Beau ne nuit (La Grande Touriste) (23/12/2014)

Savez-vous ce qu'est la langue des oiseaux? C'est une langue qui est au cœur des mémoires de toutes les autres. Nos ancêtres l'appelait aussi langue verte, langue diplomatique, cabale, gay scavoir. les Japonais l'appelaient koan, les Arabes ilmul-hurûf, les Juifs qabbala. Elle est à la fois universelle et éminemment particulière, puisque c'est la part de chaque langue qui échappe à la traduction. Elle est faite de métaphores, de calembours, de rébus, d'homophonies, d'anagrammes, de glissements, d'inversions. Les mots y dansent, s'y renvoient les uns aux autres, et veulent y dire plus que ce qu'ils disent ordinairement. C'est d'ailleurs remarquable, que le français ait confondu la signification avec la volonté de dire. Voilà un de ces jeux de mots intraduisibles qui sont autant de survivances de cette langue, qui était réputée être celle que parlaient les Dieux, les anges et les oiseaux.

 

C'était aussi le langage secret des alchimistes, le code par lequel ils transmettaient leur savoir en le cachant aux profanes. A l'époque, ils se moquaient beaucoup des idiots qui prenaient les textes au pied de la lettre et tentaient réellement de transmuer les métaux en or. Ils les avaient surnommé entre eux les "souffleurs", à cause des fumées qui entouraient leurs petites expériences. Si par hasard ceux-ci ont fait quelques découvertes qui sont à la base de la chimie moderne, leurs recherches étaient néanmoins vouées à l'échec. Car l'or dont il était question dans les ouvrages hermétiques était bien au-delà de l'or vulgaire, ou l''"or dit n'air". Pourquoi, à votre avis, Isaac Newton a-t-il pris la peine d'inventer le télescope à miroirs pour observer le ciel? Parce que le plus célèbre des alchimistes avait bien saisi certaines subtilités de la langue des oiseaux, n'en déplaise à ceux qui ne comprennent pas qu'un tel génie ait pu se passionner pour ces fadaises…

 

La langue des oiseaux, tout le monde la connaît sans la connaître, puisque c'est celle que parlent les rêves. Sigmund Freud, Jacques Lacan et Carl Gustav Jung  voyaient déjà dans le rêve un langage à part entière, émis au moment du "décollage" de la conscience de veille. Des symboles, des rébus, des jeux de mots et un certain humour: c'est le psychanalyste Etienne Perrot qui a identifié ce langage comme une forme de la langue des oiseaux. Plus intime encore que sa langue maternelle, puisqu'elle utilise le matériau symbolique issu de sa mémoire propre, elle est la langue avec laquelle le rêveur se parle à lui-même.


La langue des oiseaux est une langue vivante, et doit être pratiquée avec spontanéité. Et comme tout ce qui est vivant, elle se déploie selon un rythme. En cela, la poésie en est une autre survivance. Ces constructions verbales raffinées, que décortiquent  les professeurs de lettres, elles viennent sous la plume du poète aussi simplement que l'air qu'il respire. C'est sans réfléchir qu'Homère a pondu les quinze mille trois cent trente-sept vers de L'Iliade. Plus près de nous, Léo Ferré ne cachait pas son mépris pour ces "souffleurs" modernes qui comptent sur leurs doigts pour faire un alexandrin! Et d'ailleurs, une réminiscence certaine de la langue des oiseaux est perceptible dans le flow des phraseurs du Hip Hop des origines, celui des battles improvisées dans les caves des ghettos. Pour de plus amples développements, je vous recommande Ghost Dog, the way of samurai, de Jim Jarmush. La bande originale a été composée par RZA du Wu-Tang Clan, une pointure du genre.

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"Voir le monde comme un rêve est un bon point de vue. Quand on fait un cauchemar, on se réveille et on se dit que ce n'était qu'un rêve. Il est dit que le monde où nous vivons n'en diffère en rien." Extrait du Hagakure de Jocho Yamamoto (Japon, XVIIIème siècle) et cité dans Ghost Dog.
 
On note également, d'après Fulcanelli, que la langue des oiseaux était pratiquée par les bâtisseurs de cathédrales. Après l'extermination des Templiers par Philippe le Bel au XIIIème siècle, leur savoir-faire était devenu suspect aux autorités. Mais déjouer la censure leur était facile, car les âmes lourdes étaient naturellement incapables de comprendre la langue des oiseaux. Il faut croire qu'ils subissaient alors la même réprobation que subissent aujourd'hui les déclarés perdants de ce jeu de con qu'est notre monde. S'il faut se réfugier dans le sommeil pour retrouver cette langue, on peut concevoir que ceux qui la parlent encore au réveil s'exposent à des destins scabreux. Le fumier de misère sur lequel a germé le génie artistique des Afro-Américains en dit long sur le rêve morbide de nos maîtres…
 
Il se trouve que j'ai le privilège d'avoir entendu parler cette langue fabuleuse. C'était un soir d'hiver à Paris, sur le parvis de Saint-Eustache. J'étais bénévole pour une association qui servait des repas chauds aux clochards. Ils étaient tous plus fous les uns que les autres, les pauvres, mais ce soir-là, il y en avait un de vraiment, vraiment spécial. Il était tout crasseux et dépenaillé, avec un crâne chauve où se dressait des cheveux blancs survivants comme s'ils étaient électrisés. Et il parlait, il parlait sans arrêt. Tout ce qui se passait autour de lui, les clochards qui mangeaient, les bénévoles qui s'affairaient, les feuilles mortes qui volaient, les chiens qui vaquaient, il aspirait tout et le restituait sous forme de musique. A l'écouter, on n'y comprenait rien, ça allait trop vite, mais on se sentait pris d'assaut par une espèce de joie démesurée. Autour de lui les gens s'allumaient comme des arbres de Noël, riaient, exultaient. Et puis, sans cesser de parler, le clochard a reculé de quelques pas et a ouvert la portière arrière d'une somptueuse Bentley noire qui s'était garée entre temps tout à côté, sans que personne ne s'en étonne, tellement on était perchés. Il a disparu à l'intérieur, et clonk! la portière s'est refermée. Le carrosse a démarré dans un souffle, et l'a emporté Dieu sait où.
 
 
Et pour conclure, je ne résiste pas au plaisir de raconter une autre petite anecdote personnelle. Il est minuit treize, et je finis d'écrire au lit comme tout blogueur qui se respecte. Figurez-vous qu'il y a quelques secondes, avant de m'endormir, il m'a pris de charger Google Sky Map, une application de cartographie interactive du ciel nocturne. J'ai ensuite braqué mon smartphone au hasard devant moi, curieuse de savoir quelles étoiles se trouvaient là, à ce moment-là, derrière les murs de ma chambre. Sur l'écran sont apparues les constellations de l'Aigle, du Cygne, du Petit Renard et de la Lyre. C'est donc sous leurs auspices que je termine cette brève introduction à la langue des oiseaux, avec l'espoir d'avoir peut-être fait du bon boulot.
 
Sur ce, bonne nuit!
 

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