologique - consiste en sensations lumineuses (chandelles ardentes, étincelles, etc) aux motifs géométriques et non figuratifs, désignées techniquement sous le nom de phosphènes. Ce type de dessins géométriques  joue par exemple un rôle très important dans le chamanisme des Indiens Shipibo d'Amazonie péruvienne. (...). L'autre catégorie de visions hallucinogènes consiste en images figuratives" (Chaumeil, 1999, p.45).

 

Bien entendu, les chamanes des sociétés traditionnelles, pas plus que les mystiques qui se livrent au jeune et à la macération, n'ont conscience qu'ils cherchent "à altérer leur états de conscience" (Hamayon 1997, p.66), puisqu'ils sont persuadés qu'ils rentrent ainsi en contact avec un autre monde. pourtant, c'est bien ce qu'ils font (Lemaire, 1993). Quant à ceux qui jouent un rôle et font semblant d'être en transe, leur existence ne saurait être niée, mais cela n'enlève rien à la réalité du phénomène. Si, dans notre société, certains prétendent être amoureux alors que ça n'est pas vrai, cela n'implique nullement que le véritable amour n'existe pas.

 

Quant à la remarque de R. Hamayon sur le refus supposé des "neurologues sérieux" d'étudier ce type de phénomènes, elle est très curieuse. Les phénomènes de visions recherchées ou accidentelles, c'est-à-dire la transe, sont attestés à toutes les époques et dans toutes les cultures. Ce qui différencie le chamanisme des autres religions, c'est qu'il les instrumentalise eten fait la base des "voyages" vers les autres mondes. La recherche de ces processus est donc loin de relever du truisme. Les états de conscience altéré ont fait l'objet d'innombrables travaux et publications dans divers pays (cf. récemment en France, Lemaire, 1993 ; cf. bibliographie in Lewis-William et Dowson, 1988). Il paraît difficile de croire que tous ceux qui en ont traité ne sont pas sérieux, et que, pour l'être, il faudrait se refuser à étudier un phénomène, quel qu'il soit, en vertu d'idées préconçues : un tel refus n'aurait évidemment rien de scientifique.

 

R. Hamayon, citant Atkinson (1992), nous accuse de voir le chamanisme à travers la transe, ce qui serait "comme analyser le mariage seulement en tant que fonction biologique de reproduction". ce n'est pas ce que nous avons fait, mais, tout de même, la comparaison est excellente, car elle insiste sur un aspect majeur, à proprement parler fondamental. Le chamanisme n'est pas que la transe (cf. supra), mais celle-ci y joue un très grand rôle, de même que le mariage n'est pas que la fonction sexuelle, bien que cette dernière soit à la base de l'institution qui, sans elle, n'existerait pas.