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Multipolarité et système westphalien (Alexandre Douguine)
Alexandre Douguine, Pour une théorie du monde multipolaire, Chapitre 1. La multipolarité - définition des concepts utilisés, La multipolarité ne coïncide pas avec le modèle d'organisation tel qu'il découle du système westphalien, pp. 6-9, aux éditions Ars Magna
Avant de procéder plus précisément à la construction de la théorie du monde multipolaire, il nous faut préalablement distinguer strictement la zone conceptuelle que nous allons étudier. Pour cela, nous devons considérer les concepts de base et définir les caractéristiques de l'ordre mondial actuel, lequel n'est certainement pas multipolaire et auquel, en conséquence, la multipolarité constitue une alternative.
Il y a lieu de commencer ce travail par l'analyse du système westphalien. Celui-ci reconnaît la souveraineté absolue de l’État-nation, sur lequel a été construit l'ensemble de la légalité juridique internationale. Ce système, développé après 1648 (la fin de la guerre de Trente Ans en Europe), a connu plusieurs stades de développement, et dans une certaine mesure, a reflété la réalité objective des relations internationales jusqu'à la fin de la deuxième guerre mondiale. Il est né du rejet de la prétention des empires médiévaux à porter un universalisme et une "mission divine". Il est allé de pair avec les réformes bourgeoises dans les sociétés européennes, et il est basé sur l'hypothèse que seul l’État national est détenteur de la souveraineté, et que, en dehors de lui, aucune autre instance ne devrait avoir le droit de s'immiscer dans la politique interne de cet État, pour quelque objectif ou mission que ce soit (religieuse, politique ou autre). A partir du milieu du XVIIème siècle et jusqu'au milieu du XXème siècle, ce principe a prédéterminé la politique européenne et a, par voie de conséquence, été mis en application aux autres pays du monde, moyennant certains amendements.
A l'origine, le système westphalien ne visait que les puissances européennes, et les colonies de ces dernières n'étaient considérées que comme leurs simples dépendances, ne possédant pas suffisamment de potentiel politique et économique pour pouvoir prétendre à une souveraineté indépendante. Ce n'est que depuis le début du XXème siècle et lors de la décolonisation, que le même principe westphalien a été étendu aux anciennes colonies.
Ce modèle westphalien suppose l'entière égalité juridique entre tous les États souverains. Dans ce modèle, il existe autant de pôles de décisions de politique étrangère dans le monde, qu'il y existe d’États souverains. Cette règle du droit international est fondé sur elle.
Mais dans la pratique, bien sûr, il existe une inégalité et un lien de subordination hiérarchique entre les différents États souverains. Au cours de la première et de la deuxième guerre mondiale, la répartition du pouvoir entre les plus grandes puissances mondiales a conduit à une confrontation entre des blocs distincts, où les décisions étaient prises dans le pays qui était le plus puissant au sein du bloc.
A la suite de la deuxième guerre mondiale et de la défaite de l'Allemagne nazie et des puissances de l'Axe, s'est développé un régime bipolaire des relations internationales, appelé système de Yalta. Juridiquement, le droit international a continué à reconnaître la souveraineté absolue de tout État-nation, mais dans les faits, les décisions fondamentales concernant les questions centrales de l'ordre du monde et de la politique mondiale étaient prises uniquement dans deux centres - à Washington et à Moscou.
Le monde multipolaire diffère du système westphalien classique par le fait qu'il ne reconnaît pas aux État-nation distincts, légalement et officiellement souverains, le statut de pôles à part entière. Dans un système multipolaire, le nombre de pôles constitués devrait être nettement inférieur à celui des États-nations actuellement reconnu (et a fortiori, si l'on retient dans la liste les entités étatiques non reconnues sur la scène internationale). En effet, la grande majorité de ces États ne sont pas aujourd'hui en mesure d'assurer par eux-mêmes ni leur prospérité, ni leur sécurité, dans l'hypothèse d'un conflit avec une puissance hégémonique (comme celle des États-Unis, comme c'est clairement le cas dans le monde aujourd'hui). Par conséquent, ils sont politiquement et économiquement dépendants d'une autorité extérieure. Étant dépendants, ils ne peuvent pas être des centres d'une volonté véritablement indépendante et souveraines pour ce qui est des questions intèressant l'ordre mondial.
Le système multipolaire ne considère pas l'égalité juridique des États-nations dans le système westphalien comme nécessairement révélatrice d'une réalité factuelle, mais plutôt comme une simple façade derrière laquelle se tapit un monde très diffèrent, basé sur un équilibre des forces et des capacités stratégiques réelles plutôt que symboliques.
La multipolarité est opérative dans une situation qui existe de facto plutôt que de jure. Elle procède d'un constat : l'inégalité fondamentale entre les États-nations dans le monde moderne, que chacun peut observer empiriquement. En outre, structurellement, cette inégalité est telle que les puissances de deuxième ou de troisième rang ne sont pas en mesure de défendre leur souveraineté face à un défi de la puissance hégémonique, quelle que soit l'alliance de circonstance que l'on envisage. Ce qui signifie que cette souveraineté est aujourd'hui une fiction juridique.
The Fourth Political Theory: beyond left and right but against the center
07/12/2014 | Lien permanent
Sermon de l’abbé Iborra : Requiem pour les rois d’Araucanie-Patagonie
Source : Le Rouge et le Noir
SERMON DE M. l’ABBÉ ÉRIC IBORRA
Vicaire de la paroisse Saint-Eugène-Sainte-Cécile à Paris (IXe),
Lors de l’office le samedi 13 décembre à l’occasion d’une messe chantée de requiem en forme extraordinaire à la mémoire des rois de Patagonie et d’Araucanie.
Un observateur extérieur, venu non peut-être de Sirius mais tout simplement d’un cabinet ministériel et d’une instance européenne, ne pourrait que sourire à notre cérémonie de ce matin devant un catafalque, c’est-à-dire devant un cercueil vide, symbole de l’irréalité de ce qui vous rassemble. Nous voici en effet réunis pour commémorer des princes qui n’ont jamais régné, un royaume qui ne fut jamais reconnu en droit international public – le seul qui compte aux yeux des doctes – et dont le fondateur fut interné comme fou par l’État que ses ambitions dérangeaient. C’est dire qu’il ne fut guère pris au sérieux aussi bien dans son royaume éphémère que dans sa propre patrie où il ne suscita que l’ironie. Espéré comme sauveur par des tribus indiennes qui défendaient leur autonomie face à des États voraces issus de vice-royautés espagnoles, il ne tarda pas à les décevoir, se comportant plus en juriste qu’en chef de guerre.
Le plus étonnant peut-être n’est pas tant la geste de cet aventurier que la lignée improbable, pas même héréditaire, dont il est la souche. Car depuis ces lointains parages du siècle pénultième des princes se sont succédé à la tête ce royaume absorbé par l’oubli, de cet État qui a quitté la scène de l’histoire pour entrer dans celle du mythe, faute de Pikkendorff pour tirer l’épée à son service, devenant ainsi l’un de ces mondes parallèles chers à tant de romanciers mythopoiètes. Oui, ce qui nous interroge n’est peut-être pas tant l’histoire d’Antoine de Tounens, pour le repos de l’âme de qui nous prions tout de même ce matin, que la survivance de ce qu’il avait espéré fonder.
En effet, des aventuriers qui réussissent et d’autres qui échouent, il y en a toujours eu dans notre histoire et bien des lignées respectées, finalement, sont issues d’un ancêtre chanceux. Notamment à l’époque où dans son esprit l’Europe était jeune, c’est-à-dire sûre d’elle et entreprenante. Pensons à Hernan Cortez qui défia un empire et conquit pour l’Espagne le Mexique à la tête d’une poignée d’hidalgos, de lansquenets et de moines. Pensons à ce sous-lieutenant d’artillerie qui, trois siècles plus tard, conquit pour lui-même un trône, la France et la moitié du continent. La voie était ouverte et il me souvient que quelques officiers de la défunte Grande Armée tentèrent de se tailler un royaume là où Alexandre avait posé les limites de son empire.
Mais ce qui m’interroge, c’est qu’il y eut des hommes – et même des femmes – ceux pour qui nous prions ce matin – qui acceptèrent de relever ce défi perdu d’avance et de s’attacher au destin d’un peuple qui aujourd’hui est soumis à deux puissances dont on voit mal qu’elle puisse desserrer leur étau. Autrement dit, des hommes et des femmes qui, par-delà leurs motivations réelles, peut-être très prosaïques, nous apparaissent comme les héritiers du héros de Cervantès, de cette figure tragi-comique qui se rattache aux héros de l’Edda ou de l’Iliade. En ce sens qu’ils persévèrent dans l’accomplissement de leur tâche alors même qu’ils la savent impossible. Ils sont l’image de l’homme debout face à la nécessité décrétée par les dieux. Ils savent qu’ils ont pour horizon l’incendie de Troie ou l’embrasement du Ragnarök. Et pourtant ils ne renoncent pas. En étant plus attachés à leur idéal qu’au prosaïque du réel ils témoignent à leur insu, par leur résignation, de la grandeur de l’être humain, plus grand que ce qui l’abat.
En misant leur existence pour des mondes sortis de l’histoire, ils nous invitent à ouvrir les yeux sur des mondes devenus parallèles, gagnant en idéal ce qu’ils perdaient en réalité. Des mondes où l’homme peut devenir ce qu’il aurait dû être, des mondes qui par là-même jugent en la surplombant notre terne histoire. Il y a certainement plus de poésie et de grandeur d’âme à s’engager aujourd’hui pour d’obscurs peuples indiens sous la fiction d’un royaume imaginaire à la Milton que de faire des affaires au pays de Friedman et de ses Chicago Boys.
Ces mondes parallèles, sortis de l’histoire, à la réalité efflanquée, à l’idéal démesuré, ne font pas que surplomber l’histoire, ils la jugent aussi. Leur présence est une dénonciation de l’homme quand, matérialiste, il se fait l’idolâtre de ce dont il devrait être le maître, quand il révère ce qui devrait le servir, bref, quand il se fait plus petit qu’il ne devrait être. Ces mondes parallèles ne font pas que juger, ils inspirent aussi. Loin d’être des évasions hors du réel, ils y ramènent, à une plus haute altitude cependant. Ils sont, comme l’avaient compris Tolkien et Lewis, autres mythopoiètes, des idées régulatrices qui rappellent qu’ici-bas rien de ce qui est réel n’est dénué, au-delà de sa visibilité matérielle, d’une âme spirituelle. L’univers de la chevalerie, aujourd’hui disparu, et auquel se rattachent tant de grandes aventures, de la quête du Graal à la délivrance de Jérusalem, nous invite à voir dans les choses de ce monde toujours de plus haut. Aujourd’hui détachés de leur contingence matérielle, idéalisés, ils sont à même d’inspirer celui qui agit dans l’épaisseur de ce réel qui nous apparaît si souvent banal, prosaïque, et en un mot d’en bas.
Par-delà ces jalons visibles de l’invisible pour qui nous prions ce matin, en demandant au Seigneur de leur pardonner toutes ces lourdeurs que nous partageons avec eux, puissions-nous apprécier à sa juste mesure ce qu’ils nous lèguent : ce supplément d’âme qui doit inspirer l’action humaine et au suprême degré cet art si délicat qu’est la politique ; cette fantaisie si bienvenue en ces temps toujours plus menacés par le règne de la machine, artefact qui rampe à l’assaut de nos sociétés et de nos âmes ; le rappel de cette légèreté qui nous renvoie à notre humble condition de créature. Tout n’est-il pas jeu pour la Sagesse divine, à l’œuvre depuis les origines, depuis que Dieu en son Fils a pris sur lui le sérieux de la Croix pour faire éternellement de nous ses enfants ?
19/12/2014 | Lien permanent
Du sens des mots : Souveraineté (Charles Horace)
Quel est le principe qui confère son autorité à un pouvoir ? Quel est le fondement du pouvoir d’un Etat ? Aujourd’hui, nous considérons, comme si cela allait de soi, que le fondement de l’action d’un Etat est sa souveraineté, appuyée sur le scrutin populaire à l’intérieur, et reconnue par les autres Etats à l’extérieur. Le terme « souveraineté » est d’ailleurs constamment au centre de multiples débats, touchant aux questions les plus cruciales préoccupant notre société. On soulignera l’ironie de la situation, la souveraineté française n’occupant dans les débats que l’espace qu’elle a perdu dans le domaine des compétences concrètes de l’Etat. Paradoxe qui n’est qu’apparent, puisque c’est bien quand la chose commence à manquer qu’on y met le mot ! Il est clair en effet que le développement des instances supranationales participe d’une délégation, consentie par nos oligarchies, des souverainetés des Etats nationaux. Il est également évident que toute action politique ne peut se priver d’un retour à la souveraineté, sous peine de se retrouver privé de tout levier d’action. Encore est-il nécessaire au préalable de bien connaître le sens de ce mot, d’en connaitre l’histoire afin d’en saisir toutes les implications. Nous commencerons donc par nous intéresser à la définition et à l’histoire du principe de souveraineté. Il conviendra également, à la lumière de ce qui aura été soulevé, de poser la question de la « souveraineté populaire », de sa réalité, et de sa pertinence. Enfin nous tenterons d’articuler les aspirations légitimes des patriotes à la souveraineté et le sentiment européen.
La souveraineté selon Jean Bodin
Selon le dictionnaire Larousse, la souveraineté désigne le « pouvoir suprême reconnu à l'État, qui implique l'exclusivité de sa compétence sur le territoire national (souveraineté interne) et son indépendance absolue dans l'ordre international où il n'est limité que par ses propres engagements (souveraineté externe) ». Il s’agit donc d’une modalité de l’exercice du pouvoir impliquant l’absence de concurrence à son autorité légitime, sur un espace déterminé. La souveraineté implique également une liberté d’action totale sur la scène internationale. Cette définition de la souveraineté, actuellement comprise dans un contexte stato-national, est directement issue du travail de théorisation mené par Jean Bodin au XVIe siècle. Cependant, si le terme de souveraineté semble émerger au cours du Moyen Âge, doit-on pour autant en déduire qu’il n’a eu aucune préfiguration ? En d’autres termes, la notion de souveraineté est-elle un produit d’une réflexion politique relativement récente, ou a-t-elle au contraire des racines plus anciennes ?
Nous devons tout d’abord faire violence à la chronologie, en présentant dans un premier temps le travail incontournable de Jean Bodin, afin de voir ce qu’il charrie d’une tradition plus ancienne et ce qu’il apporte de neuf, afin d’en tirer les conséquences. C’est lui en effet qui a formulé pour la première fois, dans ses Six livres de la Républiquei (1576), le concept de « souveraineté » dans son sens moderne. Pour lui, la souveraineté désigne le principe selon lequel un Etat jouit d’une suprématie sur tous les autres pouvoirs. Cette suprématie instituée implique des conséquences juridiques : une loi souveraine peut arrêter toute autre puissance qui se poserait en concurrente de l’Etat. Jean Bodin, en tant qu’érudit, s’appuie sur une immense culture historique et juridique. Son objectif est double : réfuter Machiavel dont la démarche amorale lui paraissait dangereuse pour l’ordre traditionnelii, tout en raffermissant le fondement du pouvoir politique, ébranlé par les divisions des Guerres de Religion (1562-1589). Toutefois, à la différence de Saint Augustin ou de Saint Thomas d’Aquin, il ne s’interroge pas sur l’origine divine ou naturelle de la chose publique. Il constate simplement que dans toute société historique, il existe une forme de pouvoir public unifié et unificateur. Il pose, dès lors, la question de l’essence de ce pouvoir. La réponse réside selon lui dans « la puissance souveraine », s’exerçant par « un droit gouvernement de plusieurs ménagesiii et de ce qui leur est commun ».
Pour être entière et durable, la souveraineté doit s’appuyer sur trois principes :
Elle doit être absolue, autrement dit, ne dépendre d’aucun autre pouvoir. Elle doit être, pour ainsi dire, auto-suffisante.
Elle doit être également indivisible, une, et si elle se délègue, elle doit demeurer entière en chaque délégation.
Elle doit être enfin, perpétuelle, transcendante, et par conséquent, ne doit pas être soumise aux aléas du temps. La souveraineté perdure, indépendamment des individus qui l’incarnent temporairement. L’Etat en est le siège, un point autour duquel se focalise l’ordre public, lui-même défini par les Lois qui déterminent les normes de la vie publique de tout le corps social.
La souveraineté est surtout pour Bodin une volonté, une « puissance de vouloir » dont les lois sont la forme. Cependant, comme la volonté souveraine est absolue, elle est de fait au-dessus des lois, qu’elle fait et défait. Ainsi, « il appartient à la prérogative absolue du Souverain de faire la paix et la guerre, de diriger l’administration, de juger en dernière instance et de faire grâce, de battre monnaie et de lever l’impôt »iv.
Des racines médiévales et antiques
Cependant, la définition de la souveraineté développée par Jean Bodin est tout à fait différente de ce qu’elle était à l’époque médiévale. Définition médiévale qui elle-même dérivait d’une antique conception de la puissance politique. Dans son sens médiéval, « souverain » désigne un pouvoir n’admettant aucun supérieur, ce qui ne supposait pas nécessairement que ce pouvoir puisse revendiquer une exclusivité de la puissance de commander. La souveraineté médiévale n’impliquait, en d’autres termes, aucun monopole de la volonté. A partir du XIIIe siècle, la souveraineté que le Roi de France avait obtenue de haute lutte face à l’aristocratie féodale représentait un dernier recours, surtout dans le domaine judiciaire. Le processus de décision opérait dans la coexistence d’une pluralité de pouvoirs, chacun ayant voix au chapitre (c’est ce que l’on nomme aujourd’hui le principe de subsidiarité). A partir de la fin du XIIIe siècle, le roi, pour prendre une décision importante, convoquait les Etats Généraux, assemblées exceptionnelles, composées de représentants divers du royaume et qui devaient permettre aux trois ordres de la société de s’exprimer. Le roi ne pouvait tout à fait se passer du consentement de ces derniers, ni de l’avis de certaines autorités extérieures (dont l’autorité spirituelle).
Le concept de souveraineté tel que théorisé par Bodin constitue donc une révolution. Il faut en fait comprendre que, marqué par l’expérience des guerres de religions, moment extrêmement périlleux pour la Monarchie (donc pour la France), Jean Bodin tenta de faire en sorte que l’Etat souverain n’ait plus à négocier avec quelque pouvoir que ce soit (ce qui revenait, en ces temps troublés, à être la créature d’un parti)v. Avec lui se produit une scission entre l’Etat et la société, la loi devient valable par elle-même, elle est supérieure au droit naturel, au droit coutumier. Dans le même temps, l’unilatéralité de la loi implique la fin de tout droit de résistance des sujets à un pouvoir injuste, quand la pensée médiévale laissait la liberté à la personne de s’opposer à un pouvoir tyranniquevi. Bodin accorde seulement aux magistrats le droit à la résistance passive (à travers la démission). La forme étatique de l’Etat souverain « bodinien » fut consacrée en 1648, par le traité de Westphalie : l’Etat souverain représente alors une réalité nouvelle face aux empires : la nation.vii
En ce qui concerne l’Europe de l’ouest dans son ensemble, nous pensons toutefois pouvoir remonter au-delà du Moyen Âge. Les racines de la souveraineté en tant que principe transcendant remontent selon nous à l’Antiquité romaineviii. En effet, la notion d’imperium, présente dès la période républicaine, dont l’étymologiesignifie « ordonner », désignait un pouvoir souverain délégué aux magistrats supérieurs par les dieux dont la volonté était censée se manifester à travers les citoyens réunis en assemblée. Sous la République, l’imperium ne reconnaissait également pas de supérieur temporel, mais était temporaire et limité dans l’espace, et permettait à son détenteur de commander et de juger.Il était également limité par d’autres pouvoirs, tels la puissance tribunicienneix. A partir d’Auguste (27 av. J.-C. – 14 ap. J.-C.), ce pouvoir devient permanent et concentré entre les mains du Prince (Princeps).
A l’image de la culture politique romaine, le concept d’imperium était souple, pragmatique, concret. Si la nature de son exercice évolua, son fondement demeura : un pouvoir souverain, transcendant, à la fois civil, militaire et religieux, soutenu par un charisme divin, un pouvoir surhumain, ayant pour horizon la pax aeterna, écartant les prétentions des forces centrifuges, donnant une orientation commune à toutes les composantes d’un même corps politique. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer de prime abord, la notion de souveraineté héritée de l’imperium a survécu en Europe sous diverses formes :Empire Byzantin, Empire Carolingien puis Saint Empire Romain Germanique…Le royaume de Francea tout autant recueilli l’héritage de l’imperium romain. C’est en effet la monarchie française issue de l’éclatement de l’empire carolingien (Capétiens, Valois, Bourbons)qui sera –à notre sens- parmi les nations européennes, la plus belle héritière de la tradition politique romaine. Opinion que partageait Georges Sorel : « Le seul pays de langue latine qui puisse revendiquer l'héritage romain est la France, où la royauté s'est efforcée de maintenir la puissance impériale »x. Les rois de France, notamment à partir de la deuxième moitié du XIIIe siècle, nourris de la redécouverte du droit romain, vont en effet affirmer le principe de souveraineté contre les puissances cherchant à les subjuguer ou à diviser le royaume. Le pouvoir royal français comprend de nombreuses similitudes et d’emprunts à l’imperium romain : son côté surnaturel, total –ou plutôt absolu-, divin, la coexistence d’aspects civils, militaires, et religieux, certaines des regalia (l’orbe, la couronne…).
Nous pouvons constater que la souveraineté ne nait pas avec Jean Bodin. L’œuvre de ce dernier, sans remettre en question sa qualité, porte en effet une ambiguïté de taille, dont les conséquences ont été primordiales pour la suite de l’histoire politique de l’Europe. Voulant renforcer le pouvoir souverain en le rendant absolu et en fondant sa démonstration sur le seul droit, il l’a également détaché de ses attaches spirituelles. En effet, dans un contexte de conflit religieux, il était impossible de fonder un consensus politique autour de la seule référence à Dieu. Si Bodin n’évacue évidemment pas complètement la dimension religieuse de la souveraineté, il s’inscrit dans une dynamique de sécularisation du pouvoir politique, préparant les évolutions ultérieures que ce dernier allait connaître en Occident. Si le pouvoir souverain ne saurait reconnaître la puissance divine comme limite, alors le pouvoir politique finit par perdre sa dimension spirituelle (puisque le Roi était encore vu comme le « Lieutenant de Dieu sur terre »). En effet, comme le soulignait Julius Evola, l’Etat sans principe transcendant n’est qu’une coquille vide : « Le fondement de tout véritable État est la transcendance de son principe, c'est-à-dire du principe de la souveraineté, de l'autorité et de la légitimité »xi.
L’héritage empoisonné de la modernité
La souveraineté Bodinienne eut cependant pour effet de redonner de la vigueur à la monarchie française. Le règne solaire de Louis XIV (1638-1715) a d’ailleurs donné à cette conception de la souveraineté ses lettres de noblesses. Néanmoins, la progression des idées matérialistes devait finalement amener les penseurs des XVIIe et XVIIIe siècles à penser la politique et si deus non daretur (comme si Dieu n’existait pas)xii. Les Lumières, Rousseau en tête, ne firent que s’appuyer sur cet héritage. Joseph de Maistre, dans ces écrits, a souligné les principes politiques à l’origine de la grande mutation, déjà en maturation à partir de la Renaissance, émergeant avec les Lumières. Parmi ces principes se trouve la théorie du libre contrat de Jean-Jacques Rousseau, qui dans son Contrat social (1762) opposait l’homme à l’état de nature et l’homme en société, et prétendait penser la société en dehors de tout principe transcendant supérieur (en l’occurrence sans Dieu) mais sous le seul angle du « contrat » entre individus mus par leurs seuls intérêts ou leur bonté naturelle. Or, l’homme peut-il créer le droit, la justice, l'autorité, ou le pouvoir ? Pour De Maistre la réponse ne peut être que négative puisque « la raison et l'expérience se réunissent pour établir qu'une constitution est une œuvre divine et que ce qu'il y a précisément de plus fondamental et de plus essentiellement constitutionnel ne saurait être écrit »xiii. Qu’est-ce à dire ? Simplement que la souveraineté d’un pouvoir ne relève pas simplement de conventions humaines mais renferme toujours quelque chose de transcendant, de plus-qu’-humain. Dans le même ordre d’idée, De Maistre r
16/04/2015 | Lien permanent
Aspects pratiques des convergences eurasiennes actuelles (Robert Steuckers)
Source : Le Blog de Robert Steuckers
Conférence prononcée par Robert Steuckers pour les « Deuxièmes journées eurasistes » de Bordeaux, 5 septembre 2015
Bonjour à tous et désolé de ne pouvoir être physiquement présent parmi vous, de ne pouvoir vous parler qu’au travers de « Skype ».
Je vais essentiellement vous présenter un travail succinct, une ébauche, car je n’ai que trois quarts d’heure à ma disposition pour brosser une fresque gigantesque, un survol rapide des mutations en cours sur la grande masse continentale eurasiatique aujourd’hui. Je ne vous apporterai ce jour qu’un squelette mais vous promets simultanément un texte bien plus étoffé, comme ce fut d’ailleurs le cas après les « journées eurasistes » d’octobre 2014 à Bruxelles.
L’incontournable ouvrage du Professeur Beckwith
Lors de ces premières rencontres eurasistes de Bruxelles, tenues dans les locaux du vicariat à deux pas de la fameuse Place Flagey, je me suis concentré sur les grandes lignes à retenir de l’histoire des convergences eurasiatiques, en tablant principalement sur l’ouvrage incontournable, fouillé, du Professeur Christopher I. Beckwith de l’Université de Princeton. Pour le Prof. Beckwith, la marque originelle de toute pensée impériale eurasienne vient de la figure du Prince indo-européen, ou plutôt indo-iranien, qui émerge à la proto-histoire, un Prince qui a tout le charisme et l’exemplarité nécessaires, toutes les vertus voulues, pour entraîner derrière lui une « suite » de fidèles, un « comitatus », comme l’attestent d’ailleurs la figure mythologique du Rama védique et celle de Zarathoustra, fondant ainsi une période axiale, selon la terminologie philosophique forgée par Karl Jaspers et reprise par Karen Armstrong. Le Prince charismatique et son « comitatus » injectent les principes fondamentaux de toute organisation tribale (essentiellement, au départ, de peuples cavaliers) et, par suite, de tout organisation territoriale et impériale, ainsi que le montre le premier empire de facture indo-européenne sur le Grand Continent eurasiatique, l’Empire perse. Ce modèle est ensuite repris par les peuples turco-mongols. Cette translatio au profit des peuples turco-mongols ne doit pas nous faire oublier, ici en Europe, le « droit d’aînesse » des peuples proto-iraniens.
J’espère pouvoir aborder la dimension religieuse des convergences eurasiatiques lors de futures rencontres eurasistes, en tablant sur des œuvres fondamentales mais largement ignorées dans nos contextes de « grand oubli », de « grand effacement », car nous savons, depuis les travaux de feue Elisabeth Noelle-Neumann que le système dominant procède par omission de thématiques dérangeantes pour n’imposer que du prêt-à-penser, pour ancrer l’oubli dans les masses déboussolées. Parmi ces œuvres à ré-explorer, il y a celle de l’explorateur et anthropologue italien Giuseppe Tucci, dont Payot avait jadis publié l’immense travail sur les religiosités d’Asie centrale, sur les syncrétismes du cœur de l’Asie. Ceux-ci ont émergé sur un socle shamaniste, dont toutes les variantes du bouddhisme, surtout au Tibet, en Mongolie, dans les confins bouriates, ont gardé des éléments clefs. Le « Baron fou », Fiodor von Ungern-Sternberg, commandeur de la division de cavalerie asiatique du dernier Tsar Nicolas II, était justement fasciné par cette synthèse, étudiée à fond par Tucci. Ensuite, comme le préconise Claudio Mutti, le directeur de la revue de géopolitique italienne Eurasia, une relecture des travaux de Henry Corbin s’avère impérative : elle porte sur les traditions avestiques, sur le culte iranien de la Lumière, sur la transposition de ce culte dans le chiisme duodécimain, sur l’œuvre du mystique perse Sohrawardî, etc. Mutti voit en Corbin le théoricien d’une sagesse eurasiatique qui émergera après l’effacement des religions et confessions actuelles, en phase de ressac et de déliquescence. Le culte de la Lumière, et de la Lumière intérieure, du Xvarnah, de l’auréole charismatique, également évoquée par Beckwith, est appelé à prendre la place de religiosités qui ont lamentablement basculé dans une méchante hystérie ou dans une moraline rédhibitoire. L’avenir ne peut appartenir qu’à un retour triomphal d’une religiosité archangélique et michaëlienne, au service de la transparence lumineuse et du Bien commun en tous points de la planète.
Aujourd’hui, cependant, je me montrerai plus prosaïque, davantage géopolitologue, en n’abordant que les innombrables aspects pratiques que prennent aujourd’hui les convergences eurasiatiques. Les initiatives sont nombreuses, en effet. Il y a la diplomatie nouvelle induite par la Russie et son ministre des affaires étrangères Sergueï Lavrov ; il y a ensuite les initiatives chinoises, également diplomatiques avec la volonté d’injecter dans les relations internationales une manière d’agir qui ne soit pas interventionniste et respecte les institutions et les traditions des peuples autochtones, mais surtout la volonté de créer de multiples synergies en communications ferroviaires et maritimes pour relier l’Europe à la Chine. Ensuite, l’Inde, sans doute dans une moindre mesure, participe à ces synergies asiatiques. Le groupe des BRICS suggère un système bancaire international alternatif. L’ASEAN vise à annuler les inconvénients de la balkanisation de l’Asie du Sud-est, en cherchant des modes de relations acceptables et variés avec la Chine et, parfois, avec l’Inde ou la Russie.
D’Alexandre II à Poutine
Pour le dire en quelques mots simples, la Russie actuelle cherche à retrouver la cohérence du règne d’Alexandre II, qui avait tiré les conclusions de la Guerre de Crimée lorsqu’il avait accédé au trône à 37 ans, en 1855, alors que cette guerre n’était pas encore terminée. La Russie de Poutine et de Lavrov rejette en fait les facteurs, toujours présents, toujours activables, des fragilités russes du temps de Nicolas II et de la présidence d’Eltsine, période de la fin du XXe siècle que les Russes assimilent à une nouvelle « Smuta », soit à une époque de déliquescence au début du XVIIe siècle. L’idée de « smuta », de déchéance politique totale, est une hantise des Russes et des Chinois (leur XIXe siècle, après les guerres de l’opium) : pour les Européens de l’Ouest, la « smuta » première, c’est l’époque des « rois fainéants », des mérovingiens tardifs et les historiens, dans un avenir proche, considèreront sans nul doute l’Europe des Hollande, Merkel, Juncker, etc., comme une Europe affligée d’une « smuta » dont les générations futures auront profondément honte.
Aujourd’hui, les risques auxquels la Russie est confrontée restent les mêmes que du temps de la guerre de Crimée ou du règne de Nicolas II. Elle est en effet tenue en échec en Mer Noire malgré le retour de la Crimée à la mère-patrie : l’OTAN peut toujours faire jouer le verrou turc. Elle est menacée dans le Caucase, où elle avait soumis les peuples montagnards après des campagnes extrêmement dures, très coûteuses en hommes et en matériels. Sous Alexandre II, elle franchit la ligne Caspienne-Aral pour s’avancer en direction de l’Afghanistan : cette marche en avant vers l’Océan Indien s’avère pénible et Alexandre II prend parfaitement conscience des facteurs temps et espace qui freinent l’élan de ses troupes vers le Sud. Le temps des campagnes doit être réduit, les espaces doivent être franchis plus vite. La solution réside dans la construction de chemins de fer, d’infrastructures modernes.
Des ONG qui jouent sur tous les registres de la russophobie
La réalisation de ces projets de grande ampleur postule une modernisation pratique et non idéologique de la société russe, avec, à la clef, une émancipation des larges strates populaires. Le nombre réduit de la classe noble ne permettant pas le recrutement optimal de cadres pour de tels projets. Dès 1873, dès l’avancée réelle des forces du Tsar vers l’Afghanistan donc potentiellement vers le sous-continent indien, clef de voûte de l’Empire britannique dans l’Océan Indien, dit l’« Océan du Milieu », commence le « Grand Jeu », soit la confrontation entre la thalassocratie britannique et la puissance continentale russe. De 1877 à 1879, la Russie prend indirectement pied dans les Balkans, en tablant sur les petites puissances orthodoxes qui viennent de s’émanciper du joug ottoman. Entre 1879 et 1881, la Russie d’Alexandre II est secouée par une vague d’attentats perpétrés par les sociaux-révolutionnaires qui finiront par assassiner le monarque. La Russie faisait face à des révolutionnaires fanatiques, sans nul doute téléguidés par la thalassocratie adverse, tout comme, aujourd’hui, la Russie de Poutine, parce qu’elle renoue en quelque sorte avec la pratique des grands projets infrastructurels inaugurée par Alexandre II, doit faire face à des ONG mal intentionnées ou à des terroristes tchétchènes ou daghestanais manipulés de l’extérieur. Alexandre III et Nicolas II prennent le relais du Tsar assassiné. Nicolas II sera également fustigé par les propagandes extérieures, campé comme un Tsar sanguinaire, modèle d’une « barbarie asiatique ». Cette propagande exploite toutes les ressources de la russophobie que l’essayiste suisse Guy Mettan vient de très bien mettre en exergue dans Russie-Occident – Une guerre de mille ans. Curieusement, la Russie de Nicolas II est décrite comme une « puissance asiatique », comme l’expression féroce et inacceptable d’une gigantomanie territoriale mongole et gengiskhanide, alors que toute la littérature russe de l’époque dépréciait toutes les formes d’asiatisme, se moquait des engouements pour le bouddhisme et posait la Chine et son mandarinat figé comme un modèle à ne pas imiter. L’eurasisme, ultérieur, postérieur à la révolution bolchevique de 1917, est partiellement une réaction à cette propagande occidentale qui tenait absolument à « asiatiser » la Russie : puisque vous nous décrivez comme des « Asiates », se sont dit quelques penseurs politiques russes, nous reprenons ce reproche à notre compte, nous le faisons nôtre, et nous élaborons une synthèse entre impérialité romano-byzantine et khanat gengiskhanide, que nous actualiserons, fusionnerons avec le système léniniste et stalinien, etc.
Pour affaiblir l’empire de Nicolas II, en dépit de l’appui français qu’il reçoit depuis la visite d’Alexandre III à Paris dans les années 1890, l’Angleterre cherche un allié de revers et table sur une puissance émergente d’Extrême-Orient, le Japon, qui, lui, tentait alors de contrôler les côtes du continent asiatique qui lui font immédiatement face : déjà maître de Taiwan et de la Corée après avoir vaincu la Chine déclinante en 1895, le Japon devient le puissant voisin tout proche de la portion pacifique de la Sibérie désormais russe. Londres attisera le conflit qui se terminera par la défaite russe de 1904, face à un Japon qui, suite à l’ère Meiji, avait réussi son passage à la modernité industrielle. Les navires russes en partance pour le Pacifique n’avaient pas pu s’approvisionner en charbon dans les relais britanniques, au nom d’une neutralité affichée, en toute hypocrisie, mais qui ne l’était évidemment pas...
Le Transsibérien bouleverse la donne géostratégique
Les troupes russes au sol, elles, s’étaient déplacées beaucoup plus rapidement qu’auparavant grâce aux premiers tronçons du Transsibérien. L’état-major britannique est alarmé et se rappelle du coup de bélier des armées tsaristes contre la Chine, lorsqu’il s’était agi de dégager le quartier des légations à Pékin, lors du siège de 55 jours imposé aux étrangers, suite à la révolte des Boxers entre juin et août 1900. Le géographe Sir Halford John Mackinder énonce aussitôt les fameuses théories géopolitiques de la dialectique Terre/Mer et de la « Terre du Milieu », du « Heartland », inaccessible à la puissance de feu et à la capacité de contrôle des rimlands dont disposait à l’époque la puissance maritime anglaise. Le Transsibérien permettait à la Russie de Nicolas II de sortir des limites spatio-temporelles imposées par le gigantisme territorial, qui avait, au temps des guerres napoléoniennes, empêché Paul I de joindre ses forces à celles de Napoléon pour marcher vers les Indes. Henri Troyat explique avec grande clarté à ses lecteurs français tous ces projets dans la monographie qu’il consacre à Paul I. De même, la Russie avait perdu la Guerre de Crimée notamment parce que sa logistique lente, à cause des trop longues distances terrestres à franchir pour fantassins et cavaliers, ne lui avait pas permis d’acheminer rapidement des troupes vers le front, tandis que les navires de transport anglais et français pouvaient débarquer sans entraves des troupes venues de la métropole anglaise, de Marseille ou d’Algérie. L’élément thalassocratique avait été déterminant dans la victoire anglo-française en Crimée.
La Russie de Nicolas II, bien présente en Asie centrale, va dès lors, dans un premier temps, payer la note que les Britanniques avaient déjà voulu faire payer à Alexandre II, le conquérant de l’Asie centrale, assassiné en 1881 par une bande de révolutionnaires radicaux, appartenant à Narodnaïa Voljia. La Russie d’Alexandre II pacifie le Caucase, le soustrayant définitivement à toute influence ottomane ou perse, donc à toute tentative anglaise d’utiliser les empires ottoman et perse pour contribuer à l’endiguement de cette Russie tsariste, conquiert l’Asie centrale et affirme sa présence en Extrême-Orient, notamment dans l’île de Sakhaline. Au même moment, les marines passent entièrement des voiles et de la vapeur (et donc du charbon) au pétrole. La Russie détient celui de Bakou en Azerbaïdjan. La possession de cette aire sud-caucasienne, la proximité entre les troupes russes et les zones pétrolifères iraniennes fait de la Russie l’ennemi potentiel le plus redoutable de l’Angleterre qui, pour conserver l’atout militaire majeur qu’est sa flotte, doit garder la mainmise absolue sur ces ressources énergétiques, en contrôler une quantité maximale sur la planète.
L’assassinat de Stolypine
Comme le danger allemand devient aux yeux des Britannique plus préoccupant que le danger russe, -parce que la nouvelle puissance industrielle germanique risque de débouler dans l’Egée et en Egypte grâce à son alliance avec l’Empire ottoman moribond- l’Empire de Nicolas II est attiré dans l’alliance franco-anglaise, dans l’Entente, à partir de 1904. Stolypine, partisan et artisan d’une modernisation de la société russe pour faire face aux nouveaux défis planétaires, aurait sans doute déconstruit progressivement et habilement le corset qu’impliquait cette alliance, au nom d’un pacifisme de bon aloi, mais il est assassiné par un fanatique social-révolutionnaire en 1911 (les spéculations sont ouvertes : qui a armé le bras de ce tueur fou ?). Stolypine, qui aurait pu, comme Jaurès, être un frein aux multiples bellicismes qui animaient la scène européenne avant la Grande Guerre, disparaît du monde politique sans avoir pu parachever son œuvre de redressement et de modernisation. La voie est libre pour les bellicistes russes qui joindront leurs efforts à ceux de France et d’Angleterre. Ce qui fait dire à quelques observateurs actuels que Poutine est en somme un Stolypine qui a réussi.