« Embrasse la nuit, Messaline ! Embrasse la nuit !... » (10/04/2022)

« Messaline » de Nonce Casanova, V. Messaline, pp. 158/173, aux éditions Palimpseste

 

Jacques François Fernand Lematte, La mort de Messaline, 1870, Paris, Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts.JPG

François Lematte, La mort de Messaline, 1870

 

Tandis qu'elle regarde vers le bois de César, au delà du Tibre, il lui semble soudain distinguer la pierre blanche du tombeau de Numa ; et elle enveloppée d'une sombre impression de mort.

 

Alors la beauté de Servinius se dresse, merveilleuse, dans son souvenir. Et de vastes ondes d'amour mêlées à de subtiles ondes de chagrin noient sa vie, tout à coup. Elle demeure tremblante devant l'infini ; elle oublie la Ville qui s'endort ; elle lève de nouveau les yeux vers les étoiles ; elle a des balbutiements naïfs sans nulle concordance avec l'agitation qui commence à se produire en elle. Les noms d'Hipparque et d'Aratus lui tintent aux lèvres sans qu'elle puisse trop savoir pourquoi, et, pendant des secondes, elle se demande si l'Olympe et le Hadès ne sont pas deux monstrueux androgynes qui se forniquent mutuellement sans cesse et enfantent, l'un, les belles espérances qui illuminent les cœurs, l'autre, les souvenirs lourds qui attristent infiniment.

 

Puis la face morte de Servinius se penche sur elle, lui sourit maintenant, paraît la convier à un amour d'outre-tombe. Elle avance la bouche comme pour un baiser réel ; ses seins palpitent avec violence ; elle embrasse l'ombre, en des spasmes où ondule une fièvre de volupté triomphale. Elle lui crie :

 

« Pourquoi n'as-tu pas voulu m'aimer hier, lorsque tu étais dans cette vie comme moi !... »

 

Et voici que la syrinx qui, la veille, se lamentait du côté de la maison du Flamine-Dial, éparpille dans la nuit des notes de félicité.

 

« Entends-tu !... Entends-tu !... C'est la chanson d'un amant heureux !... Il appelle l'aimée !... Entends-tu... Il tremble d'amour ; et il espère lui donner bientôt les voluptés que je t'ai demandées et que tu ne m'as pas données !... Où es-tu ?... C'est toi que je sens, n'est-ce pas, contre moi ! Tu me mords le coeur et je t'aime !... Servinius !... Je t'ai aperçus et tu t'es évanoui sous mes yeux !... Je ne sais plus comment... Oh ! J'ai fait un affreux rêve, figure-toi... J'ai rêvé que je venais d'ordonner à un de mes esclaves d'écraser ton corps contre le pavé du grand triclinium et que ton sang qui coulait à flots, une voix, pareille à celle de l'Hector d'Homère, s'élevait, me suppliait de ne pas te laisser sans sépulture... Alors je ricanais à perdre haleine, je frappais tes membres ensanglantés avec rage et je criais : « Ah ! Ah !... tu crains que ton âme ne soit errante !... Elle le sera !... Et a belle que tu me préfères ne pourra pas lui faire de souhaits favorables, ni l’appeler trois fois à la fin des rites !... Car tu n'auras pas de sépulture et tu ne feras jamais partie de la famille des dieux-mânes !... Puis je regrettais de ne pas la connaître celle que tu aimais, je le regrettais vivement, parce que j'aurais eu si grande joie à lui faire subir le sort de Polyxène que l'on envoya rejoindre Achille dans le royaume des ombres !... »

 

Et ses bras, avec frénésie, enserrent l'amant de chair qu'elle perçoit dans le désordre de son délire d'œstromane.

 

« Qu'il se dissipe loin de moi, ce mauvais rêve !... Tu es là, Servinius... Je sens ton ventre palpiter contre le mien ; je suis éclairée par la beauté de tes yeux !... Non, non, je n'ai pas frappé tes membres ensanglantés, je ne les ai pas fait jeter dans le Tibre... Tant d'amour me rend folle !... C'est trop !... J'ai comme une flamme qui s'échappe de ma gorge, se suspend le long de mes reins, me cingle les jarrets ; et chaque bout de me seins s'embrase comme le sommet de l'Etna !... La nuit est remplie de parfums !... Les milliers de regards du ciel fixent leur extase sur notre ivresse !... Aimons-nous !... »

 

Et elle a des soubresauts, des gémissements lascifs ; le poids de sa chevelure secouée tord la délicate agrafe du nimbus ; et c'est, sur les épaules frémissantes, une chute de torsade qui se déroule : l'ampleur orgueilleuse d'une aile large, déployée.

 

« Aimons-nous !... »

 

Elle s'aperçoit, enfin, que ses baisers ne claquent que dans le vide de la nuit ; qu'elle n'étreint que l'haleine de la ville endormie, que la nullité des ténèbres. Ses pensées, auréolées de vertige, s'arrêtent un instant, éperdues, devant la monstrueuse face du Destin qui se présente devant elle. Elle sent, soudain, que, dans cette ombre, des âmes passent et repassent, des âmes méchantes qui raillent beaucoup cette étreinte inutile, ces baisers donnés au néant avec tant d'ardeur...

 

Puis elle voit, oui, elle voit, là-bas, là-bas,devant elle, derrière elle, partout, de vastes traînées de pourpre qui jaillissent du fond de l'infini, fumantes comme un sang frais, horribles ; - une pluie de gouttes rouges s'éparpille, cache la douce clarté des astres... Oh ! Il fait nuit, si nuit !... Elle entend, oui, elle entend des voix s'élever de cette pourpre de crime que sa main impériale a répandu, en se jouant, sur le pavé de Rome, sur la mémoire des hommes !... Ces voix !... Elle les reconnaît tant pour les avoir aimés, pour les avoir haïes !... Les voix de Vinucius, de Silanus, de Myrrhon, de Montanus, de Polybe, d'autres, d'autres !... Elles éclatent de rire à ses oreilles, d'un rire féroce qui lui retourne les entrailles ; elles lui chantent : « Io ! Triomphe ! » et s'unissent pour lui crier :

 

« Embrasse la nuit, Messaline ! Embrasse la nuit !... »

 

Elle tremble de frayeur ; elle veut appeler mais sa gorge se contracte ; la voix y meurt...

 

Toute l'ombre s'insinue en elle. De grands flots noirs grondent en ses yeux, en ses narines, en sa bouche, en ses pores ; et elle les entend tomber en escalade au dedans de son être, comme au dedans d'un abîme...

 

« Embrasse la nuit, Messaline ! Embrasse la nuit !... »

 

Cependant ses pensées parviennent à se recueillir un peu, dans le calme. Elle voit défiler dans son souvenir le cortège merveilleux de ses sensations mortes ; elle n'éprouve nul remords. Au contraire un grand regret lui vient : le regret qu'elles ne puissent, ces sensations multiples, si profondes, revenir toutes ensemble, faire vibrer sa vie encore. Oh ! Les revivre toutes à la fois ! Pouvoir baigner, d'un seul élan, son âme dans l’atmosphère glorieuse où resplendissent, d'une si belle lumière sombre d'astres maudits, tous les crimes, toutes les luxures, toutes les folies ! Et, comme un brouillard qu'une aurore assaille, sa frayeur, doucement, se dissipe...

 

« Embrasse la nuit !... »

 

Elle se tient toute droite à présent ; sa tempe gauche, ardente, bat contre le flanc du Jupiter de bronze. Elle crie tout à coup :

 

« Taisez-vous !... Taisez-vous, lémures !... Taisez-vous ou j'ordonne aux dieux de vous condamner à la fourche !... »

 

Et il lui semble qu'à cette menace la traînée sanglante s'est effacée et que les voix railleuses se sont tues. Cependant elle aperçoit des regards luire au fond du monde, de larges regards fixés sur elle ; elle leur parle avec une douceur très grande :

 

« C'est vous, vous encore !... Vous demeurez là-haut, vous luttez d’éclat avec les étoiles pour me plaire et vous êtes jaloux de la nuit !... Mais je ne veux pas que vous persistiez à contempler ma gloire et ma beauté... Disparaissez !... Messaline n'existe pas pour donner des jouissances à ceux qui sont ailleurs, qui ne sont plus... Messaline n'aime pas les voluptés subtiles de l'ombre, du souvenir, des songes... Elle aspire à toutes les voluptés présentes, aux voluptés que se yeux sondent, que se mains palpent, que ses dents mordent, et auxquelles son sang se mêle !... »

 

Elle sanglote, soudain, le visage dans ses mains, elle gémit doucement, doucement, pour que les lémures cachés ne puissent pas l'entendre, ni les dieux ; et son orgueil craint presque qu'elle ne s'entende elle-même...

 

« Pauvre Messaline !... tous les désirs d'amour flambent autour de ses nerfs comme des serpents-génies enflammés qui s'agitent sans cesse !... Tous les désirs d'amour !... Comme si toutes les ardeurs des amants qui s'unissaient au moment où elle vint au monde s'étaient jetées contre le sexe de sa mère, sous l’œil favorable d'Ilithya, et qu'elle eût traversé, en s'en empreignant jusqu'aux moelles, un feu violent de baisers !... »

 

Et, d'entre ses doigts, de grosses larmes coulent ; on dirait que les diamants du nimbus se fondent subitement contre l'agitation de cette chai embrasée.

 

« Pauvre Messaline !... Embrasse la nuit !... Oui, j'ai bien compris qu'elles se moquaient de moi, ces voix mauvaises, mais j'ai fait semblant de ne pas comprendre et maintenant elles ne me troublent plus... Et rien ne me troublera plus jamais... Ni la voix des lémures, ni celle de harpies, ni les hurlements d'Alecton !... Tantôt je me plaignais !... Pourquoi ?... Ah ! Ah !... »

 

Elle a un rire de folie ; et de tels frissons d'ivresse amère li gonflent le cœur qu'il lui semble que sa poitrine est, à présent, trop étroite pour le contenir.

 

« O sorcières noires et fangeuses, vous pouvez verser sur moi toute l'eau de la source d'Hémonie et graver mon nom à la cire rouge ! Vous pouvez, ô vieillards de Carpathos, tracer sur mon chemin tous vos signes funestes ! Et toi, Périmède immonde, tu peux faire couler du naphté sous mes pas ! - rien n'empêchera Messaline d'être plus belle que la déesse d'Idalie, de chercher le bonheur partout où elle croira qu'il se trouve : sur la bouche vermeille des Néréides ou sous l'affreux ventre poilu des Onocentaures !... Oui, je l'embrasserai, la nuit : elle me donnera toutes les jouissances que personne n'a jamais goûtées, et qu'elle cache dans les plis profonds de son manteau sombre !... Car je ne peux vivre que de jouissances, moi ! Mes dents ne savent mordre que le pain d'amour, le pain que Vénus a dévoré dans les bras de Mars, et je ne m'abreuverai jamais qu'à la source de bave et de sang qui jaillit des étreintes ardentes !... »

 

Et ses yeux chargés de fièvre qui errent dans le lointain, des jardins de Pompée au champ Vatican, se heurtent encore à la blancheur du tombeau de Numa ; et l'impression de mort revient en elle. Son désir de volupté est, de nouveau, troublé par le souvenir de Servinius ; la beauté du malheureux accable sa pensée d’éblouissements qui lui font un mal suave.

 

« Non, ce n'est pas un rêve... Je m'en souviens bien à présent... J'ai ordonné au dispensator d'écraser son corps sur le pavé du grand triclinium... Et il me semblait qu'une voix plaintive s'élevait de ses membres ensanglantés pour me supplier de lui accorder une place tranquille dans un coin du sépulcrum commun... Et, dans ma colère, je les ai fait jeter dans le Tibre... Oui... Je m'en souviens bien... C'était hier soir... J'ai été méchante... Bien méchante... Qu'il était beau !... Que l'eau du Tibre lui soit légère !... Je n'ai jamais regretté un seul de mes cadavres... Mes cadavres !... C'est Halotus qui m'a dit un jour : « Tu produis des cadavres comme Palès produit des brins d'herbe !... C'est vrai... J'aime la mort... Lors de la conspiration de Viniciannus j'éprouvais une grande joie à aller regarder les têtes coupées qu'on avait exposées sur l Forum et j'enfonçais mes doigts dans les cous sanglants avec gourmandise comme on fait pour retirer les grains d'une grenade... Et, afin de réjouir un peu les mânes de Cicéron, j'ai brisé l'épingle d'or de Fulvie en perçant le ventre d'un quatuorvir qui ressemblait à Antoine... Je me suis amusée à composer une longue guirlande en attachant des roses aux intestins de Myrrhon... Et, un soir, j'ai piétiné la fille de Drusus avec tant d'ardeur que son sang m' sauté jsuqu'à la gorge : mes cuisses étaient plus rouges que celles de la Vénus Cluacine qui se trouve devant les Tavernes Neuves... C'est moi qui ai fait avaler à Polybe un cyathe de plomb fondu en modulant une ode d'Anacréon... j'aime la mort !... Elle est laide, mais sa laideur est presque aussi belle que la beauté de l'amour !... Cependant je ne suis pas contente... Non... d'avoir fait écraser le corps de Servinius sur le pavé du grand triclinium... J'ai chassé les souffles de félicité qui se mettaient à agiter ma vie... Oh !... Et pourquoi ?... Il était si beau !... Nous nous serions tant aimés, loin des foules, dans le silence de mon insula de Sulmone !... Ou ici... ou ailleurs... N'importe où... Avec lui !... Oh ! J'ai été méchante !... Les monstres marins qui aboient continuellement aux flancs de Charibde n'ont pas la méchanceté que j'ai eue... J'aurais dû attendre... Pourquoi n'ai-je pas attendu ?... Et peut-être que lorsque sa bouche m'aurait paru trop lourde... Mais jamais sa bouche ne m'aurait paru trop lourde... Qu'ai-je fait, ô dieux !... J'ai pris mon cœur, je l'ai lancé dans le Styx et me voilé toute couverte de souffrance... Je suis triste comme si j'errais sur les rochers rougis du sang de Prométhée... Embrasse la Nuit, Messaline, embrasse la Nuit, et revêts l'impluvial de deuil !... Vous avez raison, Lémures : je n'ai plus qu'à jeter mes baisers dans l'ombre profonde !... »

 

Longtemps, elle demeure inclinée sous des pensées de douleur ; elle regarde apparaître en elle mille faces de ses actions passées : des faces d'horreur et de beauté, de larges faces grimaçantes de crime, d'ardentes faces de luxures. Elle est un instant rongée par ces apparitions qui forment au fond de sa jeunesse une sorte d'amas lumineux, tranché de ténèbres, où semblent s'exprimer d'innombrables vies étrangères à la sienne.

 

Car l’ambiguïté de son âme d'essence indéfinie recueille avidement toutes les expressions de l'ivresse humaine et se les assimile – ainsi qu'un lac de mirage que pénètrent à la fois, comme une poussière uniforme, des cendres, de pollens, des étincelles, des haleines. Il lui arrive de penser à la mort alors que tous les élans de la vie la harcèlent, s'insinuent en elle, se substantient du délire de son être, y condensent toutes les essences des force, des souverainetés. Et, parmi ses râles de jouissances, il y a souvent des imprécations furieuses : l'amour et la haine se tiennent dans un seul frisson de son cœur : - elle adore le soleil en espérant avec joie qu'il s'écroulera bientôt sous le triomphe des ténèbres ; ses larmes douloureuses ne sont que des gouttes de bonheur ou d'indifférence dont le Mystère par son beau masque de monstre ; elle pleure de pitié tandis que Valérius Asiaticus se défend d'être l'amant de Poppée et, tout en essuyant ses pleurs sincères, elle exprime son désir de savourer bientôt la mort de ce malheureux dont elle convoite les jardins. Ce n'est pas une folle ; c'est une magnifique qui a mal recueilli tous les vastes appétits qui se formulent secrètement en toutes les substances de la Nature ; elle confond le mal et le bien ; elle est certaine que la laideur resplendit ; elle ne sait peut-être pas que le mal est ce qui heurte l'harmonie sublime des consciences, - puisque la sienne n'a jamais été troublée que par des regrets vagues dont elle jouit presque comme on jouit douloureusement d'une volupté qui n'est pas absolument complète.

 

Cependant, ce soir, sa vie vacille un peu. Une onde de véritable souffrance roule parmi ses pensées, les brouille tout à fait. Elle parle d'élever un temple à Servinius, de mettre son nom dans les chants saliens, de s'en aller, errante et désolée, comme Ariane qui recherchait Thésée sur les plages désertes de l'île de Naxos... Son regard d'amante endolorie a les profondeurs mystérieuses et solennelles de l'infini qu'elle fixe, désespérément... Et des instants enveloppés d'un vide suprême passent sur cette âme de dominatrice... Puis, tout à coup, elle a un rire, un grand rire sonore qui vibre longtemps dans l'air calme, - et ceux qui rôdent autour du Palatin doivent s'être arrêtés, rêveurs, en croyant qu'un flamine majeur vient de faire résonner l'airain de Témèse pour appeler la lune...

 

« Je ne suis pas triste, non !... Pourquoi serais-je triste ?... Je te retrouverai, ô toi que j'ai aimé ! Ô toi que j'aime à en mourir !... Car tu n'as pas disparu !... Tu ne peux pas disparaître !... Tu es par là, près de moi et tu reviendras poser la couronne de fleurs enflammées autour de mon cœur !... Tu es là, dans la nuit, dans l'éternité, et je saurai te rencontrer encore, je saurai t'arracher des abîmes où les déesses jalouses t'ont caché !... »

 

Et voici que des vers de la « Théogonie » chantent dans sa fièvre ; - elle élève les bars comme pour obéir aux lémures, pour embrasser la nuit.

 

« Tu as raison, divin Hésiode : l'amour est contemporain du Chaos... C'est de lui qu'est sorti le monde !... Il est partout où la vie se trouve !... Il est aussi au fond des sépulcres, peut-être... Partout !... Et je l'appellerai si bien qu'il reviendra en moi, encore, encore !... Je le veux !... Mes baisers seront plus harmonieux que les chants d'Orphée l'Ismarien !... Ils seront si ardents qu'ils brûleront toutes les ombres avec lesquelles tu t'enveloppes, ô toi que j'ai aimé !... Et plus nombreux que les épis du Gargar, que les raisins de Méthyme, que les astres !... Toujours !... Même pendant les fêtes d'Isis !... Et un jour tu glisseras d'une bouche que je presserai sur la mienne, tu te replaceras dans mon sang et les souffles d’Éole emporteront mes tristesses !... »

 

Elle reste vibrante, les bras levés, La face si belle et douloureuse de Servinius s'éloigne de sa vision, disparaît dans un lointain. Ce n'est pas vers elle seule que monte cet appel voluptueux : c'est surtout vers un être impersonnel, tout éblouissant de beauté, qui plane au-dessus d'elle, au-dessus du monde, dans cette région éthérée, où s'accumulent les prodigieuses espérances de l'humanité pour servir, sans doute, à quelques merveilleux dessein du Créateur.

 

Et elle frisonne brusquement, jette quelque cris aigus ; ses doigts couverts de pierreries font des signes étincelants ; - toutes les étoiles paraissent tomber une à une au fond de ses yeux.

 

« O nuit profonde !... Toutes les ardeurs qui t'animent sourdement m'animent !... Tu es faite pour les joies secrètes des amants, tu es remplie de toutes les vibrations des bonheurs étranges et des crimes superbes qui redoutent la lumière d'Hélios !... D'où viens-tu ?... Et quelle magicienne sacrée t'a produite ?... Jaillis-tu du Tartare, comme le dit Orphée, et retournes-tu à l'Orcus ?... Je t'aime !... JE t'aime aussi, toi !...Parce que tu recueilles les râles des jouissances violentes, parce que tu es saturée par la mélancolie des amants qui souffrent sans cesse que les dieux aient fait étreinte si courte !... et c'est pour quoi ton ombre est éternelle !... Je vois frissonner parmi tes étoiles l'herbe de Médée dont un seul brin inspire plus de désirs d'amour qu'un scyphus de falerne opimien mêlé de pyrêtre !... C'est cette herbe que tu viens d'écraser contre mes os, contre mes nerfs, et que tu pétris avec mon sang pendant que je dors !... Oh : réponds moi !... J'entends venir de toi des hymnes plus doux que ceux de Thamyris, plus troublants que les chants magiques des Marses... O Nuit ! Nuit profonde ! Sœur de Messaline !.... »

 

Elle penche son front accablé de vertige ; elle hurle encore d'incohérentes paroles ; puis elle se met à éteindre avec furie, irritée de ne pouvoir l'animer, le Jupiter en Bronze.

 

Et, longtemps, sur Rome endormie, s'éparpille le bruit des baisers dont l'Augusta couvre le dieu immobile.

 

Mess.jpg

Messaline ; Eugène Cyrille Brunet (marbre ; Musée des beaux arts de Rennes)

 

Lien permanent | Commentaires (0) |  Imprimer | | |